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San Francisco, 17 octobre 1989, 17h04

Laurent Vergne

Mis à jour 17/10/2019 à 14:03 GMT+2

Il y a trente ans, jour pour jour, San Francisco et sa région étaient frappées par un tremblement de terre d'une rare puissance. Le plus important de son histoire après celui, ravageur, de 1906. Par un curieux hasard, au même moment se tenait à SF le match 3 des World Series, la grande finale de la MLB, qui opposaient les deux grandes villes de la baie, San Francisco et Oakland.

World Series 1989, tremblement de terre.

Crédit: Eurosport

A San Francisco, rien ne vaut le mois d'octobre. Il y fait plus chaud qu'en juillet ou en août, et le fog, le fameux brouillard qui enveloppe si souvent la ville pour en masquer les charmes, s'y fait plus rare. Ce mardi 17 octobre 1989 est une journée typique du début de l'automne dans la cité californienne. Sans un nuage à l'horizon. Une journée attendue dans toute la ville. Dans toute la baie, même.
Octobre, aux Etats-Unis, est le mois des World Series, la grande finale de la MLB, le championnat de baseball, disputée au meilleur des sept matches à l'instar des NBA Finals. Cette année-là, les World Series opposent les deux villes bordant la baie : San Francisco et Oakland. Les Giants et les Athletics. Jamais les deux franchises ne s'étaient affrontées en playoffs depuis leur installation en Californie. Il fallait remonter à 1956 pour trouver trace d'une finale en forme de derby, lorsque les Yankees avaient dominé les Dodgers, alors à Brooklyn.
Toute la baie a l'esprit tourné vers cette confrontation inédite pour le titre. Les slogans fusent. C'est la "Battle of the Bay". Les "Bay Series". Les "Series by the Bay". Mais le t-shirt qui fait fureur de chaque côté du Bay Bridge, le pont reliant les deux villes, est celui frappé du logo "Baysball", créé pour l'occasion. L’évènement est considérable. Il ne faudra que dix-sept secondes pour le rendre dérisoire.
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Un T-Shirt "Battle of the Bay".

Crédit: Getty Images

Je vous le dis, on a un tremble...
Sportivement, Oakland apparait au-dessus de son proche rival. Finalistes malheureux l'année précédente contre les Dodgers, les A's, comme tout le monde les appelle, ont une équipe de rêve, et jeune en prime. En 1986, 87 et 88, trois de leurs joueurs ont trusté le titre de rookie de l'année : Jose Canseco, Mark McGwire et Walt Weiss. Du jamais vu. Les deux premiers, redoutables frappeurs, sont surnommés les "Bash brothers", les "frères fracassants".
En face, les Giants ne peuvent adopter que la posture de l'outsider, renversant l'antagonisme des deux villes, SF la dominante et l'élégante, Oakland l'ouvrière, alors minée par une forte criminalité. Sans grande surprise, les Athletics ont facilement remporté à domicile les deux premiers matches de cette finale, 5-0 puis 5-1. Ce match 3 revêt donc déjà un caractère décisif pour les Giants. Jamais une équipe n'a remporté les World Series après avoir été menée 3-0. Toute la ville, toute la baie converge vers le vénérable Candlestick Park, le temple du sport saint-franciscain, ce 17 octobre.
Le coup d'envoi de la rencontre est prévu à 17h35, heure locale, afin d'être diffusé en primetime sur la côte Est. ABC a pris l'antenne juste après 17 heures. Al Michaels, la grande figure de la chaine, est au micro, face caméra, en compagnie de Tim McCarver. Michaels lance un sujet commenté par son acolyte pour revenir brièvement sur les deux premiers matches.
Il est 17h04. On entend la voix de McCarver sur les images du match 2 lorsque, brutalement, le son crépite et l'image se brouille, jusqu'à afficher un grand "World Series" sur fond vert. Devant leur écran, les téléspectateurs américains ignorent tout des raisons de cette coupure. Sauf ceux qui ont eu le temps de prêter l'oreille aux mots de Michaels : "Je vous le dis, on a un tremble-", avant que la liaison ne soit perdue.

Play ball, play ball !

