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Les Grands Récits - La malédiction du Bambino

Laurent Vergne

Mis à jour 08/12/2021 à 14:37 GMT+1

Babe Ruth. Il était le plus grand joueur que le baseball ait jamais connu. Il était l'idole de Boston. Puis il a été vendu aux Yankees en 1919. Depuis, les Red Sox, la grande équipe du début du XXe siècle, ont connu une incroyable disette, ponctuée de crève-cœurs plus douloureux les uns que les autres. L'ombre du Bambino a plané sur la Nouvelle-Angleterre jusqu'au début du millénaire suivant.

Babe Ruth et les Red Sox, une si courte et longue histoire...

Crédit: Getty Images

Avez-vous vu Spotlight, lauréat de l’Oscar du meilleur film en 2016 ? Si, oui, peut-être vous souvenez vous de cette scène, anecdotique dans la dramaturgie du long métrage, mais révélatrice quant à l'impact des malheurs des Boston Red Sox sur la ville de Boston.
Marty Baron, nouveau rédacteur en chef du Globe, vient de débarquer en Nouvelle-Angleterre en provenance de Floride. Attablé dans un restaurant chic, il attend Robby Robinson, le responsable de Spotlight, en lisant "La malédiction du Bambino", le best-seller de Dan Shaugnessy publié en 1990. Lorsqu'il arrive, Robinson, repérant l'ouvrage, suggère à son nouveau boss de venir voir un match des Red Sox. "Pour être honnête, répond Baron, je ne suis pas fan de baseball, mais j'essaie de comprendre l'esprit de cette ville."
L'action de Spotlight se passe en 2001. Les Red Sox sont alors sevrés de titre depuis 83 ans et la malédiction du Bambino est plus que jamais ancrée dans la conscience collective de la cité bostonienne. Tout le monde n'est pas un fanatique des Red Sox à Boston (encore que), mais la ville toute entière a fini par être imprégnée par cette disette aussi improbable par son amplitude temporelle que cruelle dans sa forme. Les Cubs de Chicago sont restés plus longtemps sans connaitre le goût du sacre suprême (108 ans), mais la malédiction de Billy Goat n'atteint pas les sommets de mysticisme de celle des Red Sox et du Bambino.
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Les fans des Red Sox ont attendu. Longtemps. Longtemps...

Crédit: Getty Images

Harry Frazee, le "traître"

La malédiction, c'est donc cette incapacité des Sox à décrocher le titre en MLB pendant plus de huit décennies. Le Bambino, c'est Babe Ruth, toujours considéré aujourd'hui comme le plus grand joueur de l'histoire du baseball, vendu par les Red Sox aux New York Yankees le 26 décembre 1919. Noël empoisonné.
Avant son départ, Boston règne sur l'Amérique. Vainqueur de la première édition des World Series en 1903, BoSox a ajouté quatre autres couronnes en 1912, 1915, 1916 et 1918. Une vraie dynastie. Une fois Ruth parti pour Big Apple, plus rien quand, dans le même temps, les Yankees vont devenir la franchise la plus glorieuse non seulement de la MLB, mais de tout le sport professionnel américain.
Curieux croisement des destinées des deux protagonistes de la plus intense rivalité sportive du XXe siècle aux Etats-Unis. La vente de Babe Ruth a été vécue comme une trahison par les supporters à l'époque. A l'échelle de l'histoire, Harry Frazee tient le rôle du méchant. Propriétaire des Red Sox, il était aussi producteur de comédies musicales à Broadway. Il aurait, dit-on, vendu Babe Ruth pour financer son nouveau spectacle new yorkais, No, no Nanette. La réalité est un peu plus nuancée.
C'est surtout un conflit avec le patron de la Ligue et plus encore les caprices de Ruth, habitué à sortir dans les bars de Boston les veilles de match, ainsi que l'ultimatum de la star ayant exigé un doublement de son salaire à la fin de la saison 1919, qui ont poussé Frazee à se débarrasser de lui. Mais au plan sportif, ce transfert va changer la face de la MLB. Les Red Sox n'ont pas vu venir la révolution que Babe Ruth portait en lui : celle du home run. Rarissime à l'époque, le "coup de circuit" va émerger avec Ruth, dont le record en la matière tiendra d'ailleurs jusqu'en 1976. New York en profitera. Pas Boston.

