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Les Grands Récits - Detroit Pistons : Bad Boys et fiers de l'être

Laurent Vergne

Mis à jour 23/12/2021 à 11:47 GMT+1

LES GRANDS RECITS – Sacrés deux fois champions NBA en 1989 et 1990, les Pistons ont su se frayer un chemin jusqu'au sommet dans une ère ultra-concurrentielle, entre les règnes de Magic Johnson et Larry Bird dans les années 80 et celui de Michael Jordan dans la décennie suivante. Provocateurs, violents et détestables, les Bad Boys de Detroit ont été haïs de tous. Et ils ont aimé ça.

Thomas, Dumars, Laimbeer : les Bad Boys.

Crédit: Eurosport

Les histoires d'amour finissent mal, en général. C'est la fois de trop. La goutte d'eau sur les hauteurs d'un vase prêt depuis longtemps à déborder pour écouler les restes d'une dynastie perdue. Deux semaines et demie plus tôt, Isiah Thomas a déjà eu une cote fracturée à cause de Bill Laimbeer. Ce 17 novembre 1993, un nouveau coup de coude du pivot à l'entraînement le propulse hors de ses gonds. Thomas craque et frappe son coéquipier. Mauvaise idée. La main du meneur se brise sur la carcasse de ce vieux salaud de Laimbeer. Trois doigts fracturés. Trois à six semaines d'absence.
Il y a quelque chose de pourri au royaume délabré des Pistons en ce début de saison. Sean Elliot, arrivé à l'été, se demande même où il est tombé : "J'ai vu plus de bagarres à l'entraînement depuis que je suis là que lors de mes quatre premières années dans la Ligue".
Quatre jours plus tard après cet incident tragi-comique, Bill Laimbeer décide de prendre sa retraite. Certains quittent la scène parce qu'ils ne sont plus performants, que leur corps meurtri les empêche de prolonger la fête. Laimbeer, lui, est parti parce que son leader s'est fracassé la main en voulant le frapper.
Au cours d'une réunion d'une heure en compagnie de leur coach, Don Chaney, les deux hommes ont vidé leur sac. "Mon amitié avec Isiah restera intacte, assure Laimbeer en annonçant à 36 ans la fin de sa carrière. On s'aime tant. Ça ne changera jamais." "Ce sont tous les deux des hommes très fragiles", évoque de son côté Chaney. Tout le monde manque de s'étouffer. Fragiles, Laimbeer et Thomas ?
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Bill Laimbeer et Isiah Thomas en 2019 pour les 30 ans du premier titre des Pistons.

Crédit: Getty Images

Communauté de destins

A l'issue de cette saison 1993-94, Detroit terminera avec un bilan apocalyptique : 20 victoires, 62 défaites. Les deux titres de 1989 et 1990 semblent appartenir à une autre époque. Isiah Thomas emboîte le pas de Laimbeer et raccroche à son tour. La fin d'une décennie dorée pour la franchise du Michigan même si, en réalité, le cercueil de cette glorieuse époque attendait sagement d'être refermé à la sortie d'Auburn Hills depuis maintenant deux bonnes années.
La chute n'aura pas été belle, à l'image de cet accrochage entre ses deux figures les plus emblématiques. Peut-être était-ce mieux ainsi, après tout. Jusqu'au bout, y compris dans la déchéance, les Pistons auront été fidèles à leur réputation. Bad Boys ils avaient été, Bad Boys ils resteraient. Ainsi aura grandi, vécu, triomphé et agonisé l'équipe la plus détestée de l'histoire de la NBA, pour l'éternité la seule à pouvoir se targuer d'avoir éliminé en playoffs Magic Johnson, Larry Bird et Michael Jordan.
Bien avant l'implosion, il y eut la genèse et l'apothéose d'un groupe ne ressemblant à aucun autre. Du talent, bien sûr, mais peut-être moins que d'autres équipes ayant dominé le basket américain avant ou après. Non, les Pistons, c'était autre chose. Un état d'esprit, une façon de faire et d'être, un goût certain de la provocation, et l'art de se faire détester des autres pour mieux se respecter soi-même.
Une communauté de destins, aussi. Entre joueurs et avec toute une ville. Les Bad Boys, mal-aimés à l'image de celle qu'ils incarnent, Detroit. Motor City, berceau du Big Three automobile (General Motors, Ford et Chrysler), jadis ville la plus riche des Etats-Unis, traverse dans ces années 80 une période sombre. Le déclin économique, amorcée un quart de siècle plus tôt, connait son paroxysme sous la présidence Reagan, avec une saignée de sa population, passée de plus de deux millions à la fin des années 50 à 700 000 à peine au milieu des "eighties". Detroit est une ville qu'on déserte.
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1986 : Démantèlement de l'usine Chrysler basée sur Huber Avenue.

