Les plus populaires
Tous les sports
Voir tout

Emery, Favre... Qu’est-ce que "parler football" ?

Thibaud Leplat

Mis à jour 08/09/2016 à 23:31 GMT+2

De quoi parle-t-on le plus volontiers avec un étranger ? Du temps qu’il fait. Ou bien, si on a un peu de chance, de football. Depuis qu’ils sont ici Unai Emery et Lucien Favre captivent leurs auditoires sans même le faire exprès. Qui sont ces hommes qui nous connaissent si bien ?

Unaï Emery donne ses consignes lors de PSG - Lyon

Crédit: Panoramic

L’essentiel est d’oublier le ridicule et d’avoir un peu d’imagination. Attendre le bon moment, avaler une bouffée d’oxygène - suffisamment profonde pour ne pas s’étouffer, suffisamment légère pour ne s’évanouir. Avant de se jeter à l’eau, il faut aussi oublier la peur, plus inquiétante encore que celle de se noyer, celle de mal dire, de ne pas être compris. Lors de la conférence de presse d’avant-Monaco, Unai Emery prit la parole au milieu des experts. Attrapant deux bouteilles d’eau devant lui pour s’assurer qu’il serait bien compris de nous en dépit de son français chaleureux mais un peu approximatif, Unai nous expliquait ce qu’il entendait précisément par "concurrence" et, sous la vigilance d’un traducteur au regard mi-compréhensif mi-compatissant, comment il allait s’y prendre ensuite pour l’appliquer dans son vestiaire (bouteille d’eau dans la main droite) : "Qui est meilleur ? Cet… est meilleur, pués cet il joué…". Unai s’arrêta un instant, leva la tête puis, bouteille dans l’autre main: "Ah ! Si lui un peu repos parce qu’il a… la carte et l’autre il est… chut ! L’autre y va youer (éclats de rires dans la salle) Oui ! Oui !". Quand Emery parle de football, on n’entend pas exactement les mots qu’il faudrait, mais on voit pourtant très clairement ce qu’il veut dire.
picture

PSG - L'exposé d'Emery sur la concurrence avec des bouteilles d'eau

Lucien Favre et l’art de la correction

Chez Lucien Favre à Nice, c’est pareil mais c’est différent. Il a quelque chose de l’invité modèle, celui qui ne vient jamais les mains vides, s’adapte aux goûts de la maîtresse de maison, a toujours un mot pour le vin qui lui est servi, répond franchement aux questions qu’on lui pose et si par malheur on lui en demande un peu trop - comme un samedi soir à l’Allianz Riviera après le match contre Lille où il était interrogé sur de possibles arrivées (il avait entendu parler Balotelli sans oser pourtant en rêver) - rougit et s’excuse de ne pas pouvoir en dire un peu plus "vous comprenez que je ne puisse pas en dire plus, mais bon voilà…".
Quand il est invité quelque part Lucien Favre a de la correction. Alors quand on lui pose des questions de football, il donne des réponses de football. Sur Malang Sarr, un gamin de 17 ans titularisé en défense centrale, il explique comment on fait pour progresser aussi vite "Sarr est à l’écoute du moindre détail et il enregistre très très vite. C’est ce qui peut faire la différence avec d’autres jeunes joueurs eux aussi pétris de talent. Les progrès viennent beaucoup de l’écoute, il accepte qu’on le corrige, il avance. Il a fait des progrès dans la tranquillité avec le ballon, c’est important pour un arrière-central parce qu’il doit faire le jeu." Quand plus tard on lui pose des questions sur le passé de Mario Balotelli il répond ballon "On va travailler. On va insister sur les mouvements, les replacements. Pour le reste, son efficacité et son niveau technique ne me font pas de souci". Parler pour enseigner, corriger pour progresser. Favre est bien un pédagogue.
picture

