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"Lancer un jeune", d'accord, mais quand et comment ?

Ilyes Ramdani

Mis à jour 14/12/2017 à 15:18 GMT+1

Ce sont des poncifs que tout le monde a déjà entendus. Il ne faut pas lancer un jeune trop tôt sous peine de le griller ; il ne faut pas attendre trop longtemps sous peine de le dégoûter. Certains coachs se sont faits une spécialité de lancer les jeunes au bon moment, dans les bonnes dispositions. Décryptage de cette science inexacte qu’est l’éclosion de jeunes joueurs.

Boubacar Kamara (Marseille) contre contre Konyaspor en Ligue Europa le 14 septembre 2017

Crédit: Getty Images

Dans un football français aux allures de plus en plus juvéniles, cela revient chaque semaine, ou presque, comme un sujet d'actualité. Derniers exemples marquants en date, le jeune Lamine Diaby, 16 ans, lancé en Ligue Europa par Lucien Favre à Nice la semaine dernière, Boubacar Kamara, 18 ans, qui a connu sa première apparition en Ligue 1 avec l'OM en octobre, ou encore Willem Geubbels, 16 ans aussi, propulsé en pro sous les couleurs de l'OL quelques semaines plus tôt.
Ce serait un signe du temps. Le football français, et celui de ses voisins avec, lance de plus en plus de jeunes joueurs dans son grand bain. "Et de plus en plus jeunes, ajoute Ludovic Batelli, sélectionneur des équipes de France U18, U19 et U20 entre 2013 et 2017. On a des joueurs de 18 ou 19 ans qui n'ont rien à voir avec ceux d'il y a une dizaine d'années. C'est comme si on avait aujourd'hui un ou deux ans d'avance. Ils arrivent plus matures, alors tout s'accélère. C'est pour cela qu'on voit un "jeunisme" un peu partout dans le foot."
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Willem Geubbels (Lyon) contre l'Ajax Amsterdam en amical le 18 juillet 2017

Crédit: Getty Images

Le technicien sait de quoi il parle. Son équipe de France U19 a été sacrée championne d'Europe avec un certain nombre de joueurs à peine majeurs mais déjà rompus à l'exigence du football professionnel. "Issa Diop venait de prendre une part active au maintien héroïque de Toulouse, Jérôme Onguéné avait fait une trentaine de matches à Sochaux, Lucas Tousart avait été transféré à Lyon après s'être imposé à Valenciennes, énumère-t-il. Ils avaient une confiance et une sérénité incroyables." En tout, son effectif de 18 joueurs totalisait 187 matches au niveau pro. Cinq ans plus tôt, la génération 1991 des Lacazette et Griezmann, elle aussi championne d'Europe de la catégorie, était arrivée à l'Euro avec 82 matches pros dans les jambes. Dont 53 pour deux joueurs seulement, Gueïda Fofana et Johan Martial.

Le faire débuter devant son public ou loin de la pression ?

A la question 'Quand lance-t-on un jeune ?', il convient donc de répondre 'de plus en plus tôt.' A titre d'exemple, ce sont les adolescents de la génération 2000 qui toquent actuellement à la porte du football professionnel. L'an dernier, la Juventus n'a pas hésité à lancer un d'entre eux, Moise Kean, en Ligue des champions à Séville (1-3). En France, on peut citer les exemples d'Amine Gouiri, à Lyon, Yacine Adli, convoqué pour la première fois par Unai Emery au PSG pour affronter Strasbourg mercredi, ou Vincent Thill, l'espoir luxembourgeois du FC Metz.
Que le jeune ait 17, 18 ou 21 ans, la rengaine est la même. L'entraîneur voit la "pépite" jouer en U19 ou en équipe réserve, prend parfois les conseils de ses collègues en charge de ces équipes, l'intègre au groupe d'entraînement, lui offre un banc (comprenez : l'emmène dans le groupe lors d'un match sans le faire rentrer), puis quelques minutes, une fois, deux fois… Et la machine est lancée. "C'est un feeling, une intuition du coach qui sent que c'est le moment", glisse Ludovic Batelli. Didier Tholot, passé par les bancs de Sion, Reims ou Châteauroux, ajoute : "On regarde son intelligence de jeu, l'intensité de ses déplacements, l'envie et l'agressivité qu'il met…"
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Didier Tholot (Sion) avec ses joueurs le 21 octobre 2015 à Bordeaux