Crédit: Getty Images

Dans la sueur et dans le sang

C'est une métropole gangrénée par la violence. Le taux de criminalité a explosé en même temps que le chômage, au point de devenir incontrôlable. Detroit n'est pas une ville cinématographique à l'image de New York, San Francisco ou Los Angeles. Mais quand sort le Robocop de Paul Verhoeven en 1987, film de science-fiction dépeignant un futur proche ultra-violent, c'est à Detroit que se situe l'action. Deux ans plus tard, Michael Moore y tourne "Roger et moi", documentaire évoquant la suppression de 30 000 postes chez GM. La violence. La détresse sociale. Bienvenue à Detroit dans les années 80.
A l'heure où le modèle soviétique s'effrite jusqu'à s'effondrer, le capitalisme à la sauce Reagan, ivre de sa propre puissance, en laisse pourtant certains au bord de l'autoroute de la croissance. La plus grande ville du Michigan incarne le reflet que refuse de voir en son miroir une Amérique autocentrée et ne s'imaginant pas autrement que triomphante. A cet égard, les Bad Boys vont surgir au meilleur moment pour fédérer autour de leur ambition toute une ville qui se reconnait en eux et redonner à ses habitants une part de leur fierté et une raison de bomber le torse. Tous ensemble et seuls contre tous.
Forgés dans la sueur et dans le sang, dans le labeur et la violence, les Pistons de Thomas, Laimbeer and Co n'auraient pas eu le même sens et la même force à Los Angeles ou Boston, de la même manière qu'on peine à envisager rétrospectivement le showtime de Magic, Jabbar et Worthy s'épanouir à Detroit. Leur histoire, c'est un film de guerre, pas une comédie musicale. Les Douze salopards plus que Lalaland. Les Bad Boys ont fini par épouser l'identité de leur ville, et réciproquement. Ils incarneraient une sorte de contre-culture du "Showtime". A prendre ou à laisser. A laisser, pour beaucoup.
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Les Detrois Pistons au temps de la gloire.

Crédit: Getty Images

Isiah Thomas, le point de départ

Avant de déranger, les Pistons ont d'abord fait rire au tournant des décennies 70 et 80. Ils touchent le fond avec 16 victoires en 82 matches en 1980, et 21 succès l'année suivante. C'est là, au printemps 1981, que la lente construction d'une des équipes les plus marquantes de tous les temps va s'enclencher. Avec le 2e choix de la draft, Detroit sélectionne Isiah Thomas.
Meneur de jeu de 185 centimètres, il deviendra par son caractère et le feu sacré qui l'anime le cœur de cette équipe. Son sourire ravageur n'a rien à envier à celui de Magic Johnson (les deux hommes seront d'ailleurs très amis avant une brouille de près de trente ans) et lui vaudra le surnom de "Smiling Assassin". Il porte en lui une enfance difficile dans les ghettos du Westside de Chicago. Petit dernier d'une fratrie de neuf enfants, élevé à la dure, il n'a que six ans quand il voit son père déserter le foyer familial mais le vit presque comme une libération. Ce père, peu aimant, parfois violent, qui, ironie suprême, détestait le basket. "Il le voyait comme un héritage de l'esclavage", expliquera 'Zeke' dans son autobiographie.
Sa mère, Mary, le poussera au contraire à s'investir dans sa passion : "Si c'est ce que tu veux faire, fais-le. Mais deviens le meilleur." Le jeune Isiah se lève tous les jours à 5 heures du matin. Il lui faut quatre bus et 90 minutes pour se rendre à l'école. Il apprend la valeur du travail et une certaine autonomie. "C'est dans ma famille que j'ai découvert les vertus du collectif, confiait le rookie à Sports Illustrated en 1981. On n'avait pas toujours à manger pour tout le monde à la maison. Il fallait partager. Et se débrouiller. Prendre soin de ses affaires, de ses chaussures. Mais je ne regrette rien de cette période."
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Isiah Thomas entouré de sa mère et de sa famille.