La secousse a durée 17 secondes. "C'est comme si vous étiez debout sur l'eau, et qu'une immense vague, puissante, ondulait sous vos pieds", résumera Dave Stewart, le lanceur d'Oakland, futur MVP de ces World Series 1989. Dans le Candlestick Park, passée la frousse, énorme, chacun reprend ses esprits. On regarde son voisin, puis au loin. Ce bon vieux "Stick" a tenu le choc. Il n'y a à coup sûr pas de victimes dans l'enceinte et pas davantage de blessés. Des personnes en larmes, oui. Choquées, bien sûr. Mais pas de drame. Les minutes qui vont suivre sont empreintes d'une forme d'insouciance. Presque d'inconscience.
Dès la fin du tremblement de terre, la foule se met à hurler dans le stade. Une partie du public chante "play ball, play ball", pour réclamer le début du match. Un séisme pour le premier match des World Series à San Francisco depuis 27 ans, quoi de mieux, non ? Sur ABC, si l'image reste indisponible, le son est revenu à l'antenne presque instantanément après la secousse. Al Michaels plaisante : "Les gars, ça, c'est la meilleure prise d'antenne de l'histoire de la télévision, et de loin !".
Dave Schwartz, lui, travaille à l'Institut géologique américain, basé dans la banlieue de San Francisco. Dans son bureau, télé allumée sur ABC, il a ressenti le séisme, comme tout le monde. Mais à l'image des spectateurs du Candlestick Park, il attend le match, comme il l'a raconté dans le documentaire d'ESPN, The day the Series stopped : "Spontanément, je me souviens avoir pensé 'bon, ils vont pouvoir lancer le match'. J'étais un grand fan des A's et j'attendais cette troisième rencontre avec impatience."

Il y avait eu 1906, il y aura 1989

En réalité, personne n'a encore mesuré l'ampleur de la catastrophe. Ricky Henderson était... aux toilettes au moment du séisme. Le joueur d'Oakland a ressenti la secousse mais n'a pas compris ce qui se tramait. Il a cru que les fans s'excitaient en tribune.
Le séisme est d'une magnitude de 6,9 sur l'échelle de Richter. Le plus important depuis celui de 1906. 83 ans plus tôt, la "Ville sur la baie" a été ravagée par le tremblement de terre le plus puissant jamais vu en Californie et les incendies qui en ont découlé. Dans l'histoire de San Francisco, un point de repère tragique mais aussi fondateur d'un certain esprit et d'une résilience qui n'appartient qu'à ses habitants.
Il y avait eu 1906, il y aura 1989. L'autre séisme du siècle, bientôt connu sous le nom de tremblement de terre de Loma Prieta, du nom de l'épicentre, situé entre San José et Santa Cruz (dont le centre-ville sera ravagé, drame oublié par le prisme axé sur San Francisco et Oakland, les deux grandes cités), au sud de San Francisco.
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San Francisco, ou ce qu'il en reste, après le séisme de 1906.

Crédit: Getty Images

Des hiéroglyphes sur le tableau d'affichage

Les dégâts sont sans commune mesure avec ceux de 1906. D'abord parce que les zones urbaines sont beaucoup mieux préparées, avec des équipements bâtis pour limiter les effets d'un tel séisme. Ensuite parce le tremblement de terre de Loma Prieta, bien qu'exceptionnel, n'a pas tout à fait la même puissance, fort heureusement. Reste que, en cette fin d'après-midi du 17 octobre, l'insouciance va très vite laisser place à une forme de terreur. La peur sera rétroactive, mais bien réelle.
Mike Krukow est une des stars des Giants. Sur la pelouse, il est un des premiers à comprendre que ce séisme est tout sauf anodin. "Sur le coup, j'ai pensé que rien de grave ne s'était passé, confiera-t-il au San Francisco Chronicle. Oui, ça avait secoué, mais je pensais que tout était O.K. Puis j'ai vu un officier de police arriver sur le terrain. A son visage, j'ai vu qu'il était ébranlé, vraiment secoué. Il était le seul avec cette tête-là. Il m'a expliqué qu'ils avaient un tout nouveau système pour communiquer entre eux. Un système suppose être infaillible et résister à toutes les intempéries et même aux violents séismes. Il ne pouvait pas tomber en rade. 'Et alors?', je lui ai demandé. 'Il est complètement en rade, plus rien ne marche', m'a-t-il répondu."
Il n'y a plus d'électricité dans le Candlestick Park. Il n'y en a plus nulle part dans la baie, à vrai dire. De façon assez improbable, le panneau d'affichage du stade affiche encore quelques signes... en hiéroglyphes. La nuit s'apprête à tomber. Plus grave, des fissures apparaissent en divers endroits du stade. Surtout sur la partie supérieure des tribunes. On ne le sait pas encore, mais la vague est passée juste sous le Candlestick Park. Isahiah Nelson, l'officier de la SFPD, celui-là même qui a confié à Krukow que quelque chose clochait, convainc le Commissionner de la MLB, Fay Vincent, d'annoncer le report du match. L'urgence, c'est d'évacuer le Stick sans mouvement de panique.
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Le Candlestick Park en train de se vider après l'annulation du match 3.

