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Les Grands Récits - Fignon - LeMond : Huit secondes

Laurent Vergne

Mis à jour 02/04/2021 à 19:37 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Le 23 juillet 1989 s'achevait un des Tours de France les plus extraordinaires de l'histoire. Trois semaines épiques, entre rebondissements, suspense et tensions. Un Tour qui s'est résumé à deux hommes, Greg LeMond et Laurent Fignon. Et à un chiffre : huit. Comme les huit secondes qui vont séparer les deux hommes à Paris et les réunir à jamais dans la légende.

Laurent Fignon et Greg LeMond sur le podium du Tour de France 1989.

Crédit: Eurosport

Dans le long livre d'or du Tour de France, il n'est numériquement qu'un chapitre parmi d'autres. Pourtant, ce Tour de France 1989 possède à lui seul tous les contours d'un roman. Aux côtés de l'édition 1964, celle du paroxystique duel Anquetil-Poulidor, que Jacques Goddet avait qualifiée de "Tour des Tours", et d'une poignée d'autres, il compte parmi les opus légendaires de la Grande Boucle.
De son improbable prologue à son invraisemblable dénouement, il sera irrigué par un souffle épique d'une rare puissance et des audaces scénaristiques épatantes. Peuplé de personnages secondaires qui contribueront à lui donner son sel, ce Tour doit néanmoins sa dimension à ses deux principaux héros. La résurrection de l'un, la crucifixion de l'autre, tous deux unis dans un acte de renaissance puis séparés par le destin. Ce fut beau. Intense. Poignant. Cruel, aussi.
Cette histoire tient en deux mots : huit secondes. Elles ont figé la carrière de Greg LeMond et de Laurent Fignon. Quoi qu'ils aient pu accomplir en amont ou en aval de ce dérisoire espace temporel, notre mémoire les ramène spontanément à ces huit secondes. Savoureuses pour l'Américain, insupportables pour le Français. Un gouffre infime les sépare pour toujours.
Pendant les vingt-et-unes années qui lui resteront à vivre, Fignon ne pourra jamais s'en débarrasser. Sa remarquable autobiographie intitulée "Nous étions jeunes et insouciants", parue en 2009, un an avant sa mort, s'ouvre sur ce dialogue avec un interlocuteur sans nom, puisqu'il incarne non pas un mais des dizaines d'individus avec lesquels, on l'imagine, Fignon a eu cet échange.
- Ah, mais je vous reconnais : vous êtes celui qui a perdu le Tour de huit secondes !
- Non monsieur, je suis celui qui en a gagné deux.
Laurent Fignon avait raison. Il reste d'abord, un grand vainqueur, surtout pas un loser. Fignon, c'est un palmarès de première main. Deux Tours, donc. Un Giro. Deux Milan-Sanremo. Une Flèche Wallonne. Mais rien à faire. Pour beaucoup, il reste d'abord l'homme des huit secondes. Une tâche sur son héritage de champion.

Guimard : "Pour moi, il ne s'en est jamais remis"

Il n'avait encore que 29 ans et sa carrière se prolongera encore quatre saisons mais, au fond, sa trajectoire de champion s'est arrêtée là, ce 23 juillet 1989, le cul sur les pavés des Champs et, ironie suprême, le maillot jaune encore sur le dos. Après, ce ne fut plus Fignon. "Il était très secret sur l'exposition de ses sentiments mais, pour moi, il ne s'en est jamais remis", témoigne Cyrille Guimard, son indissociable directeur sportif pendant la quasi-totalité de sa carrière.
1989 reste pourtant une très grande année pour lui. Sans ces huit secondes, ce serait même LA saison de sa carrière, qu'il achèvera à la première place mondiale. Au printemps, il remporte Milan-Sanremo, son deuxième succès de rang sur la Primavera, puis le Tour d'Italie, avec lequel il avait un vieux compte à solder depuis "l'escroquerie", comme il la qualifiait, de l'édition 1984, où l'organisation avait tout fait pour amener Francesco Moser en rose à Milan.
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Laurent Fignon et son dauphin Flavio Giupponi sur le podium final du Tour d'Italie 1989.