Crédit: Getty Images

"Si la victoire ne vous intéresse pas, je vous conseille de vous en aller maintenant"

Isiah Thomas est un formidable joueur de basket. A lui seul, il change la donne à Detroit. Dès son premier match, il enquille 31 points et 11 passes. Dans l'histoire de la NBA, seuls Oscar Robertson (avant lui) et Damian Lillard (après) ont compilé au moins 20 points et 10 passes le jour de leurs débuts. Dès cette soirée inaugurale achevée par une victoire contre Milwaukee, George Blaha, commentateur des matches des Pistons pendant quatre décennies, a conservé un souvenir fort :
"Pendant le premier quart-temps, j'ai dit à Matt Dobek, qui était mon statisticien : 'ce gamin jouera le All-Star Game un jour'. Dans le deuxième quart-temps, je lui ai dit : 'je crois même qu'il jouera le All-Star Game dès cette année.' Puis quand il a mis un panier du milieu du terrain au buzzer juste avant la mi-temps, j'ai regardé Matt : 'Il sera titulaire au All-Star Game dès cette année'."
Blaha a vu juste. Thomas figure quatre mois plus tard dans le cinq de départ de l'Est, aux côtés notamment de Larry Bird et Julius Irving. "J'ai tout de suite compris qu'Isiah allait changer le destin de la franchise, a confié en 2017 Tom Wilson, l'ancien président des Pistons. Son talent et son charisme étaient évidents, les fans adoraient son sourire, ses crossovers, son côté clutch et, surtout, sa façon de se battre."
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Isiah Thomas lors du All-Starg Game 1982, le premier d'une longue série pour le meneur des Pistons.

Crédit: Getty Images

Greg Kelser était lui le coéquipier du meneur rookie lors de cette saison 1981-82. Il souligne de son côté le leadership de ce meneur à tous les sens du terme : "Après une mauvaise série de matches, il a réuni toute l'équipe à l'entraînement. Il a dit 'Je ne suis pas venu ici pour perdre. Si la victoire ne vous intéresse pas, je vous conseille de vous en aller maintenant. Si vous restez, c'est pour gagner.' Il avait 20 ans, n'était dans la Ligue que depuis quelques semaines, mais il était d'une autre trempe."

Cinq ans pour un puzzle

Thomas redonne à lui seul du crédit à une franchise moribonde. Mais il faudra encore une poignée d'années, de drafts et de trades afin de façonner pour de bon cette équipe :
1982. Le pivot Bill Laimbeer et le shooteur Vinnie Johnson (surnommé "le micro-ondes" parce qu'il avait la main chaude plus vite que n'importe qui) arrivent respectivement de Cleveland et Seattle.
1983. Chuck Daly s'installe sur le banc.
1985 : Joe Dumars est sélectionné au 1er tour de la draft. Rick Mahorn débarque de Washington via un échange.
1986 : Nouvelle draft et double coup de maître avec John Salley et Dennis Rodman. Acquisition du scoreur Adrian Dantley.
Cinq ans. Voilà ce qu'il aura fallu pour assembler les pièces essentielles du puzzle. A ce stade, les Pistons ne sont pourtant pas encore tout à fait les Bad Boys. La NBA regarde d'un œil presque distrait cette équipe jeune, en pleine croissance et maturation, mais pas encore de taille à projeter une ombre sur la rivalité entre les Lakers et les Celtics ou sur la nouvelle superstar Michael Jordan.

Thomas, l'idole de Dumars

Au printemps 1986, Detroit boucle sa troisième campagne de suite en playoffs mais n'a remporté qu'une seule série en trois ans. Le match 5 (et décisif) du duel contre les Knicks, le 27 avril 1984, résume à la fois ce qu'est en train de devenir l'équipe de Chuck Daly et tout ce qu'elle n'est pas encore. Devant son public, Isiah Thomas livre un match mémorable, inscrivant 16 points dans les 94 dernières secondes du quatrième quart-temps pour arracher la prolongation.
"Pour la première fois de ma vie, relate-t-il dans son autobiographie, je me suis senti dans une sorte de zone spirituelle. Je me souviens être revenu vers le banc juste avant la prolongation et avoir senti les larmes monter. Le public était si électrique, je ne m'étais jamais senti aussi connecté avec les fans.C'était à la fois étrange et magique." Mais lors de la prolongation, Detroit s'incline et est éliminé. La légende de Thomas s'écrit déjà, celle des Pistons attendra encore.
A compter de la saison 1986-87, convaincus que leur heure est arrivée, ils se lancent pour de bon à la quête du Graal. Et c'est vrai, sur le papier, il ne manque rien, à l'image de la doublette à l'arrière composée de Isiah Thomas et Joe Dumars, une des plus belles jamais vues sur les postes 1-2. Le créatif et le styliste. Le temps pour Dumars avant de trouver sa place. Car avant de devenir l'indissociable partenaire de Thomas, il l'a d'abord admiré : "Quand j'étais en première année au lycée, j'avais un poster d'Isiah dans ma chambre, raconte-t-il dans le documentaire d'ESPN, Bad Boys. J'étais à des années-lumière de penser que je jouerais avec lui."
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Joe Dumars et Isiah Thomas.

