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Cet inquiétant "entraîneur étranger"

Thibaud Leplat

Mis à jour 13/12/2017 à 11:08 GMT+1

Comme si le monde était divisé entre nous et les autres, il existerait des "entraîneurs français" et des "entraîneurs étrangers". Le pire n’est peut-être pas de le dire, mais plutôt de le penser.

Unai Emery

Crédit: Getty Images

La conversation courante consacrée au football a coutume de distinguer, pour mieux les opposer sans doute, les entraîneurs français et les entraîneurs étrangers. Les premiers, adeptes du béton, de la contre-attaque véloce et de la défense virile constitueraient le modèle-type de l’homme formé au conservatisme de Gérard Houllier et de son ancêtre Georges Boulogne qui, tous deux, prétendant "moderniser" le football français (c’est d’ailleurs à cela qu’on reconnaît toujours les conservateurs), n’auraient rien fait d’autre qu’effacer le jeu collectif et le ballon des imaginations pour les remplacer par des tests Cooper et des tacles à la carotide.
Les seconds, en revanche, représenteraient un courant d’air frais dans ce triste océan de sang et de larmes. Dressant l’éloge du plaisir et du jeu plutôt que celui du muscle et de la castagne, ils seraient à ce titre victimes du corporatisme des premiers les taxant à l’occasion de "professeur de football', de "romantiques" ou, plus méchant, de "dogmatiques" . Le monde du football français serait donc le décor d’une lutte pour la survie entre ces deux bancs opposés, entre ces deux types d'hommes irréconciliables.

L’entraîneur français n’existe pas, il va falloir se faire à cette idée

Ce qui pose problème dans ces conversations gênantes, c’est la paresse intellectuelle sur laquelle ces idées simplistes reposent. D’abord bien sûr, elles sont le symptôme d’une regrettable ignorance tendant à "essentialiser" l’inconnu venu de l’autre côté de la frontière. Évidemment, pour eux, tous les étrangers se ressemblent. D’ailleurs, on pense que c’est la nature des choses de séparer les hommes en fonction de leur passeport. Pourtant l’histoire du football français montre exactement l’inverse.
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Helenio Herrera

Crédit: Eurosport

Il serait trop long ici d’énumérer le nombre d’hommes venus d’ailleurs et qui, ayant élu domicile sur le Finistère de l’Europe qu’est la France, ont décidé de lui faire don de leur principale passion. Kimpton (Angleterre) nous a offert le WM en même temps que les premières formations au professionnalisme ; Helenio Herrera est arrivé du Maroc (via l’Argentine) pour léguer le "Béton" au stade Français dès les années 30 ; Gustav Sébès a offert le jeu à la hongroise aux ouvriers de Renault avant-guerre et avant tout le monde ; José Arribas, arrivé d’Espagne nous a fait don du jeu "à la Nantaise" à partir de 1960.
Ainsi opposer artificiellement entraîneurs français et entraîneurs étrangers (pour affirmer la supériorité ou l’infériorité technique de l’un sur l’autre), c’est avouer à demi-mot qu’on se fiche pas mal de la culture du football qu’on prétend par ailleurs défendre au nom des "éducateurs". L’entraîneur français n’existe pas. Il va falloir se faire à cette idée.

