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Boyer - Kaepernick, ou les dessous d'un genou à terre

Laurent Vergne

Mis à jour 26/09/2016 à 11:06 GMT+2

Cela fait plus d'un mois que Colin Kaepernick a entamé son mouvement de protestation. Mais en cours de route, le joueur de San Francisco a légèrement modifié la forme. Le fruit d'une rencontre improbable mais fructueuse avec un ancien Béret vert. Récit.

Colin Kaepernick, genou à terre pendant l'hymne américain, avec son coéquipier Eric Reid à côté de lui.

Crédit: AFP

Dans l'affaire Colin Kaepernick, devenue au fil des semaines bien plus qu'une affaire Kaepernick mais un miroir d'un des maux de la société américaine, il y a ceux qui menacent. Jusqu'à la mort. Ceux qui insultent. Ceux qui beuglent. Puis il y a ceux qui réfléchissent et veulent comprendre. Même quand ils ne sont pas forcément d'accord. Parmi eux, Nate Boyer. Son nom ne vous dit sans doute pas grand-chose, même si vous êtes un fan assidu des choses de la NFL.
Nate Boyer, c'est l'anti-Kaepernick. Il était "long snapper", la fonction la plus obscure de toutes dans le football américain (c'est celui qui effectue une longue passe entre les jambes pour son "punter" sur les coups de pied de dégagement), Kaepernick est quarterback, le poste vedette. Il est blanc, Kaepernick est métisse. Il a joué un seul tout petit match de pré-saison en NFL dans sa carrière, Kaepernick est allé au Super Bowl. Et le 49er est multimillionnaire grâce au football, quand Boyer n'y aura gagné qu'une poignée de dollars.
Nate Boyer a joué à l'Université du Texas au début des années 2000, mais jamais en NFL, malgré une tentative en 2015, à 34 ans. Le public américain a découvert cet ancien Béret vert à l'occasion du pataquès créé par Colin Kaepernick. Interpellé par l'attitude du quarterback de San Francisco, le natif du Tennessee lui a écrit au tout début du mois de septembre une lettre ouverte. Sans procès d'intention ni délit de sale gueule. Juste mu par un désir, et plus encore, un besoin de dialogue et de compréhension.
Je me serais dit 'il déteste les Etats-Unis'
Nate Boyer est entré dans les Forces spéciales de l'armée américaine au milieu des années 2000, après avoir été témoin de la Guerre au Darfour et de ses atrocités. Il y est resté plusieurs années. Si sa prise de parole est intéressante sur le fond, c'est précisément parce que beaucoup ont reproché à Colin Kaepernick, à travers son boycott de l'hymne et du drapeau, de manquer notamment de respect aux soldats américains mobilisés de par le monde. Or aux Etats-Unis, on ne badine pas avec le respect aux vétérans et aux G.I.
L'ancien sergent Boyer a d'ailleurs avoué que sa "réaction initiale" à la protestation de Kaepernick a été un "sentiment de colère", comme il l'a expliqué dans cette lettre ouverte :
La seule fois où j'ai eu la chance d'être sur le bord du terrain pour entendre l'hymne national a été durant mon unique match de pré-saison avec Seattle, contre Denver. Quand je suis sorti du tunnel avec le drapeau américain, je me suis senti rempli de fierté et quand je me suis installé au bord du terrain avec ma main sur le cœur et que l'hymne a débuté, cette fierté s'est transformée en larmes. Ce moment comptait encore plus pour moi que le fait de participer au match et, pour être honnête, si j'avais vu un de mes coéquipiers rester assis sur le banc pendant l'hymne, ça m'aurait vraiment blessé.
Invité sur la chaine NFL media après avoir publié sa lettre, Nate Boyer a confirmé que s'il avait été près de Kaepernick pendant que celui-ci boycottait le Star-splangled banner, il aurait eu une réaction basique. "Je me serais dit 'il déteste les Etats-Unis.' Je crois que c'est ce que pensent beaucoup de gens de Kaepernick, a-t-il confié à la journaliste Lindsay Rhodes. Je n'aurais probablement pas compris, ni cherché à comprendre. C'est pour cela, justement, qu'il était important pour moi de prendre du recul, de respirer un coup et de l'écouter."

Ne pas combattre le feu par un autre incendie

Boyer a donc exprimé son refus de "combattre le feu par un autre incendie", comme il le dit. Contrairement à beaucoup de ses compatriotes, il ne veut pas condamner Colin Kaepernick, pour une raison simple : il refuse même de le juger. "Je ne te juge pas parce que tu te lèves pour ce que tu crois juste, a poursuivi l'ancien béret vert dans sa lettre. C'est ton droit inaliénable. Ce que tu fais demande du courage et je mentirais si je disais que je sais ce que ça fait d'être à ta place. Je n'ai jamais eu à subir de préjudice à cause de ma couleur de peau. Pour moi, dire que je peux comprendre ce que tu as traversé, c'est être aussi ignorant que si quelqu'un qui n'a jamais été dans une zone de combat venait m'expliquer ce qu'on ressent quand on fait la guerre."
Quand Linday Rhodes lui a demandé ce qu'il aurait envie de dire à Colin Kaepernick s'il se trouvait en face de lui, Nate Boyer a validé sa démarche d'une phrase : "Je commencerais par la fermer, et par l'écouter."
Colin Kaepernick a eu vent du texte de Boyer et de son passage télé. Dans le chaos ambiant, cette voix fut celle de la raison, la première du genre. Le QB de San Francisco a donc saisi la main tendue. Nate Boyer était chez lui, à Los Angeles, quand il a reçu un coup de fil le 2 septembre. Kaepernick à l'appareil. Et une invitation. Les 49ers étaient alors à San Diego pour leur troisième match de pré-saison. Kaepernick a payé un Uber pour rapatrier son hôte de L.A. à San Diego.
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Colin Kaepernick et Nate Boyer