Crédit: Getty Images

"Ne lui répétez pas, mais je crois que même sa mère ne l'aime pas"

Six fois All-Star et double meilleur scoreur de la Ligue, l'ailier Adrian Dantley apporte lui le punch offensif qui manquait encore à la franchise du Michigan. Dessous, plus encore que les rookies Salley et Rodman, c'est le tandem Laimbeer - Mahorn qui dépote. Entre ces deux-là, aussi infectes l'un que l'autre, tout a pourtant mal commencé. Mahorn ne voulait pas quitter Washington et a mal vécu son trade. "Chaque fois que je voyais Isiah sourire, je voulais le lui retirer de son visage, avoue Mahorn. Je n'aimais pas Isiah, je n'aimais pas Laimbeer, je ne pouvais pas blairer Detroit. Je ne voulais pas venir."
Alors, quand il débarque, l'ex-Bullett fait la gueule et rechigne à bosser. "Il était gros, n'était pas en bonne condition", se souvient Laimbeer. "Bill m'a dit 'ton boulot c'est de défendre et de prendre des rebonds et tu vas le faire.' Je lui ai répondu 'mais putain pour qui tu te prends ?'", rigole aujourd'hui Mahorn. Mais bientôt, les deux intérieurs seront cul et chemise et les meilleurs amis du monde. Surtout, ils vont incarner l'ADN de cette équipe rugueuse, détestable mais jouissant de la détestation qu'elle suscite.
S'il fallait choisir une personnalité pour incarner les Pistons des années 80, Laimbeer serait le candidat idéal. Loin de la jeunesse misérable d'un Thomas, il est né avec une cuillère d'argent dans la bouche. Le gosse de riche bien élevé deviendra pourtant le plus badass de tous les Bad Boys. Un excellent et prolifique pivot, mais un vicelard, un "dirty player", une crapule capable de tous les coups, surtout les plus bas. "Ne lui répétez pas, a dit un jour Isiah Thomas, mais je crois que même sa mère ne l'aime pas. Et franchement, si je ne connaissais pas Bill personnellement, je pense que je le détesterais, moi aussi."
Sur le parquet, outre son travail offensif et défensif, Laimbeer a un objectif : pousser l'adversaire à bout, le faire craquer. "Je tirais une grande fierté dans le fait de gagner la bataille psychologique. C'était ça, pour moi, ce sport", dit-il. "Vous étiez tellement énervés après lui que vous en perdiez la lucidité et le contrôle de votre jeu", note Dominique Wilkins, la star d'Atlanta. Affronter les Pistons et Laimbeer en particulier, c'est l'assurance d'un voyage éreintant, physiquement et peut-être plus encore psychologiquement.
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Bill Laimbeer éructe sur le banc des Pistons.