Crédit: Getty Images

Un joueur expérimenté à côté pour l'épauler

Lorsqu'ils offrent à un jeune son baptême du feu, les entraîneurs ont tous leur routine. Il y a celui qui va le prendre à part dans la semaine pour lui annoncer, histoire de lui laisser le temps de se conditionner, et celui qui va l'annoncer "le plus tard possible, pour qu'il ne cogite pas trop", comme l'explique Tholot. Celui qui va le faire débuter à domicile, pour que le môme du club sente derrière lui le soutien des siens et des supporters, et celui qui va privilégier une entrée à l'extérieur, loin de toute pression, pour ne pas ajouter du trac au trac. Les recettes sont nombreuses et liées à la personnalité de chaque technicien.
Certains se sont même fait une spécialité de l'éclosion de jeunes joueurs. En France, c'est la réputation qui a longtemps suivi Guy Lacombe ou Jean Fernandez, pour ne citer qu'eux. A l'étranger, Carlo Ancelotti est souvent cité comme exemple pour sa capacité à lancer les talents au bon moment et de la bonne manière. C'est lui qui avait permis à Marco Verratti, par exemple, de devenir ce qu'il est sous les couleurs du PSG. A l'inverse, Leonardo Jardim montre une grande prudence lorsqu'il s'agit de faire débuter des talents du centre de formation. C'est ainsi qu'il a laissé longtemps mariner Kylian Mbappé à Monaco, s'attirant parfois de vives tensions avec le joueur et son entourage.
Il y a d'autres paramètres à prendre en compte au moment de propulser un jeune. A commencer par ceux qui l'entourent. "Il faut qu'autour de lui, il y ait des cadres avec de la bouteille, éclaire Didier Tholot. Pour sa progression mais aussi pour l'équilibre de l'équipe. Par exemple, quand je joue à deux milieux défensifs, j'essaie d'avoir un jeune joueur à côté d'un mec plus expérimenté." On lui objecte qu'à Lyon, Bruno Genesio a confié cette saison ce secteur à la jeunesse (Tousart et Ndombele ont 20 ans, Aouar 19) sans que ça n'ait d'impact négatif sur le jeu et les résultats. "Oui, mais Tousart a grandi pendant un an dans l'ombre de Gonalons, objecte-t-il. Il a appris, c'est indéniable, et on sent qu'il a intégré à son jeu quelques trucs de vieux roublard."

"Ils sont arrivés avec les dents longues et un grand sourire"

Le moment, aussi, est à prendre en compte. Lance-t-on plus facilement un jeune quand tout va bien ou quand tout va mal ? Les techniciens sont partagés. Didier Tholot raconte sa propre expérience helvète : "Quand je suis arrivé à Sion, on était derniers et j'ai décidé de lancer trois jeunes de l'équipe réserve. Ils sont arrivés avec les dents longues, l'envie de s'imposer et un grand sourire. Ça a reboosté tout le monde et cette fraîcheur nous a aidés à nous sauver." Mais arriver dans une équipe déjà mal en point n'est pas toujours le plus confortable.
Quand chaque erreur peut coûter cher, les conditions ne sont pas toujours réunies pour que le jeune s'épanouisse. "Un joueur qui débute sa carrière n'a aucune expérience, rappelle Ludovic Batelli. Il va arriver avec son envie et sa fougue, mais il va parfois vous coûter des choses dans le match. Quand on lance un jeune, il faut savoir accepter ses éventuelles erreurs et être patient." Ce qui est plus facile, chacun l'entendra, dans une équipe dont le statut le permet.
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Ludovic Batelli (France) contre l'Italie à l'Euro -19 le 24 juillet 2016

Crédit: Getty Images

Ce qui est plus facile, aussi, à certains postes que d'autres. Didier Tholot évoque par exemple la ligne d'attaque, "où il y a beaucoup de rotations et où il est facile d'incorporer du sang neuf." En revanche, l'analyse n'est pas la même pour le rôle de défenseur central. "C'est peut-être le secteur le plus difficile pour lancer un jeune. A ce poste, il faut de la roublardise… Avec un jeune, on a peur qu'il n'ait pas le vice du marquage, de l'anticipation, qu'il ne sache pas gérer le rapport psychologique avec son attaquant. Avec du métier, le bon défenseur central apprend à ne pas réagir à certaines provocations ou à mettre le tacle appuyé au bon moment pour montrer qu'il est présent."

"Griller un jeune", mais qu'est-ce que c'est vraiment ?

S'il est un autre poste où la valeur attend parfois le nombre des années, c'est celui de gardien de but. Vincent Planté est bien placé pour en parler, lui qui a défendu les cages de Caen, Saint-Etienne ou Guingamp ces dernières années. "C'est un poste auquel on éclot plus tard qu'ailleurs, explique celui qui entraîne aujourd'hui les portiers de Chambly (National 1). Chez son gardien, l'entraîneur a besoin de sécurité et d'expérience. Le poste demande tellement de concentration que ce n'est pas accessible à n'importe quel espoir. Alors, certes, le jeune gardien arrive avec beaucoup d'insouciance, dans les sorties au sol et en l'air, dans le jeu au pied… Mais cela ne suffit pas, regardez avec Areola : malgré tout son potentiel, il a mis du temps avant d'arriver à maturation. Et le PSG l'a prêté trois fois, pour bien le laisser se développer à son rythme."
Dans le cas contraire, à ce poste comme à d'autres, l'entraîneur s'expose à un écueil bien connu : celui de griller son jeune joueur. A chaque fois qu'une promesse est lancée en pro, c'est la même rengaine, sur Twitter ou dans les médias : attention à ne pas le griller ! Pour savoir ce qu'il se cache derrière la formule un peu fourre-tout, on a demandé l'avis de nos techniciens. Vincent Planté commence par raconter une anecdote personnelle pour illustrer l'expression : "Je jouais mon premier match pro avec Cannes, à 20 ans. Sur un coup franc excentré, je sors et je me fais devancer par l'attaquant… On perd le match sur cette erreur de ma part. C'était très dur à encaisser pour mes débuts en D2."
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Vincent Plante (Caen) contre Rennes en Ligue 1 le 30 octobre 2004