Crédit: Twitter

San Diego, la rencontre qui a tout changé

Là, dans un salon de l'hôtel WestInn, les deux hommes ont échangé pendant 90 minutes. Eric Reid, un défenseur des 49ers qui s'est rangé au côté de Kaepernick, était également présent, tout comme le journaliste du New York Daily News, Shaun King, témoin de l'entrevue. Ensemble, ils ont parlé du racisme, des militaires, des injustices en tous genres et de l'absolue nécessité que chacun fasse un pas vers les autres.
Quelques heures plus tard, c'est ce que Colin Kaepernick a fait. Premier fruit concret de cette discussion, le quarterback de San Francisco a décidé de changer sa manière de protester. Jusqu'alors, il restait assis dans son coin, en retrait, pendant l'hymne. Une attitude perçue comme une marque de dédain et d'arrogance, notamment par les militaires. Au-delà du fond, la forme choisie par Kaepernick ne passait pas. Avec Nate Boyer, Eric Reid et lui ont donc décidé de poursuivre leur protestation, mais sous une forme légèrement différente.
Voilà pourquoi, le soir même, plutôt que de rester assis, les deux joueurs se sont mis à côté de leurs coéquipiers pendant l'hymne, mais en posant simplement un genou à terre. Cela n'a peut-être l'air de rien, mais ce simple geste a permis de calmer, un peu, les esprits. "Je lui ai dit que c'était un pas dans la bonne direction, raconte Boyer, et que ça montrait aux gens qu'il ne voulait manquer de respect à personne. Il ne s'agissait pas de renoncer à son combat, mais de ne pas blesser gratuitement. Ce genou à terre, c'est un symbole fort. Nous, militaires, effectuons aussi ce geste en marque de respect à nos frères qui sont tombés au combat, devant leur tombe."
Juste avant la rencontre entre San Diego et San Francisco, Colin Kaepernick et Eric Reid ont donc mis un genou au sol pendant l'hymne américain. A côté d'eux, Nate Boyer, invité par l'homme dans la tourmente à qui il avait tendu la main, se tenait droit, la main sur le cœur. Mais cette image traduisait plus un respect mutuel qu'une irréconciliable incompréhension.
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Clin Kaepernick et Nate Boyer lors de l'hymne américain, lors du match de pré-saison contre San Diego.

Crédit: From Official Website

Cette main tendue, quand tant d'autres claquaient à la face de Kaepernick, a contribué à une forme de prise de conscience, de part et d'autre. Le joueur, toujours ferme sur ses convictions, prend soin à chaque prise de parole à ne pas heurter inutilement. Nate Boyer, lui, a contribué à faire comprendre le sens des actions du 49er. Dans des proportions parfois inattendues. Le 27 août, au lendemain de l'éclatement du "scandale", Johnny Jones un militaire américain qui a perdu ses deux jambes en Afghanistan en 2010, avait posté un tweet qui avait généré plus de 50000 "RT" et 75000 "likes". "Hey, Kaepernick, je n'ai pas de jambes mais je me lèverai avec assez de fierté pour nous deux chaque fois que l'hymne américain est joué", pouvait-on lire. Ce tweet a fait le tour des médias américains.

Préalable indispensable

Mais quand il a lu la lettre ouverte de Nate Boyer et appris la teneur de sa rencontre avec Colin Kaepernick, Jones a contacté son ancien frère d'armes, qui a raconté la scène à ESPN :
Il m'a dit : 'j'ai beaucoup réfléchi à tout ça, j'ai vu que vous aviez parlé ensemble et que vous vouliez travailler ensemble'. Johnny m'a expliqué que notre rencontre l'avait beaucoup inspiré et il m'a dit : 'je me sens presque coupable d'avoir écrit ce que j'ai écrit sur Twitter.' C'est énorme. S'il y a un type en vie aux Etats-Unis qui a le droit d'être en colère contre la colère de Colin, c'est bien Johnny. Mais au lieu de ça, maintenant, il m'explique qu'il veut s'excuser auprès de lui pour son tweet. Il n'a évidemment aucune raison de s'excuser, mais son humilité a énormément touché Colin et, ce geste-là aussi, c'est un pas dans la bonne direction.
Le 3 septembre, Johnny Jones échangeait à son tour avec Colin Kaepernick avec "humilité et fierté", évoquant dans un nouveau tweet leur volonté commune de "changer positivement les choses".
Parce que certains hommes expriment la voix de la raison plutôt que celle de la colère, à tous petits pas, les choses avancent. Cela ne suffit pas à éteindre le feu, les événements de la semaine passée à Tulsa et Charlotte en témoignent. Mais cela contribue au moins à ne pas l'attiser davantage. A défaut d'être une condition suffisante, ce dialogue constituait un indispensable préalable. Dans le contexte de ce dernier mois, ce n'est peut-être pas si vain.
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