Red Sox et Yankees : Nazis et menaces de mort

Avec Babe Ruth, les Yankees vont remporter les World Series à quatre reprises entre 1923 et 1932. Le début d'une invraisemblable success story, enclenchée avec l'arrivée du Bambino, mais qui se prolongera bien au-delà. Car si l'ère Ruth (1919-1935) a été prolifique, la franchise new yorkaise va dominer de façon hégémonique sous Joe Di Maggio et avec la fabuleuse équipe du manager Casey Stengel dans les 50's. Bilan : en 1962, les Yankees sont sacrés pour la... vingtième fois. Ils ont alors trusté 16 des 25 derniers titres. Ahurissant. Pendant ce temps, Boston pleure, Boston fulmine, et fulminera jusqu'au début du siècle suivant, la disette de la Red Sox Nation étant rendue plus insupportable encore par les succès des Yankees.
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Babe Ruth serrant la main du président des Etats-Unis, lors des World Series 1923, remportées par les Yankees.

Crédit: Getty Images

La rivalité entre les deux franchises a parfois atteint des sommets de violence verbale. Dans les années 70, Bill Lee, le lanceur de Boston, traita ainsi les Yankees de "chemises brunes" et de "nazis". En 1950, Phil Rizzuto, une des stars des Yankees, avait reçu des menaces de mort avant une série de trois matches au Fenway Park de Boston. Casey Stengel, par sécurité, l'avait fait jouer avec l'uniforme d'un de ses coéquipiers. Au fil des décennies, les histoires de la sorte ont fourmillé. A mesure des triomphes des uns et des frustrations des autres, l'histoire commune des Red Sox et des Yankees, à grand coups de "Yankee sucks" et de "Red Sox sucks", ont pimenté la vie de la MLB.
Immense fan des Sox devant l'éternel (il y fait souvent référence dans ses romans et a écrit un livre sur la saison 2004, celle dont nous reparlerons plus loin), Stephen King voit dans cette rivalité sportive un prolongement moderne de celle qui oppose New York à Boston depuis deux siècles sur la côte Est. Voici ce qu'a écrit l'auteur de Shining à ce sujet dans les années 90 :
New York et Boston sont deux visages de l'Amérique. Les Red Sox et les Yankees aussi. Les Américains sont paradoxaux. Ils n'aiment rien tant qu'être associés à l'image du vainqueur, mais nourrissent une passion pour les outsiders. Ils aiment les premiers mais vont encourager les seconds. Toute la dichotomie des Etats-Unis est contenue dans la rivalité entre les Yankees et les Red Sox et ce n'est pas un hasard si ces deux équipes sont celles qui drainent le plus de supporters en déplacement. Chacune a ce que l'autre n'a pas. Mais les Yankees sont d'abord l'équipe de New York. Les Red Sox, eux, sont l'America's Team. L'équipe romantique. Peut-on imaginer un poète écrire une ode aux Yankees ?

Mad Dash

Mais le romantisme a un coût élevé pour les amoureux des Red Sox, dont plusieurs générations ont versé des hectolitres de larmes. Imaginez qu'entre 1919 et 2003, pendant que le géant de Big Apple savourait 26 fois les World Series, Boston n'a remporté sur la même période que quatre petits titres de division, en 1946, 1967, 1975 et 1986. Une misère. Quatre années pleines d'espoirs puisque, à chaque fois, les Red Sox ont disputé les Word Series, la grande finale de la MLB. A chaque fois, ils ont échoué, renforçant un peu plus à chaque crève-cœur la conviction que, décidément, le départ de Babe Ruth avait enclenché une infortune éternelle.
Sur chacun de ces échecs, il y aurait un roman à écrire. En 1946, Boston redécouvre les World Series pour la première fois depuis 27 ans et le départ du Bambino. Ruth était parti au lendemain de la Première Guerre mondiale et les Red Sox auront dû attendre la fin du second conflit planétaire pour jouer à nouveau pour le titre. Cette finale face aux Cardinals de Saint-Louis va s'étirer jusqu'au bout du bout du suspense.
Les deux équipes sont à égalité trois victoires partout. Tout bascule alors dans la huitième et avant-dernière manche du dernier match, sur une de ces séquences qui hantent les fans des Red Sox. Baptisée le "Mad Dash", cette action voit Enos Slaughter inscrire le point de la victoire et du titre. A Saint-Louis, une statue de bronze évoque ce moment de gloire de la franchise du Missouri. Slaughter semble avoir profité d'une micro-seconde d'hésitation de Johnny Pesky même si, sept décennies plus tard, tout Boston discute encore de sa réelle responsabilité.
Vingt-et-un ans plus tard, Boston s'incline à nouveau en finale, à nouveau contre Saint-Louis, à nouveau au 7e match. Mais leurs deux échecs suivants seront les plus durs à avaler. En 1975, d'abord, face à Cincinnati. Là encore, tout va se décider sur le 7e et dernier match. Les Bostoniens s'envolent pour mener 3-0. Ils vont finalement perdre 4-3, dans la 9e et dernière manche. Vous pensez que Boston a tout vu en matière de bras d'honneur du destin ? Attendez une minute.