Lucien Favre, l'entraîneur de l'OGC Nice

Crédit: AFP

Les enfants de Boulogne et de Batteux

Quand Favre-le Suisse ou Emery-le Basque s’expriment - l’un peut-être parce qu’il est francophone et l’autre peut-être parce qu’il est né frontalier (Unai est né à Fontarrabie, en face d’Hendaye) - leur attitude nous est familière. C’est qu’il y a une tradition française de l’éloquence. Il faut invoquer ici sans aucun doute Albert Batteux, le plus brillant d’entre les entraîneurs-conférenciers français, en tout cas selon Just Fontaine : "c’est le meilleur entraîneur que j’ai eu et il aura marqué son passage terrestre par un style de jeu qui laissait s’épanouir les joueurs. Il était rigoureux, mais dans la liberté. Il était aussi psychologue et il nous aurait convaincu de descendre dans un volcan allumé. Il avait un charisme formidable. C’était aussi un brillant conférencier. C’était un passionné qui pouvait parler des heures du football où il avait compris que le ballon irait toujours plus vite que l’homme."
Avec l’avènement de Georges Boulogne (créateur de la DTN et père de la formation des entraîneurs) en 1958 au poste d’instructeur national puis de Directeur Technique National pendant vingt-cinq ans, le football français institutionnel choisit malheureusement une autre voie que celle de son plus illustre entraîneur et apprit à se tenir à bonne distance de ce genre d’enthousiasme. L’entraîneur français avait été jusqu’ici un homme au tempérament bavard et grand amateur de lexique : il faudrait parler encore de Batteux, ennemi intime de Boulogne, mais aussi parler de Baron au Racing, Sinibaldi à Monaco, Prouff à Rennes, Arribas à Nantes ou Domergue à Valenciennes. Après Batteux, démissionnaire en 1961, aucun de ces hommes brillants ne sera pourtant jamais sélectionneur de l’Equipe de France.
picture

Albert Batteux

Crédit: AFP

Alors, avec Boulogne aux commandes (humeurs ombrageuses, dévoreur d’universitaires, admirateur des caractères virils, contempteur d’intelligence), les jeunes entraîneurs français n’eurent d’autre choix, afin de s’assurer la bienveillance de leur chef à l’heure de répartir diplômes et recommandations, que celui d’apprendre à se méfier de ces beau-parleurs tant honnis de lui et de leurs acolytes encombrants, les journalistes. On retrouve encore la trace de cette tendance aujourd’hui dans la défiance manifeste (qui prend parfois le masque de l’obséquiosité la plus suspecte en période de chômage) que les coachs de Ligue 1 made in France entretiennent à l’égard de tout ce qui ressemble à un outsider (journalistes, critiques, consultants, intellectuels, entraîneur étranger) et le crédit très largement accordé à "l’image" (ce qui se vend) au détriment de la parole (ce qui s’oublie). En Ligue 1, on ne parle plus depuis longtemps, on se protège.

Le sport national

Voilà en quoi consiste l’exotisme familier des intonations d’Emery et des nuances élégantes de Lucien Favre (et la différence avec la rigidité professorale dont avait pâti le discours de Bielsa). Elles contredisent frontalement les leçons grossières des sceptiques en redonnant à la conversation de football ses lettres de noblesse. Il faut ici faire un peu de philosophie et apprendre des Anciens. Rien ne sert d’être d’accord avec ces hommes. Ce n’est pas la matière de leur discours - comme dirait Montaigne (s’ils ont tort ou raison, s’ils perdent ou s’ils gagnent) - qui nous importe, mais plutôt la manière qu’ils ont de le tenir, c’est-à-dire le plaisir que chacun éprouve lors d’une conversation bien menée à être gaiement contredit par son interlocuteur, à lui répondre, à enrichir son argumentation d’exemples plus probants, de preuves plus tangibles. Emery a perdu à Monaco ? Tant mieux : "aujourd’hui j’ai perdu le défi de la deuxième mi-temps (…) je vais apprendre de ce match pour le futur". Avancer, être contredit, avancer encore, être contredit à nouveau: voilà ce qu’est que le sport. Voilà ce que parler football veut dire.
picture

Emery : "Je vais apprendre de cette défaite"

Rejoignez Plus de 3M d'utilisateurs sur l'app
Restez connecté aux dernières infos, résultats et suivez le sport en direct
Télécharger
Partager cet article
Publicité
Publicité