Crédit: Getty Images

Le match 3 a sauvé un nombre incalculable de vies

Il est 18h30. Le stade se vide. Les joueurs ont retrouvé leurs proches et s'en vont. Les nouvelles commencent à leur parvenir. Sur des écrans de contrôles fonctionnant sur batterie, certains ont pu voir les premières images de la ville. Les immeubles et les maisons écroulées. Le quartier de la Marina, le plus touché, en proie aux flammes après l'explosion d'une conduite de gaz.
Surtout, une double information leur glace le sang : la partie supérieure du Bay Bridge s'est coupée en deux au milieu du pont, et une partie aérienne de l'autoroute 880, le Cypress Viaduct, située à Oakland, s'est écroulée sur la moitié inférieure. "J'ai vu les images des gens sur le pont", dit Mark McGwire sur ESPN, les larmes aux yeux. Voyant qu'il n'est pas en mesure de continuer l'interview, le journaliste coupe court : "OK Mark, arrêtons-là, merci beaucoup."
A cette heure-ci, le trafic est généralement congestionné sur le Bay Bridge et l'Interstate 880. On redoute donc que le nombre de victimes se chiffre par centaines. Mais ce 17 octobre, les routes étaient quasiment désertes à 17h04. Dans leur immense majorité, les habitants avaient quitté le bureau beaucoup plus tôt, soit pour se rendre au stade, soit pour rentrer chez eux. Personne, à San Francisco ou Oakland, ne voulait rater le début de la rencontre. Une seule personne trouvera ainsi la mort sur le Bay Bridge. Le match 3 des World Series a sauvé un nombre incalculable de vies.
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Le Oakland Bay Bridge coupé en deux.

Crédit: AFP

63 morts

Les joueurs des deux équipes sont tous des habitants de la baie. Ils cessent d'être des stars. Redeviennent des parents, des enfants, des amis. Nous ne sommes pas à l'ère d'internet. Les télécommunications sont coupées. Ils n'ont aucun moyen de joindre leurs proches. Dave Stewart passera la nuit à chercher sa sœur partout dans la ville. Mike Gallego, autre joueur d'Oakland, a quitté le stade avec son épouse. Le couple a des jumeaux, des garçons âgés de dix mois. Ils sont restés chez eux avec la baby-sitter. Aucun moyen de les joindre. Il raconte :
On ne savait pas si notre appartement avait tenu le choc, si nos enfants allaient bien. A cause de l'effondrement du Bay Bridge, nous avons dû contourner la baie. Il nous a fallu quatre heures pour rentrer. Dans le bus de l'équipe, il n'y avait pas un bruit, personne ne parlait. Quand nous sommes arrivés, la baby-sitter était là, les gamins jouaient devant la télé. Tout allait bien. Mais ce sont les heures les plus pénibles de ma vie. Je n'ai jamais oublié ce moment.
Comme pour Mike Gallego, beaucoup de ces histoires se termineront de façon heureuse. Au total, on ne dénombre "que" 63 morts, et 3700 blessés. Presque un miracle. Le bilan aurait pu être plus dramatique encore, même si les tragédies ne manquent pas. Comme ce petit garçon, mort étouffé dans la poussière après l'écroulement d'un immeuble de trois étages dans la Marina. Les secours avaient pu communiquer avec lui mais sans pouvoir le dégager à temps. Ou cet autre enfant de neuf ans, qu'il a fallu amputer pour le désincarcérer de la voiture de ses parents tombée du haut du Bay Bridge.
Même certains contes de fées ne dureront pas : pris au piège dans sa voiture sur l'Interstate 880, Buck Helm, 58 ans, est resté prisionnier quatre jours de sa carcasse avant d'être secouru. Son sauvetage, épique et improbable, avait redonné le sourire à toute la baie. Mais le 18 novembre, un mois et un jour plus tard, il s'éteignait d'une insuffisance respiratoire.
En 17 secondes, certains ont perdu la vie, d'autres subiront des séquelles physiques et psychologiques permanentes. Pour les victimes ou les sans-abris (des milliers de personnes ont perdu leur logement), la reconstruction sera longue.
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Dave Stewart, le MVP des World Series 1989.