Crédit: Getty Images

Passons. Le Tour doit maintenant parachever son comeback. Après des années frustrantes, le vrai Fignon, ce "fuoriclasse" qui matait tout le monde où, quand et comme il le voulait, est de retour.
Du grand blond avec des lunettes rondes, qualifié d'intellectuel du peloton, une de ces étiquettes qu'il détestait même quand elles étaient supposées le mettre en valeur, tout le monde a d'abord cru qu'il allait se tailler une carrière à la Merckx ou à la Hinault. En 1983, Hinault absent, il devient un des plus jeunes vainqueurs de l'histoire. "Il fait partie de ces types qui ont gagné leur premier Tour à 23 ans, rappelle Guimard. Quand on réalise ce type d'exploit, on n'est pas dans la cour des très grands, on est dans la cour des super grands".
Un an plus tard, Hinault est bien là. Le choc de ces deux champions, et plus encore de ces deux egos surdimensionnés, provoque des étincelles. Le Blaireau, passé chez Bernard Tapie à La Vie Claire, ne supporte pas l'idée de s'incliner face à son ancien lieutenant chez Renault.
Si les deux hommes, faits du même bois, se respectent, les deux leaders ne s'aiment guère. Le temps d'un Tour, la France retrouve, toutes proportions gardées, un peu de ces effluves passionnés qui divisèrent deux décennies plus tôt le pays entre Anquetilistes et Poulidoriens.
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Laurent Fignon devant Bernard Hinault, l'image du Tour de France 1984.

Crédit: Getty Images

Le chef-d'œuvre du Tour 84

Mais ce Fignon-là s'avère bien trop fort pour ce Hinault-ci. A Paris, il colle dix minutes à son illustre dauphin. Le protégé de Guimard est en état de grâce, deux jambes au-dessus d'Hinault, dix mollets au-dessus de tous les autres. Dans l'étape de l'Alpe-d'Huez, le Breton, à l'orgueil, tente d'attaquer au pied de la montée finale. Fignon le reprend, puis le dépose. A l'arrivée, il lâche un "Hinault m'a bien fait marrer aujourd'hui" en guise de crime de lèse-majesté ultime.
A 24 ans, Laurent le Magnifique règne sans partage. On parle, déjà, des cinq victoires de Merckx et Anquetil. Mais la rutilante mécanique va s'enrayer. Au printemps 1985, une blessure au tendon d'Achille l'oblige à passer sur le billard et à renoncer au Tour. "Sans son problème de tendon, il est incontestable qu'il aurait avec Anquetil et Hinault le plus grand palmarès (français, NDLR) de tous les temps", estime encore Cyrille Guimard.
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Le temps des triomphes : 1984, A Crans-Montana, Laurent Fignon fête sa 2e victoire de suite sur le Tour en compagnie de Cyrille Guimard... et de l'actrice Jane Seymour.

Crédit: Getty Images

Le début d'une série de problèmes qui, durant quatre ans, vont l'empêcher de se réinstaller durablement au sommet. Il contracte un staphylocoque sur la cicatrice de son tendon et doit à nouveau se faire opérer. Il en gardera une perte de puissance dans la jambe gauche. Lors du Tour 1988, où il nourrit de grands espoirs, incapable de suivre, il abandonne. Des examens révèlent la présence d'un ténia qui le vidait de ses forces.
Aux souffrances du corps s'ajoutent celles de l'âme. En octobre 1987 meurt son ancien coéquipier Pascal Jules, son grand pote "Julot", dans un accident de voiture. Plaie à jamais ouverte.

Fignon revient de loin, LeMond d'entre les morts

Si Fignon a perdu du temps, il lui en reste pourtant. Et en 1989, il s'échine, non sans succès, à le rattraper. Mais il n'est pas le seul. Le champion Fignon revient de loin, mais l'homme LeMond est de retour d'entre les morts. Cette quête du paradis perdu est leur plus grand point commun. Le seul, peut-être.
Le 20 avril 1987, un accident de chasse en Californie coûte à LeMond plus de trois litres de sang, des résidus de plomb à vie dans les tissus, et provoque des dommages au foie, aux reins, et plus encore sur un de ses poumons. L'Américain voit la fin de près. A un quart d'heure près, sans un transport express en hélicoptère, il y restait.
A 25 ans, LeMond était au sommet. L'été précédent, il a écrit l'histoire du cyclisme en devenant le premier coureur non-européen à remporter le Tour. La reconstruction sera lente et pénible. Le coureur doit se remodeler de A à Z. Sa musculature a fondu, sa puissance et ses sensations se sont évaporées.
Suivent deux années noires et l'envie de tout lâcher, en plein Giro 1989, celui qui consacre Fignon. LeMond l'achève au 39e rang, à près d'une heure du Français. Seule éclaircie, au bout de ce Tour d'Italie, une deuxième place dans l'ultime chrono. Mais personne n'imagine sérieusement que Greg LeMond puisse regagner le Tour de France. A vrai dire, personne n'aurait pu imaginer quoi que ce soit de ce mois de juillet 1989.
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Février 1988 : Greg LeMond au Tour des Amériques, à Caracas. L'Américain entame son retour. Mais l'année 88 sera noire pour lui.

