La peur du vague à lames

Il y a des choses, comme ça, qui paraissent immuables. Qui dit escrime aux Jeux Olympiques, dit moisson de médailles. Ça fait plus de 100 ans que ça dure. Pas un pays n'a engrangé davantage de podiums que la France en escrime depuis 1896. Et pas une discipline n'en a rapporté davantage au sport tricolore aux Jeux Olympiques. Ces 115 médailles, dont 41 titres, constituent un héritage magnifique et le témoignage d'un passé glorieux. Mais ce n'est jamais que le passé. Pas une garantie pour l'avenir. Rien n'est éternel. Tout change. A commencer par l'escrime, devenu aujourd'hui un véritable sport planétaire. Les places sont plus chères. Les médailles aussi.

Depuis 1968, l'escrime française a toujours ramené au moins trois médailles. Souvent deux fois plus. Mais cette fois, ce socle ne constitue pas un objectif minimal. Il comblerait même Frédéric Pietruszka, le président de la FFE. "Nous restons ambitieux mais sommes réalistes, nous explique-t-il. L'objectif raisonnable, c'est trois à quatre médailles, dont une en or. En général, on a coutume de dire qu'on prend le potentiel de médailles d'une équipe avant de le diviser par deux pour savoir à peu près combien elle va en obtenir. Nous avons un potentiel de sept médailles, donc trois ou quatre au final, ça n'aurait rien d'anormal." Mais derrière ce terme de "potentiel", que cache la réalité de l'équipe de France aujourd'hui? Du talent, toujours, mais une absence de leaders incontournables. Des espoirs, oui, mais pas franchement de certitudes.

La seule médaille quasi assurée de l'escrime française aurait pu venir de l'épée masculine par équipes. Une discipline où les Bleus ont dominé le monde et l'Olympe sans discontinuer de 2003 à 2011 avant de s'incliner en finale du Mondial cette année. Malheureusement, par le jeu des rotations, il n'y a que quatre épreuves par équipes à chaque olympiade : deux chez les hommes, deux chez les femmes. Cette année, l'épée messieurs et le sabre dame ne sont pas invités à la fête. "Pour nous, c'est dur parce que, même si rien n'est jamais garanti, on avait quand même neuf chances sur dix de prendre une médaille", confie Gauthier Grumier, vice-champion du monde 2010 à Paris. Sans cette assurance tous-risques, l'escrime tricolore débarque à Londres dans ses petits souliers. D'autant que sur les quatre épreuves par équipes au programme, elle ne sera présente qu'au fleuret, chez les filles comme chez les garçons. Mais l'épée dames et le sabre messieurs a échoué dans sa quête de qualification olympique. Le terrain de chasse est limité. La marge d'erreur aussi.

Dans chacune des huit épreuves où elle est représentée, la France peut briguer une médaille. Mais ce serait à chaque fois une bonne surprise plus qu'une évidence. En individuel, pas un seul Tricolore ne figure parmi les cinq premiers du classement mondial. La mieux classée est la fleurettiste Corinne Maitrejean, sixième au ranking FIE 2012. La plupart des sélectionnés oscillent autour de la 10-12e place. Pour monter sur le podium à Londres, ils devront donc tous surperformer.  "Si tout s'enchainer à la perfection, on peut finir avec six ou sept médailles, mais on peut tout aussi bien terminer sans le moindre podium. Rien n'est impossible", juge Frédéric Pietruszka, qui souligne la difficulté du contexte actuel: "Le paysage mondial a beaucoup évolué. C'est de plus en plus difficile de rester au sommet, d'être encore et toujours une nation dominante. Beaucoup veulent la place des anciennes places fortes comme la France ou l'Italie."

Un sentiment partagé sur la piste par Boladé Apithy, unique représentant du sabre masculin à Londres. "L'escrime d'il y a 25 ans, c'est terminé, il faut se réveiller, implore-t-il. Tout ne se joue plus entre nous, les Italiens, les Allemands, les Russes et les Hongrois. Il y a des Cubains, des Chinois, des Américains. Il y a des super tireurs partout. Et c'est super pour l'escrime. Mais c'est sûr qu'il faut se battre pour faire sa place." Les nouvelles nations se moquent pas mal des 115 médailles olympiques de l'escrime française. "Aujourd'hui, le niveau est très homogène dans toutes les armes, note le fleurettiste Erwann Le Péchoux. A part un ou deux, personne ne peut prétendre au statut de grand favori. Dès le premier tour, tout le monde est en danger." "Regardez Limbach, confirme Apithy en évoquant l'Allemand, numéro un mondial au sabre. Cette saison, il avait survolé les trois premières Coupes du monde. A la quatrième, il s'est fait taper d'entrée. Dans chaque arme, il y a une dizaine ou une douzaine de prétendants. C'est ça l'escrime aujourd'hui."

Comme souvent, la dynamique de groupe sera importante. Samedi, les filles ouvrent le bal au fleuret féminin, en individuel. Longtemps considérées comme le boulet de l'escrime française, elles montent en puissance depuis un moment, à l'image de Maitrejean et Astrid Guyart. Si elles parvenaient à décrocher une médaille dès la première épreuve, la machine serait lancée. "C'est toujours plus facile pour les autres derrière. Quand vous entrez en lice et qu'il y a eu quelques médailles avant, c'est plus simple, croyez-moi, je l'ai vécu", note le DTN Eric Srecki, champion olympique à l'épée en 1992. "La dynamique, on peut aussi estimer que nous l'avons déjà avec la désignation de Laura Flessel comme porte-drapeau", veut croire Frédéric Pietruszka. En espérant que ce ne soit pas là le principal fait de gloire de l'escrime bleue dans la capitale anglaise. Le poids du passé incite à lui accorde rune confiance aveugle. Les réalités du présent, elles, poussent à une certaine prudence. Au minimum.