1986, symbole de la malédiction

1986. La quatrième défaite des Red Sox en World Series depuis le départ de Babe Ruth. Cet échec-là est considéré comme l'exemple le plus probant de la malédiction du Bambino. New York est en face. Pas les Yankees, mais les Mets. Ces derniers ont l'avantage du terrain mais Boston s'impose par deux fois au Shea Stadium pour mener la série 2-0 avant de retourner dans son antre de Fenway Park. Cette fois, 68 ans après, toute la Nouvelle-Angleterre est persuadée que le moment est enfin venu. John McNamara, le manager des Sox, tord d'ailleurs le cou à ces superstitions de bas étage. "L'histoire, tonne-t-il après le match 2, je n'en ai rien à foutre." Mais elle va lui revenir en pleine figure, tel un boomerang.
Les trois rencontres suivantes ont lieu à Boston. Les Red Sox n'en gagnent qu'une, la dernière. Ils mènent 3-2 et doivent retourner à New York. Lors du match 6, ils vont passer plus près que jamais du bonheur. Dans la 10e manche additionnelle, Boston prend l'avantage et mène 5-3. Par deux fois, les Sox vont alors se retrouver à un lancer, un minuscule lancer du titre.
Sur le second, Bob Stanley commet une gigantesque bourde. Son lancer sur Mookie Wilson, hors cible, permet aux Mets d'égaliser à 5-5. Puis, quelques instants plus tard, Bill Buckner y va lui aussi de sa bévue en laissant passer la balle entre ses jambes, autorisant Ray Knight à inscrire le point décisif. Après le plus invraisemblable retournement de situation jamais vu, et sans doute une des séquences les plus célèbres de l'histoire des World Series, Boston s'incline 6-5 et se voit poussé au match 7. Comme en 1946, 1967 et 1975.
John McNamara continue de tourner le dos aux micros qui lui parlent du Bambino. Le lendemain, ses hommes prennent rapidement l'avantage (3-0) avant de s'écrouler. Ils sont battus 8-5. Le rêve est passé. Encore. Pour les fans des Red Sox, l'écœurement est total. Le New York Times titre sur cinq colonnes : "La malédiction de Babe Ruth frappe encore". Pour la petite histoire, si Boston l'avait emporté, le lanceur Bruce Hurst aurait été sacré MVP. Le vote était prêt à être clôturé avant le dénouement fou du match 6. Certains n'ont alors pas manqué de relever que Bruce Hurst était l'anagramme de "B.Ruth curse" (la malédiction de B.Ruth)...

Bucky "Fucking" Dent

En 86 ans, les malheurs des Red Sox ne se sont pas limités à leurs (rares) apparitions aux World Series. Comme lors de la saison 1978. A l'époque, seules deux équipes se qualifient pour les playoffs dans chaque conférence. Les vainqueurs de chaque division. Dans l'AL Est, Boston survole les débats avant de s'effondrer brutalement à la fin de l'été. Les Yankees, un temps relégués 14 victoire derrière les Red Sox, les rejoignent le 10 septembre, s'imposant notamment quatre fois de suite au Fenway Park. Un enchainement connu sous le nom de "Massacre de Boston". A égalité parfaite en fin de saison régulière, les deux équipes doivent disputer un match de barrage pour déterminer qui jouera la finale de conférence.
Au Fenway Park, New York s'impose grâce à un home run de Bucky Dent. Improbable, car Dent n'était pas réputé pour être un gros frappeur. Cela ne pouvait arriver qu'aux Red Sox... "Il y avait plus de chances de voir tomber de la merde des nuages que de voir Bucky Dent réussir un homerun", pestera Bill Lee. Don Zimmer, le capitaine des Sox, crache à la télévision un "Bucky Fucking Dent". Ce surnom va coller à la peau du New Yorkais. Si vous vous promenez à Boston, ne vous étonnez pas de croiser dans la rue des fans des Sox avec un T-shirt "Bucky fucking Dent".
Mythe ou réalité, à chacun de se faire son opinion. Mais quand on traine une telle poisse sur plus de 80 ans, il y a de quoi croire à l'irrationnel. Mieux vaut en tout cas ne pas badiner avec la malédiction du Bambino. En 2001, Pedro Martinez, la star de Boston, a blasphémé après une victoire contre les Yankees en saison régulière : "J'en ai marre de toutes ces questions stupides à propos des Yankees et je ne crois pas aux malédictions. Sortez Babe Ruth de sa tombe et je vais lui botter le cul !". Peu après, Martinez se blessera, sa saison sera fichue et celle de Boston avec.
Devant un tel acharnement, les supporters des Red Sox ont tout tenté pour contrecarrer la malédiction du Bambino. Un exorciste a été engagé dans les années 90 pour purifier le Fenway Park. En 2001, Paul Giorgio un fan de Boston, est même allé jusqu'au sommet de l'Everest pour y déposer une casquette des Sox et brûler celle des Yankees au camp de base.