Crédit: Getty Images

Laimbeer - Bird, la haine

Comme une évidence, Laimbeer va se retrouver au cœur d'un incident décisif dans la maturation du concept de Bad Boys. 1987. Finale de conférence contre les Celtics. Match 3. Le pivot des Pistons plaque littéralement Larry Bird au sol. S'en suit une mêlée. Lorsque Bird s'en extrait, rouge de colère, il veut se jeter sur Laimbeer avant de s'emparer du ballon qu'il lui balance en pleine tronche. Les deux hommes sont exclus. On n'a jamais vu Bird dans un état pareil.
Le contentieux entre les deux ne date pas d'hier. Le premier coup de coude du grand Bill sur la star des Celtics remonte à 1982. Trois ans plus tard, rebelote. Bird finit avec du sang sur le maillot. Lorsque, en février 1986, Laimbeer n'est pas sélectionné pour le All-Star Game pour la première fois depuis trois ans, Bird se régale devant les micros : "Parfait. Comme ça, je n'aurai pas à me soucier du moment où il va monter dans le bus en disant 'salut Larry' avec son sourire en coin et moi de lui répondre 'va te faire foutre, Bill.'"
Il n'est pas exagéré de parler de haine. Seul le temps révèle la vraie puissance d'une inimitié. Souvent, les années aidant, les colères s'apaisent, le ressentiment faiblit. Mais Laimbeer et Bird entretiendront jusqu'à leur dernier souffle et sans se forcer une réciproque détestation. Le jour où le maillot de la légende Bird est retiré au Boston Garden, en 1993, Bob Costas, le célèbre journaliste de NBC transformé pour l'occasion en maitre de cérémonie, glisse une plaisanterie : "Je pense que c'est une soirée parfaite pour vous, Larry, même si malheureusement, Bill Laimbeer n'a pas pu venir." "On l'aurait probablement pendu avec mon maillot", répond Bird.
Même en 2020, le ton ne s'est pas apaisé. "C'était vraiment un joueur vicieux, qui cherchait à faire mal, et je ne peux pas respecter ça, insiste l'ancienne idole du Garden. Sur un jump shot, il était capable de mettre son pied où il fallait pour vous faire tomber quand vous retouchiez le sol. Personne d'autre ne faisait ça." Laimbeer n'est pas en reste. "Que lui diriez-vous s'il venait s'asseoir à côté de vous au restaurant ?", lui a-t-on demandé dans une interview à la radio en 2018. Réponse de Laimbeer : "J'irais probablement m'asseoir à une autre table".
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Bill Laimbeer et Larry Bird au duel en 1987.

Crédit: Getty Images

"Nous étions prêts à tout les uns pour les autres"

Chez ces Pistons, le verbe se veut parfois aussi sale que le geste. Dans la foulée de cette confrontation épique contre Boston, le vent de la parole vire mauvais. Dennis Rodman lance une saillie à peine ambiguë à la télé, sous-entendant que si Larry Bird était noir, on n'en ferait pas des caisses autour de sa carrière. La pâleur de son teint, au moins autant que son jeu, justifierait l'intérêt, excessif, qu'on lui porte. Un bon p'tit blanc, rien de plus. Interrogé à ce sujet, Isiah Thomas apporte son soutien à son coéquipier : "Larry est un très, très bon joueur, un talent exceptionnel. Mais s'il était noir, il serait juste un bon joueur parmi d'autres."
Le déchainement médiatique est tel que Thomas doit organiser une conférence de presse commune avec Larry Bird à Los Angeles, juste avant les Finals entre les Celtics et les Lakers. Il se défend de tout racisme. "Lâchez-moi, je plaisantais, c'est tout, plaide le meneur. Ecoutez bien, vous entendrez l'ironie dans ma voix. Les médias m'ont mal compris. Larry mérite toute la reconnaissance dont il bénéficie. J'ai une très bonne relation avec lui. Pour être trois fois MVP, vous devez être un grand joueur." Bird passe l'éponge, mais le mal est fait. Personne n'a entendu le moindre second degré dans la tirade de la star des Pistons.
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Juin 1987 : Conférence de presse commune de Larry Bird et Isiah Thomas pour éteindre l'incendie.

Crédit: Getty Images

C'est un tournant, car Thomas était le joueur le plus admiré et respecté de cette équipe. Le Magic miniature était jusqu'alors plutôt épargné par la perception négative des Pistons. Son sourire, son jeu, adoucissaient cette image. Après l'incident Laimbeer-Bird des finales de conférence, ce printemps 1987 scelle le sort de ceux que, désormais, tout le monde appellera les Bad Boys. Mais, bénéfice collatéral, le "Birdgate" soude encore davantage un groupe prêt à s'unifier comme jamais contre la terre entière. "Isiah est vraiment venu à mon secours, estime Rodman dans le documentaire d'ESPN. Pour moi comme pour l'équipe, ce fut un révélateur. Nous étions prêts à tout les uns pour les autres."