Crédit: Getty Images

L'incroyable bourde de Delgado

Samedi 1er juillet. Luxembourg. Le prologue, simple apéritif, entraîne déjà ce Tour sur un terrain abracadabrantesque. Tradition oblige, le tenant du titre clôt ce débat inaugural. Mais à l'heure de s'élancer, pas de Pedro Delgado sur la rampe de départ. Les secondes s'écoulent. Toujours rien.
Lorsqu'il démarre enfin, en panique, le chrono tourne dans le vide depuis deux minutes et quarante secondes. "On a dit que j'étais arrivé en retard parce que j'étais en train de boire un café ou parce que la police m'avait bloqué mais ce n'était pas du tout ça, a raconté l'Espagnol en 2010 à CyclingNews. Je suis allé m'échauffer loin du public et de la presse. J'ai croisé Thierry Marie, je lui ai demandé son avis sur le tracé et je me suis retrouvé trop loin de la zone départ."
Plus qu'une erreur, une faute, à ce niveau. Le lendemain, Delgado vit un calvaire dans le chrono par équipes dominé par les Système U de Laurent Fignon. "Je n'ai pas dormi de la nuit et je n'arrivais même pas à suivre mes équipiers", se souvient Perico.
A l'issue de ce week-end cauchemardesque, Delgado pointe à plus de sept minutes de Fignon. Ahurissant. Pourtant, il pétait le feu : "Physiquement, j'étais plus fort que jamais. J'aurais pu courir sur une jambe." Il a perdu le Tour alors qu'il avait à peine débuté, mais ce débours initial le poussera à des offensives de grande envergure en montagne. De fait, Delgado contribuera à la grandeur de ce Tour qu'il ne pouvait plus gagner.

LeMond, renaissance et polémique

Greg LeMond, lui, entre vraiment dans la danse quelques jours plus tard. Ce début de Tour se résume à une affaire de chronos. Après le prologue et l'épreuve par équipes, la 5e étape impose 73 kilomètres d'effort individuel entre Dinard et Rennes. Le deuxième choc, après l'imbroglio Delgado. LeMond domine la concurrence. Delgado est repoussé à 24 secondes. Fignon à 56. Pour cinq petites secondes, l'Américain endosse le maillot jaune, devant le Parisien. Une renaissance inespérée. "Quoi qu'il arrive maintenant, je suis heureux de mon Tour", avoue le Californien.
Si chacun salue son exploit, celui-ci est voilé par "l'affaire du guidon de triathlète". Interdit par le règlement international, celui-ci a été utilisé par LeMond. Le jury des commissaires décide pourtant de le valider. Comme si, mis devant le fait accompli, il n'avait pas souhaité gâcher cet extraordinaire retour au premier plan. L'ascendant de LeMond, rouleur hors pair, a été accentué par cet outil offrant davantage de stabilité et une meilleure pénétration dans l'air, même s'il est difficilement quantifiable au plan chronométrique.
Dans son autobiographie, Laurent Fignon a évoqué avec une certaine amertume cet épisode. "Pour une raison qui m'échappe encore aujourd'hui, écrivait-il, nous n'avons pas porté réclamation avec Guimard... et les commissaires ont lâchement fermé les yeux. Cette entorse au règlement aurait des conséquences. Au-delà de ce que je pouvais alors imaginer."
Frustré d'avoir laissé filer pour si peu le maillot qu'il attend depuis 1984, le leader des Système U apparait toutefois conforté. Rien ne dit que LeMond sera en mesure de tenir à la fois le rythme et la distance en haute montagne. Entre eux, désormais, tout ne sera qu'une affaire de secondes. Un mano a mano d'anthologie. Un combat physique mais aussi psychologique. Ce Tour 89 demeure d'abord une terrible guerre des nerfs teintée d'animosité.
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Laurent Fignon et Greg LeMond sur le Tour de France 1989.

