La Juventus Turin a-t-elle vraiment intérêt à mieux jouer ?

"Gagner n’est pas important, c’est la seule chose qui compte". Cette citation de Giampiero Boniperti, ancien joueur et président est devenu le slogan de la Vieille Dame. Gagner oui, mais peu importe la manière. Un pragmatisme extrême qui en a fait le club italien le plus titré, et de loin, avec 61 trophées contre 46 pour le Milan et 39 pour l’Inter.

Un chiffre destiné à augmenter inexorablement. Et pourtant, les discussions sur la manière alimentent de façon continue les débats télévisés et les éditoriaux des quotidiens. Une partie des supporters bianconeri eux-mêmes aimeraient qu’un style de jeu chatoyant accompagne ces succès, mais est-ce vraiment une nécessité ?

Sept unités d’avance sur les dauphins au tiers du championnat, une qualification en poche pour les huitièmes de finale de la Ligue des champions à une journée du terme de la phase de poules. Le tout avec une cascade de blessures (déjà 16) qui ont mis tour à tour sur le flanc Barzagli, Chiellini, Dybala, Pjanic, Pjaca, Asamoah et maintenant Higuain, sans oublier le récent retour à la compétition de Marchisio.

En outre, les deux recrues vedettes, Higuain et Pjanic donc, sont bien loin d’avoir pris leurs marques. Le Bosnien devait être le nouveau maître à jouer de l’équipe, le leader technique, le tisseur de toiles, il enchaîne les prestations souvent anonymes à la recherche d’une position adéquate sur le terrain (relayeur ? 10 ? playmaker ?). L’Argentin marque certes, mais ne s'est pas encore synchronisé avec le reste de l'équipe, le poids des 90 millions d’euros se faisant ressentir. Mais ça passe. Parfois à coups d’exploits individuels ou du sort.

A vue de nez, la Juve semble être à 50 % de ses capacités, la marge de progression est énorme. Comme le dit le grand Buffon, il ne faut dévaloriser ces victoires. "Ils préservent des critiques et permettent de travailler de façon plus sereine et constructive." Arrive maintenant un trimestre pour consolider cette avance en Serie A et se mettre dans les meilleures conditions pour affronter les matches à élimination directe de la C1, mais toujours en conservant le même sens des priorités.

"Je gagnerais volontiers tous les matches 1-0, l’important est de gagner. Que l’on y arrive d’une façon dans un match, d’une autre le suivant. Notre objectif est de gagner. Point." Cette déclaration est de Leonardo Bonucci, mais on pourrait en trouver des dizaines d’autres similaires, qu’elles viennent de lui, de ses coéquipiers, de son entraîneur ou ses dirigeants.

Mardi encore, contre Séville, les Bianconeri ont souffert pour l’emporter malgré une supériorité numérique durant près d’une heure. Sans circulation de balle fluide, sans assaut de la surface adverse, sans pressing asphyxiant, mais avec une bonne interprétation des divers moments du match. Souffrir d’abord, encaisser, résister, ne pas paniquer. Temporiser, poser le pied sur le ballon. Maintenir la confiance et la sérénité. Alterner les accélérations et la gestion. Être chahuté, parfois à la limite de craquer, chanceler, mais dominer son sujet. En ce moment, la Juve n’a jamais autant ressemblé à la Juve, et cela tend à être sous-estimé.

C'est que le club turinois n’a jamais été une référence en matière de qualité de jeu et a toujours été brocardé pour son cynisme. Lorsqu’on évoque les différents cycles ayant marqué un tournant dans l’histoire du football, on cite l’Ajax de Cruyff, le Milan de Sacchi, le Barça de Guardiola que l’on oppose par exemple au Bayern de Beckenbauer, à l’Inter d’Herrera, au Real de Gento, moins joueurs mais tout aussi prolifiques en terme de trophées.

Ce n’est d’ailleurs pas la seule chose que ces générations ont en commun. Qu’elle soit offensive, défensive, équilibrée, l’identité de jeu est marquée, bien définie et se transforme en une culture club qui débouche elle-même sur une inertie de la victoire. Des équipes qui arrivent à maturité à un moment donné et se mettent à gagner aussi par habitude. Les grands clubs ne naissent plus, il suffit de parcourir la liste des vainqueurs de la C1 depuis qu’elle s’appelle Ligue des champions. C’était en 1992 et seules trois nouvelles équipes sont venues s’ajouter au palmarès antécédent : Marseille, Borussia Dortmund et Chelsea. 3 en 24 ans.

La Juventus possède ce "background", qu’elle étoffe au fil des années. Son 3-5-2, coriace, âpre et animé par des joueurs besogneux, même pour les plus doués d’entre eux. "Vous voulez du spectacle ? Pour cela, il y a le cirque", avait récemment déclaré Allegri. Exiger un style plus harmonieux - et non un ultra-sophistiqué - est légitime, mais de là à en faire une condition sine qua non pour remporter certains trophées comme s’use à le répéter Arrigo Sacchi... Non.

Le Real de Zidane et Ancelotti a gagné deux des trois dernières C1 sans marquer les esprits par le jeu développé et en battant à chaque fois en finale l’Atletico Madrid et sa philosophie bien connue du Cholismo. Qui complète les finalistes des trois dernières éditions ? Le Barça de Luis Enrique et… la Juve d’Allegri, déjà. Tombée avec les honneurs durant cette finale de 2015 et éliminée par le Bayern de Guardiola l’an dernier à la dernière seconde. Rappelez-vous le tournant du match, la (mauvaise) décision d’Evra de relancer balle au pied dans une zone dangereuse plutôt que de bazarder loin devant. Un manque de cynisme, un joli paradoxe et une parfaite conclusion.