1988, la dernière frustration

Etape par étape, Detroit se rapproche du paradis. Après leur première finale de conférence, perdue en 1987 contre Boston, les hommes de Chuck Daly atteignent pour la première fois les Finals l'année suivante. S'ils ont enfin pris le dessus sur les Celtics, ils butent cette fois sur les Lakers lors d'une des plus belles séries finales de l'histoire. En sept matches, encore. Si l'avènement des Bulls de Jordan a été lent, celui des Pistons de Thomas le fut tout autant.
La NBA n'est pas loin de se réjouir des frustrations du Michigan. Même avec les standards des années 80, l'engagement physique de cette équipe dépasse les bornes. L'image des Bad Boys leur a-t-elle couté le titre en 1988 ? A la toute fin du 6e match, alors que Detroit mène trois victoires à deux et 102-101, Kareem Abdul-Jabbar obtient deux lancers qu'il va convertir pour une faute de Bill Laimbeer. Le fameux "Phantom call" pour les fans de Detroit. "Y avait-il faute de Laimbeer ? Peut-être pas, mais il a payé pour les 2000 gars qu'il a poussés depuis le début de sa carrière", écrira le Los Angeles Times.
Reste que, n'en déplaise à... tout le monde en dehors des frontières du Michigan, la consécration des Bad Boys a quelque chose d'inéluctable. Même si la campagne 1989, celle du premier triomphe, s'amorce dans la douleur. Detroit a dû se séparer la mort dans l'âme de Rick Mahorn lors de l'expansion draft imposée par l'arrivée des deux nouvelles franchises basées à Orlando et Minneapolis.
Puis les Pistons effectuent un trade qui vaudra des menaces de mort à Tom Wilson : Adrian Dantley, frustré de ne pas toucher davantage le ballon, est cédé en échange de Mark Aguirre. "Je sais que Dantley aurait voulu que je lui passe tout le temps le ballon, écrira Thomas. Mais ça ne marche pas comme ça. Ce n'est pas que je ne l'aimais pas. Mais il en fallait pour tout le monde et, surtout, l'important, c'était l'équipe." Si Aguirre, ami d'enfance d'Isiah Thomas, n'est pas accueilli à bras ouverts par les supporters, il va épouser instantanément l'esprit bad boy et le trade paiera.
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Isiah Thomas et Bill Laimbeer en 1988.

Crédit: Getty Images

Daly, la persuasion plutôt que la dictature

Une fois ces difficultés initiales surmontées, Detroit achève la saison régulière par 34 victoires sur ses 38 derniers matches avant de tout dévaster en playoffs, avec seulement deux petites défaites en vingt rencontres et un "sweep" en finale contre des Lakers, il est vrai diminués par les blessures. Mais c'était l'heure des Pistons, dont la profondeur de banc et l'intensité sur 48 minutes n'a aucun équivalent. L'heure d'Isiah Thomas, de Dumars, de Laimbeer, Rodman, Salley et les autres. Celle de Chuck Daly, aussi, dont le rôle ne doit être sous-estimé.
On ne saura jamais si un autre que lui aurait su fédérer aussi efficacement ces individus si difficiles à maîtriser. Mais "Daddy Rich", dont l'élégance des costumes, sa grande passion, tranchait avec la rudesse de son équipe, fut l'homme idoine pour tirer la quintessence de ce groupe. Parce qu'il avait su choisir la persuasion plutôt que la dictature.
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Detroit Pistons : Isiah Thomas et son coach, Chuck Daly.

Crédit: Getty Images

A sa mort en 2009 à l'âge de 78 ans, son ancien assistant, Brendan Suhr, résumait la philosophie de Daly : "En NBA, 90% du boulot d'un coach, c'est la connaissance des êtres humains qu'il dirige. Avec Chuck, je dirais que ça montait à 99%." "Chuck nous accordait une grande confiance, il savait nous parler, nous convaincre, tous. Il nous faisait oublier nos egos", confirme Thomas. C'est la raison pour laquelle il sera choisi, avec Mike Krzyzewski, pour coacher la Dream Team à Barcelone en 1992.
A Detroit, tout le génie de Chuck Daly aura ainsi été de solidifier jusqu'au bout des rouages son collectif, tout en laissant s'épanouir ses individus, tel Dennis Rodman, propulsé dans le cinq majeur cette année-là. Quelques années plus tard, Daly expliquera dans une interview au New York Times comment il avait réussi à expurger ses Pistons de toute menace autodestructrice :
Beaucoup de choses peuvent fragiliser un collectif et établir la différence entre une bonne et une grande équipe. Une blessure grave, des problèmes extra-sportifs, des jalousies inattendues, un joueur important pensant plus à son prochain gros contrat qu'au jeu, des soucis d'ego en tout genre. Tout cela existe. Et n'oubliez pas que tous les joueurs veulent jouer 48 minutes. Sur douze joueurs de votre effectif, vous en trouverez neuf ou dix convaincus d'être meilleurs que Larry Bird. Je crois qu'en 1989, nous avions des individualités dédiées à 100% à la seule réussite de l'équipe. C'est rare, donc précieux.
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1989 : Les Pistons sur le toit du monde.