Crédit: Getty Images

Les 7000 dollars de Di Maggio

Pour tous ceux qui ont traversé le tremblement de terre sans autre dommage que la peur d'y laisser leur vie ou celle d'un proche, il sera plus aisé de tourner la page. Et d'en garder, comme pour mieux exorciser cet évènement hors normes, les souvenirs les plus cocasses et les anecdotes les plus savoureuses. Loma Prieta a tout mélangé, les tragédies les plus absolues et les petites histoires les plus drôles. Comme celle de Joe Di Maggio.
Alors âgée de 74 ans, la légende du baseball, Californien de naissance, a grandi dans la baie de San Francisco. Présent au Candlestick Park ce jour-là, Di Maggio est un des premiers à quitter l'enceinte pour foncer dans sa Limousine et rejoindre la Marina, où il résidait alors. Des images télé d'époque le montrent en train de discuter avec des habitants pour les réconforter. Puis, un peu plus tard, on le voit sortir de chez lui avec un gros sac poubelle. Dans son livre, Joe Di Maggio, une vie de héros, Richard Ben Crammer révèlera que le sac contenait 7000 dollars en cash. L'ancien mari de Marylin craignait les pillages.
Mais la scène plus cocasse s'est jouée dans les tribunes du Candlestick Park. Stan Grossfeld, le célèbre photographe du Boston Globe, double prix Pulitzer, a le réflexe de prendre des photos pendant les 17 secondes de la secousse. L'une d'entre elles deviendra célèbre. Grossfeld a saisi l'image d'un homme à l'expression terrifiée, au moment même où il se tourne vers le photographe. Quelques semaines plus tard, Grossfeld reçoit un appel au siège du Globe. L'homme en question, passablement énervé, est au bout du fil. Il n'était pas censé être au match. Il avait dit à son patron qu'il était malade et ne pouvait pas venir travailler.
Il y a nos vies de champions, et il y a la vraie vie
Les World Series seront interrompues pendant dix jours, pour reprendre le 27 octobre. Pour certains, c'était trop tôt. "Churchill n'a pas fermé les cinémas à Londres pendant les bombardements. La vie doit continuer, c'est important", plaidera Fay Vincent. Oakland va plier l'affaire en quatre matches. Pour la première fois, une équipe boucle la finale sans jamais avoir été menée dans aucune des rencontres. Le sacre d'une immense équipe. Mais ce n'est pas pour ça que ces World Series sont restées dans l'histoire.
Avec le recul, la conjonction des hasards a quelque chose de troublant. Il n'y avait plus eu de World Series entre deux voisins depuis des lustres. San Francisco n'y était pas retourné depuis plus d'un quart de siècle. Et il n'y avait plus eu un tel séisme à San Francisco depuis 1906. Il aurait pu se produire la veille ou le lendemain du match. Mais non, il a surgi moins d'une demi-heure avant le coup d'envoi. Un évènement sportif majuscule pour toute une région, et cette même région frappée au même moment par une des plus grandes catastrophes imaginables. A tel point qu'on parle parfois aujourd'hui dans la baie de San Francisco du "World Series Earthquake".
Dans le vestiaire, après le triomphe final du match 4, les A's célèbreront comme s'ils venaient de gagner une partie d'entraînement. Il n'y aura ni champagne ni joie excessive. Le lanceur des A's Dennis Eckerlsey, d'autant plus touché qu'il est natif d'Oakland, résumera tout : "Il y a nos vies de champions, et il y a la vraie vie. Quand la seconde vient mettre un grand coup de pied au cul des premières, on se souvient laquelle est la plus importante."
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Les dégâts colossaux dans San Francisco, au lendemain du séisme de Loma Prieta.

Crédit: Getty Images

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