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Si belle, si cruelle, la Petite Reine est aussi meurtrière

Benoît Vittek

Mis à jour 23/05/2017 à 12:21 GMT+2

L’hommage rendu à Michele Scarponi dans l’ascension du Mortirolo après une série d’accidents violents offre un moment de recueillement à une discipline intrinsèquement dangereuse. Célébrés pour leur courage, les cyclistes ne s’arrêtent que lorsqu’ils sont trop grièvement touchés pour continuer.

Michele Scarponi en 2014.

Crédit: AFP

Mardi, le peloton du Tour d’Italie sera à fleur de peau. Avec une terrible étape de montagne vers Bormio, les coureurs attaquent une dernière semaine décisive dans la conquête du Giro 100. En route vers le Mortirolo, les coureurs ont rendez-vous avec la légende du cyclisme et avec sa dramaturgie la plus absolue. Ils ont rendez-vous avec la mémoire de Michele Scarponi, le nouveau symbole douloureux de la dangerosité d’un sport unique en son genre. Une discipline si belle et si cruelle, dans le sens le plus littéral du terme.
Plus que d’habitude, il sera difficile de "débrancher". Tout au long de la journée, les pensées vont fuser dans les esprits des forçats de la route, des éclairs incontrôlables et meurtrissants. Les coureurs se rappelleront ces moments de compétition et de fraternité partagés avec Michele Scarponi, l’Italien au sourire éternel.
De là, l’esprit peut facilement dériver vers Nicky Hayden, habitué à prendre la mort de vitesse sur sa moto et aujourd’hui décédé après une sortie à vélo. Vers Chad Young, ce jeune Américain de 21 ans emporté fin avril après une chute sur le Tour de Gila. Wouter Weylandt, Antoine Demoitié, Romain Guyot, Fabio Casartelli et tant d’autres, champions ou amateurs, les noms de cyclistes qui ont perdu la vie en pratiquant leur discipline constituent une interminable liste, douloureuse à égrener.
L'hommage à Wouter Weylandt

Tout pour la sécurité, un leitmotiv évident

Parfois, la colère s’ajoute à la douleur. Certains de ces accidents étaient évitables. La collision entre Michele Scarponi et la camionnette qui a emporté un père de famille, les accrochages de Chris Froome et Yoann Offredo avec des automobilistes ou le traumatisme du violent accident des Giant l’an dernier à l’entraînement montrent qu’il reste beaucoup à faire pour que la route soit véritablement partagée. Même sur une course de dimension internationale comme le Giro, une moto présente pour encadrer la course peut provoquer une collision lourde de conséquences : ambitions envolées, coureurs envoyés à l’hôpital.
Au fil des années et des drames, différentes mesures ont permis d’améliorer la sécurité des coureurs. Depuis la mort d’Andreï Kiviliev sur Paris-Nice au printemps 2003, le port du casque est une obligation absolue en course. Les organisateurs explorent différentes options pour éviter les accidents avec des motos qui se sont multipliés ces dernières années et ont notamment plongé Stig Broeckx dans le coma quatre mois l’an dernier. Ils s’associent également aux coureurs pour des campagnes de sensibilisation. La sécurité est une priorité, tout le monde en a conscience, même si certaines initiatives déplacées existent encore, comme le concours (avorté) du meilleur descendeur sur le dernier Giro ou le tracé de certains parcours trop dangereux.

Les risques du métier

Pourtant, malgré ce volontarisme, les drames subsistent. Ils rappellent aussi que le danger est inhérent au cyclisme. En suivant le dernier Tour de Californie, j’ai été pris d’un véritable sentiment de nausée, pour la première fois devant une course cycliste me semble-t-il. Les images de Toms Skujins titubant après une chute violente et pourtant déterminé à reprendre la route, malgré les dangers évidents (pour nous, pas pour lui), étaient glaçantes. Devant nos écrans, il ne faisait aucun doute que le Letton n’était pas seulement sonné, mais sérieusement commotionné. Pourtant, il a réclamé son vélo, a frôlé la collision avec les coureurs lancés dans la descente et continué son terrible chemin quelques kilomètres encore avant d’être arrêté par son directeur sportif.
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L'effroyable chute qui a mis K.-O. le Letton Skujins

Skujins a été stoppé dans sa course folle grâce à l’intervention de Jonathan Vaughters. Le manager de l’équipe Cannondale-Drapac était devant un écran de télévision à San José. Il a pu contacter ses équipes en course, qui pour leur part ignoraient la gravité de la condition de leur coureur. Skujins n’était pas le premier à laisser de bons bouts de peau sur la route, il ne sera pas le dernier. D’autres ont déjà couru dans des états seconds et cela arrivera encore. Quelle course n’est pas marquée par au moins une chute, potentiellement meurtrière ?

Trop braves, les cyclistes ?

Quel protocole suivre face à un coureur touché à la tête ? "C’est la question à un million de dollars", nous a expliqué le médecin de la course, justifiant à raison que chaque situation était unique et que les spécificités du cyclisme - un sport sans arrêts de jeu, disputé à ciel ouvert avec des coureurs éparpillés sur des kilomètres et des kilomètres - ne permettaient pas le même type d’interventions que dans un match de NFL par exemple - ligue dont sait également qu’elle peut faire de ses pratiquants de la chair à spectacle, au détriment de leur intégrité physique.
La technologie viendra peut-être répondre à cette question. Des capteurs intégrés dans le casque permettent d’établir la nature de l’impact (violence, angle…) pour déterminer si le choc peut avoir provoqué une commotion cérébrale. En attendant, les sensations du coureur restent le facteur déterminant dans son maintien en course. Or les cyclistes ne s’arrêtent pas.
Les fans de vélo sont familiers de ces "memes" comparant des footballeurs se roulant par terre après un contact sans gravité à leurs héros sérieusement amochés et pourtant déterminés à poursuivre leur route. Ces glorifications (quelque peu réductrices) flattent nos esprits de fans de la Petite Reine. Mais elles oublient qu’un coureur blessé met en danger son intégrité physique et celle de ses compagnons de route.
Dans son autobiographie At Speed, Mark Cavendish prend parfaitement le contrepied de ceux qui expliquent que les coureurs prêtent une attention absolue à leurs corps et leurs sensations pour aller aussi loin que possible : ils ignorent le signal d’alerte que constitue la douleur pour aller plus loin que possible. Ainsi, mardi, si un coureur est victime d’une chute violente sur le Giro, il en faudra beaucoup pour qu’il se résigne à quitter la course. Il s’y refusera parce que c’est dans son ADN de cycliste. Il s’y refusera pour Michele Scarponi et tous les autres qui n’ont pas pu se relever.
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