Crédit: Getty Images

Le "walkoff" de 1991, ultime saccage de leur image

Le second titre conquis en 1990 contre Portland (4-1) viendra valider la première couronne et installer un début de dynastie, sans pour autant redorer le blason de l'image publique d'une équipe plus détestée que jamais. Puis ce sera la chute, elle aussi inévitable. Car tout en ayant mis successivement fin, via une décapitation coast to coast, au règne des deux géants des années 80, Boston et L.A., Detroit, passé du chasseur au chassé, doit freiner l'ascension d'un nouveau challenger, les Bulls de Jordan et Pippen.
Par trois fois, de 1988 à 1990, Chicago, encore trop dépendant de son soliste, aura buté sur son Némésis de la conférence Est avant le passage de témoin en 1991 lors du premier des six titres du mastodonte de l'Illinois. Les Bulls étaient devenus trop forts pour des Pistons en proie au vieillissement et balayés en quatre matches en finale de conférence. Surtout, la troupe de Jordan avait suffisamment grandi pour enfin relever ce défi. "Je les regardais et je pensais, 'ils sont devenus nous'. Mentalement, physiquement, les Bulls étaient passés devant", avoue Joe Dumars.
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Isiah Thomas et Michael Jordan lors de la série entre Bulls et Pistons en 1989.

Crédit: Getty Images

Saccageant leur image jusqu'au bout, les Bad Boys vont aller jusqu'à rater leur fin de règne. Lors du 4e et dernier match de la série contre Chicago, dans leur salle d'Auburn Hills, les Pistons savent que tout est fini. Les stars de l'équipe ont rejoint le banc depuis longtemps dans cette inutile fin de match. A quelques minutes du terme, dans une scène poignante, les stars s'étreignent. Thomas, Dumars, Laimbeer, Rodman, Salley, Aguirre. Comme des frères se témoignent leur amour à un enterrement. L'instant est émouvant mais il va vite passer aux oubliettes de l'histoire.
Dans la foulée, sans doute à l'instigation de Bill Laimbeer, qui en a en tout cas toujours revendiqué la paternité, les figures majeures des Pistons quittent le terrain alors que le match n'est pas encore terminé, sous les yeux médusés des Bulls. Le temps aurait peut-être rendu justice aux Bad Boys, mais en ratant leur sortie, ils ont manqué leur dernier rendez-vous avec la postérité. Savoir perdre est aussi important que de savoir gagner. Trois décennies plus tard, cette scène leur cause encore du tort. Laimbeer ne l'a jamais regrettée. Isiah Thomas, oui, comme il l'a admis à de multiples reprises, notamment sur TNT en 2010 :
"C'était une réponse impulsive. Etait-ce une erreur ? Oui. Mais l'avons-nous ressenti comme ça à l'époque ? Non. Je mentirais si je m'asseyais aujourd'hui devant vous en affirmant qu'on ne voulait pas le faire, que ça a été mal interprété."
Michael Jordan n'est toujours pas convaincu. "Isiah peut dire ce qu'il veut, témoignait le numéro 23 des Bulls dans The Last Dance. Il n'y a aucune façon de me persuader qu'il n'était pas un trou du cul. Tout ce que vous avez à faire, c'est de regarder notre attitude lors du match 7 l'année précédente. Je serre la main de tout le monde. A chaque fois, on leur serrait la main quand ils nous battaient."