Reverse curve, Reverse the curse

Plus abracadabrantesque encore, un an plus tard, un certain Kevin Kennedy s'est mis en tête de retrouver le piano de Babe Ruth. Selon la légende, le dit piano aurait été jeté jadis dans un lac, le Millis Pond. Kennedy et ses compères ont décidé de partir à sa recherche. "Si nous retrouvons le piano et le remettons en état, la malédiction s'arrêtera peut-être", dit-il alors. Pour sonder le lac et mener ses recherches, il va même faire appel à John Fish, un expert qui avait contribué à retrouver des débris du Vol 800 de la TWA à Long Island.
En 2004, sur Storrow drive, le grand axe sur les quais de Boston, un panneau indiquant "reverse curve" (virage inversé) est vandalisé. Un graffiti l'a transformé en "reverse the curse" (inverser la malédiction). Nettoyé à plusieurs reprises, le panneau a vu réapparaitre le message à chaque fois, jusqu'à ce que la municipalité décide de le laisser en l'état. Qui sait, peut-être a-t-elle eu raison. Car cette année 2004 va tout changer.
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Le fameux panneau "graffé" sur Storrow Drive.

Crédit: Getty Images

Au mois de juillet, lors d'un match à domicile, un petit garçon est blessé en tribunes par une balle suite à une frappe de Manny Ramirez. L'enfant perd deux dents dans l'affaire. Il racontera après la rencontre vivre dans une ferme qui avait jadis appartenu à Babe Ruth. Les fans, prêts à se raccrocher à tout, ont voulu y voir un signe.
Cette saison-là, Boston se hisse en playoffs. En finale de la Ligue américaine, les Sox retrouvent leur vieil ennemi. La série tourne au cauchemar. Les Yankees mènent 3-0. Mais les Red Sox vont accomplir un miracle. En quatre jours et quatre matches, du 17 au 20 octobre, ils vont remporter quatre rencontres, dont les deux dernières au Yankee Stadium. Le match 6, "le bloody sock game", en référence à la blessure du lanceur de Boston, Curt Schilling, est resté le plus fameux.

Quatre jours en octobre

Jamais, dans l'histoire du baseball, une équipe n'avait remporté une série après avoir été menée 3-0. Dans tous les sports américains, il n'existe que trois cas similaires, en NHL : Toronto (en 1942), les Islanders (1975) et... Boston, en 2010. C'est dire si ce retournement de situation était improbable. Mais pour anéantir cette malédiction plus résistante qu'un Terminator 12e génération, sans doute fallait-il un évènement au scénario inimaginable. L'improbable pour chasser l'improbable. Savoureuse revanche sur le destin, surtout face à l'éternel ennemi yankee. Ces quatre journées ont changé l'histoire des Red Sox. Elles ont été retracées dans un formidable documentaire, intitulé "Four days in october".
Dans la foulée, Boston va survoler les World Series. Autre clin d'oeil, c'est face aux Saint-Louis Cardinals, leurs bourreaux en 1946 et 1967, que les Red Sox vont triompher, quatre victoires à zero. Là encore, une page d'histoire : pour la première fois, une équipe alignait huit victoires de suite en playoffs. 86 années d'attente balayées avec la manière.
Ce 28 octobre 2004, le Boston Globe barre sa Une d'un gigantesque "YES!!!" et c'est Dan Shaughnessy, l'auteur de La Malédiction du Bambino, qui se charge de mettre des mots sur le ressenti de chaque amoureux des Sox : "C'est donc cela qu'ils ont ressenti en 1918. Aujourd'hui, nous savons. Il est l'heure pour la Red Sox Nation de sourire. Il est l'heure de danser. Il est l'heure d'aller, chacun, à votre fenêtre, et de hurler : "Les Boston Red Sox ont gagné les World Series."
De la même manière que le départ de Babe Ruth avait marqué le début d'une longue sécheresse, octobre 2004 aura enclenché un cercle vertueux : Boston a encore été sacré en 2007 puis en 2013. Trois titres en dix ans. Il était bien temps de rendre aux Red Sox une part de leur infortune.
La Une du Boston Globe après le sacre des Red Sox en 2004.
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