Crédit: Getty Images

Lui y a (très bien) survécu, mais le risque est donc réel de traumatiser un jeune qui aurait été lancé sans être tout à fait prêt. C'est ce qu'explique Ludovic Batelli, également passé par les bancs d'Amiens, Troyes ou Valenciennes. "Quand on arrive trop tôt, attention car il peut y avoir de la casse, explique-t-il. Et notamment de la casse mentale, qui met beaucoup de temps à être réparée. Le haut-niveau demande beaucoup d'énergie, de jus et il faut faire attention à ce que le jeune joueur ne manque jamais." Mais griller un joueur, cela peut aussi être physique. "Quand vous avez 18 ans, vous n'êtes pas fini d'un point de vue morphologique, poursuit Batelli. Le joueur est encore en croissance, on ne peut rien y faire. J'ai vu des garçons surutilisés qui développaient à ces âges des fractures de fatigue. Il faut être très vigilant à ces choses-là."
Charge donc à l'entraîneur de maîtriser tous ces paramètres. "Et de mettre le jeune dans les meilleures conditions, insiste Didier Tholot. Même si les circonstances existent, il ne doit pas être un bouche-trou ou sentir qu'il en est un. Pour qu'il soit en confiance, il faut le faire jouer au bon moment, et à son vrai poste, par exemple." Une phrase sur laquelle ne cracherait pas Malang Sarr. Le défenseur français de 18 ans a réalisé un début de saison médiocre à Nice au poste de latéral gauche que lui confiait Lucien Favre, son entraîneur, avant de retrouver des couleurs lorsqu'il a été repositionné dans l'axe.

Des jeunes de plus en plus impatients, parfois trop

De sa génération, ils sont déjà nombreux à avoir fait leur trou en pro. Dan-Axel Zagadou à Dortmund, Mickaël Cuisance à Mönchengladbach, Sambou Sissoko à Tours ou encore Alban Lafont à Toulouse. Au sujet de ce dernier, Vincent Planté est dithyrambique. "Ce qu'il a fait, j'ai trouvé ça exceptionnel, salue celui qui a fini sa carrière au Red Star (L2). Dès qu'il s'est installé dans les buts, j'ai senti que l'équipe respirait une sérénité incroyable. Ses défenseurs avaient plus de confiance et ça se sentait dans leurs relances et leurs interventions. Il a installé une relation de confiance et de respect entre lui et ses coéquipiers, du haut de ses dix-sept ans."
Demain, vous verrez à la télévision d'autres jeunes fouler leurs premières pelouses de pro. Flanqués, d'abord, de ce numéro 33 que tous les pensionnaires de centres de formation connaissent, celui dévolu aux joueurs sans contrat. Soyez attentifs à la génération 2001, au Niçois Lamine Diaby, au Toulousain Adil Taoui ou au Stéphanois William Saliba, particulièrement talentueux. Ces natifs du troisième millénaire arrivent avec les forces et les écueils de leur génération. A commencer par un "culot" que décrit Didier Tholot : "La mentalité a changé. Aujourd'hui, ils sont plus sûrs d'eux, ils ont moins le respect absolu de l'ancien que l'on avait auparavant."
Ludovic Batelli confirme : "On est de plus en plus confrontés à l'environnement du joueur, toujours très pressé, très impatient. Ils ont à peine joué quelques matches qu'ils voudraient déjà une place de titulaire en pro…" Là-dessus, nos trois témoins se rejoignent. "Dès qu'ils font un match correct en pro, les jeunes considèrent qu'ils sont capables de tenir une saison en tant que titulaire. Mais faire un match et un an, c'est complètement différent. Tous ne sont pas conscients de la difficulté à s'imposer sur la durée."
Car être lancé, c'est bien, mais l'atterrissage et la suite sont au moins aussi importants. "Le jeune qu'on a fait débuter, il ne faut surtout pas le lâcher, insiste Tholot. Au contraire, il faut être beaucoup plus exigent avec lui. Vous êtes l'entraîneur qui l'a lancé, vous pouvez vous permettre d'être plus dur avec lui." Ludovic Batelli résume : "Il faut les lancer mais ne pas les installer trop tôt. Je recommande d'utiliser les jeunes à doses homéopathiques. Car à 18 ou 19 ans, on a besoin de jouer, c'est vrai, mais on a surtout besoin de travailler."
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