Chicago et Dream Team, les blessures intimes de Thomas

Leur manière de jouer, de se comporter, de gagner, de perdre, on aura tout reproché aux Bad Boys. La NBA voulait vendre du Magic, du Bird, du Jordan, du Showtime et du glamour. Du "'I love this game". Detroit n'était pas bankable. Ces Pistons encore moins. Et c'est injuste. Plutôt deux fois qu'une.
Thomas n'a jamais tout à fait eu la reconnaissance qu'il méritait. C'est toujours vrai aujourd'hui. L'obsession de la performance statistique comme valeur-étalon de la grandeur du joueur de basket moderne dessert l'ancien meneur de Detroit, qui a bouclé sa carrière avec 19,3 points et 9,3 passes de moyenne.
On célèbre à juste titre le "Flu Game" d'un Jordan en finale face au Jazz, mais quid de l'ébouriffant match 6 de Thomas lors des Finales 1988 face aux Lakers ? Ce jour-là, la cheville grosse comme une cuisse à cause d'une entorse, boitant sur le parquet, il inscrit 25 points dans le seul troisième quart-temps. 25 points en un quart-temps en finale. Toujours un record. Prodigieux exploit partiellement éclipsée par la défaite au bout, avec la fameuse "faute" de Laimbeer sur Jabbar.
Isiah Thomas a-t-il payé son image, son attitude, celle de cette équipe dont il était la star, le cerveau et le cœur ? Peut-être. Comme lors de sa non-sélection dans l'effectif de la Dream Team de Barcelone, dont il fut le grand absent. "La Dream Team était basée sur la camaraderie, l'harmonie qui régnait dans l'équipe. Est-ce que Isiah aurait modifié l'état d'esprit de cette équipe ? Oui", tranche Michael Jordan dans le documentaire The Last Dance, diffusé au printemps dernier sur ESPN et Netflix. MJ est accusé depuis près de trois décennies d'avoir œuvré en coulisses pour que Thomas soit laissé à l'écart. En réalité, personne n'avait envie d'y voir le meneur de Detroit.
Si Thomas a aimé être haï, il a souffert de son image à Chicago. Sa ville, sa mémoire. Quand les Bulls sont devenus l'équipe de Jordan puis le grand rival des Pistons, Zeke s'est retrouvé comme un étranger à "Windy City". Il l'a confié à Sam Smith, l'auteur de The Jordan Rules : "C'était très dur pour moi d'être sifflé au Chicago Stadium. Perturbant, même. Quand je revenais voir ma famille à Chicago, que je me promenais, j'entendais des phrases du style 'Tu n'es plus rien. Jordan est le patron, il est meilleur que toi'. Même quand je donnais des billets à ma famille, ils soutenaient les Bulls !"
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Isiah Thomas au bord du lac Michigan, "chez lui", à Chicago. Joli manteau.

Crédit: Getty Images

Une parenthèse désenchantée, vite refermée

Un paria, même chez lui, voilà ce qu'il était. Ce qu'ils étaient. Et ce qu'ils sont restés. Du temps de leurs triomphes ou après, les Bad Boys n'ont jamais ressenti le respect qu'ils estimaient mériter. De la crainte, oui. Mais trop peu de respect. En 1991, alors que les Bulls mènent 3-0 en finale de conférence et s'apprêtent à mettre fin à leur hégémonie, Michael Jordan a eu ces mots : "Je pense que tout le monde sera heureux quand on aura débarrassé la NBA des Pistons." "Je n'ai jamais vu une équipe parler de cette façon d'un champion en titre qu'elle était sur le point de détrôner", regrette Thomas.
Est-ce pour cela qu'ils ont décidé de quitter le terrain avant la fin du dernier match de la série ? Sans doute, au moins en partie. C'était leur réponse. Un dernier bras d'honneur. Mais là encore, la caisse de résonnance de cette séquence se veut révélatrice. Trois ans plus tôt, Detroit élimine Boston en finale de la conférence Est. Avant le terme du match 6, certains Celtics, sur le point d'être vaincus, décident de rentrer aux vestiaires avant le buzzer. Pas des moindres. Bird s'éclipse. McHale aussi.
"Oui, ils sont sortis avant la fin du match, et ça m'allait très bien, parce qu'on avait enfin battu ces bâtards", claironne Laimbeer. Personne n'a d'ailleurs tenu rigueur aux stars de Boston pour ce "walkoff", quand les Pistons recevront un tombereau d'ordures face aux Bulls pour une attitude similaire.
Au-delà de ce qu'ils étaient, le plus grand tort des Bad Boys est au fond de n'être trop souvent envisagés que comme une transition entre l'ère Bird-Magic et celle de Jordan. Magic et Bird sont crédités pour avoir fait renaitre le basket et la NBA. Jordan pour en avoir fait un sport planétaire, un spectacle universel. Entre les Lakers, les Celtics et les Bulls, il n'y a que peu de place à la postérité pour les Pistons. Une simple parenthèse, que tout le monde avait hâte de refermer. Une parenthèse désenchantée.
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"Les Pistons sacrés entre les Lakers et les Bulls sont les cocus de l’Histoire"

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