Le tournant de la Révolution Nationale

Mais alors d’où vient cette étrange obsession de vouloir séparer l’inséparable, de vouloir distinguer l’indécollable ? Il y a une explication historique intéressante et dont l’efficacité, bien que lointaine, semble toujours irradier les consciences.
Quand le métier d’entraîneur professionnel britannique, par exemple, s’est construit à partir de la tradition des collèges, des entreprises, des lieux et des réseaux déjà existants parmi la population, celui de "moniteur de football" (c’est le terme historique) en France s’est bâti en opposition avec ces mêmes réseaux locaux d’une part et contre le professionnalisme d’autre part. Il s’agissait ainsi, pour l’Etat central, d’organiser, administrer, rationaliser des pratiques locales tout en reprenant la main sur un phénomène qui, depuis son avènement en 1932, fut l’objet de redoutables critiques venues de chaque côté de l’hémicycle politique.
Le professionnalisme, tantôt parce qu’il était l’émanation du grand capital (du côté communiste de l’histoire), tantôt parce qu’il était le signe de la décadence qui avait amené la défaite de 1940 (du côté maréchaliste de l’histoire), fut l’objet des plus vives critiques au point d’être aboli en 1942 au nom de la Révolution Nationale. Il ne s’agissait plus, dans la France du Maréchal, d’être payé pour amuser les foules mais plutôt de les former à mieux penser, ce qui en 1942, était synonyme d’obéir.
C’est ainsi qu’en pleine Occupation, innovation mondiale, la France inventait le brevet national de "moniteur de football" avec deux objectifs : franciser la population des entraîneurs et encadrer la jeunesse dilettante. "L’entraîneur français" devint synonyme d’exemplarité technique (il avait un diplôme) et morale (il était français). Paradoxalement donc, c’est bien le brevet national de moniteur de football qui inventa officiellement, pour mieux la vouer aux gémonies nationales, la figure honnie de "l’entraîneur étranger".
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Georges Boulogne

Crédit: AFP

Inquiétante étrangeté

Alors bien sûr, l’Occupation est finie depuis longtemps, mais quelques questions demeurent. Comment expliquer les hésitations, les injonctions contradictoires de Georges Boulogne, DTN éternel et intraitable, quand il dressait des listes, en 1989 par exemple, se plaignant auprès des autorités de l’époque du trop grand nombre d’entraîneurs non formés par lui dans notre bonne vieille terre de cathédrales et qui avait tous pour point commun d’être "étrangers" et souvent "yougoslaves" ?
Voilà ses mots :
Lutter contre l’engagement d’entraîneurs étrangers. Aucun de ces étrangers n’a jamais réussi. Leur seul intérêt, c’est l’apport de compatriotes joueurs, qui ne renforcent pas toujours l’équipe, mais contribuent à accroître le déficit du club et à affaiblir le potentiel du football français.
Comment aujourd’hui rendre raison des atermoiements et des ambiguïtés de Raymond D., président de l’UNECATEF, syndicat des entraîneurs français, qui le 15 novembre dernier, tenta de ménager la chèvre (en l’espèce la "formation française" dans Ouest France en se plaignant notamment de la "mode" des entraîneurs portugais et espagnols) et le chou c'est-à-dire "l’étranger" qui s’adapte si bien à notre système qu’il est sur le point lui aussi d’être viré cet hiver : Unai Emery (en publiant un improbable communiqué de presse le 8 décembre pour défendre le Basque contre des "rumeurs" de licenciement parues la veille dans un quotidien sportif) ?
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Raymond Domenech

Crédit: Panoramic

Hongrois en 1955, français en 1958, espagnol en 2008 : le football permet ce miracle

La peste qui règne sur ces conversations de comptoir est l’ignorance volontaire qui a pris la forme de la répartie facile et de la banalisation de la pensée des origines. Si le football est bien un produit de la culture, c’est qu’il est tout entier fait d’un mariage entre la tradition qui le nourrit sans cesse et des horizons qu’il ouvre devant nos yeux.
Il n’a rien à voir avec ce "narcissisme des petites différences", dont parle Freud dans Malaise dans la civilisation, avec cette façon que l’on a de penser l’individu, le particulier, le petit moi haïssable s’efforçant de résister à d’imaginaires menaces extérieures. En ce sens le chauvinisme est aussi détestable que contraire à l’universalisme d’un jeu aussi ouvert, d’une tradition aussi riche, d’une culture du football si féconde.
Car seul le football permet ce miracle : on peut être catalan le matin, breton le midi et hollandais le soir. On peut être hongrois en 1955, français en 1958 et espagnol en 2008. Seule compte la loyauté à l’égard du jeu, seule compte l’attention à l’égard de la tradition, seule compte la générosité à l’égard de l'avenir.
En réalité, s’il fallait opposer deux types d’hommes, c’est à partir de leur inquiétude à l’égard de "l’étranger" qu’il faudrait les hiérarchiser. Il y aurait d’un côté l’homme des origines (obsédé de pureté, de nationalité et de décadence) et l’homme des horizons (passionné d’avenir, de jeu et d’universel). Regardons l’horizon en face, quand on aime le football français, on est toujours un entraîneur étranger.
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