Crédit: AFP

Pour Fignon, être populaire, c'était être hypocrite

Fignon et LeMond ne sont pas les meilleurs amis du monde. Une détestation presque à sens unique, d'ailleurs. Le Français ne cache son "aversion" pour l'Américain. Jusqu'à ce Tour 1989, jamais ils n'avaient eu à se confronter aussi directement. En 1983 et 84, LeMond était l'équipier de Fignon chez Renault. Lors des deux victoires du Français, il restait un lieutenant, une menace diffuse plus que concrète. Lorsqu'il a ensuite franchi chez La Vie Claire un cap pour intégrer la caste des vainqueurs du Tour, Fignon traversait une période noire. 1989 concrétise l'inévitable confrontation si longtemps repoussée par les aléas des vies et des carrières.
De Greg, Laurent n'aime ni le coureur ni l'homme. Au premier, il reproche son attentisme, son côté chef-comptable quand lui s'estime de la race des chevaliers. Du second, il exècre ce qu'il considère, là encore, comme une forme de calcul. "Greg LeMond, a-t-il écrit, est quelqu'un qui a toujours fait attention à sa popularité auprès du grand public et des journalistes, qu'il brossait toujours dans le sens du poil et avec lesquels il a toujours entretenu des rapports à la limite du copinage, flirtant en permanence avec l'hypocrisie. Moi, je n'ai jamais su faire ça." Ici, la dernière phrase sonne, non comme un regret, mais comme une incompréhension.
La charge, implacable, est au moins partiellement injuste. Que l'Américain ait soigné son image est fort possible, mais sa nature avenante et sa personnalité l'inclinaient naturellement vers les autres. C'est toujours vrai aujourd'hui, quand bien même il n'aurait plus d'intérêts. "J'ai toujours préféré rester moi-même", concluait Fignon à ce sujet. Sa rectitude était réelle, mais elle n'excluait pas que, LeMond, lui aussi, fut simplement lui-même. Reste que dans l'esprit de Fignon, être populaire, c'était par définition être hypocrite.
Il ne pouvait, c'est vrai, trouver personnalité plus éloignée de la sienne. "Fignon, c'est un homme jaloux de sa liberté et qui fera tout pour la protéger, avance Cyrille Guimard en guise de définition, quitte à être antipathique, quitte à être désagréable. Mais on ne touche pas à son intimité." A la mort du champion, l'ancien mentor avait également eu ces mots : "C'était un homme d'une grande sensibilité, très timide, un peu complexé. Il se protégeait derrière une forme d'arrogance qui le rendait impopulaire."

Le suceur de roues

L'incompatibilité totale entre Fignon et LeMond va sublimer leur duel sur la route. Dès les Pyrénées, le climat se crispe. Le Français reproche ouvertement à son rival de ne pas assumer sa part du travail, en dépit du maillot jaune qui est alors le sien. Le Yankee se défend en rappelant la faiblesse de son équipe, la modeste ADR.
De fait, LeMond est un homme seul sur la route. "Peut-être que son équipe n'est pas à la hauteur, tempère Fignon, mais son attitude reste inadmissible pour un maillot jaune." Et le Français de pointer la passe d'armes de Marie-Blanque, dans la première étape de montagne. Là, Fignon, aussi isolé que LeMond, doit assumer seul la poursuite.
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Greg LeMond dans la roue de Laurent Fignon, un classique de ce Tour de France 1989.

Crédit: Getty Images

Ulcéré par celui qu'il qualifie de "suceur de roues", le vainqueur du Giro va tenir sa première revanche dans l'étape de Superbagnères, une des plus excitantes des quarante dernières années. Pedro Delgado, en feu, y lance avec Charly Mottet et Robert Millar une grande offensive. S'il cède la victoire au grimpeur écossais, le tenant du titre ségovian reprend environ trois minutes trente à Fignon et LeMond, tous deux à la peine.
Dans le dernier kilomètre, l'Américain agonise et craque sous la dernière banderille pourtant guère vaillante de son adversaire. La colère a servi de moteur au Français : "Que LeMond puisse rester dans ma roue jusqu'en haut, ça me rendait malade !" Fignon lui reprend douze secondes. Suffisant pour endosser le maillot jaune, à sept secondes près. Cinq ans après, il renoue avec le fil de sa propre grandeur. Mais l'histoire ne fait encore que commencer.

Perico était-il le plus fort ?

Ce maillot, Laurent Fignon va le conserver cinq jours. Comme LeMond entre Rennes et Superbagnères. Le temps d'opérer la jonction avec les Alpes, salvatrice accalmie dans ce Tour de feu et de soufre. Le temps, aussi, de profiter de la victoire de son camarade Vincent Barteau à Marseille, le 14 juillet 1989, jour du bicentenaire de la prise de la Bastille.
A une semaine de l'arrivée, le dimanche 16 juillet, se tient l'avant-dernier chrono. Sur les pentes du col de Manse et d'Orcières-Merlette, ce n'est pas un effort pour purs rouleurs. Steven Rooks s'y impose devant la colonie espagnole, Lejaretta, Indurain et Delgado. LeMond n'est que 5e, mais reprend 47 secondes à Fignon, en difficulté et 10e. Le lendemain, à Briançon, le Parisien en cède 13 de plus. A la veille de l'Alpe d'Huez, le voilà repoussé à 53 secondes de son rival.
Avec la perspective des 24 kilomètres de chrono entre Versailles et Paris le dernier jour, Fignon est condamné à l'offensive dans les Alpes. D'autant que Delgado, lui, est désormais moins de deux minutes derrière lui. Beaucoup se demandent d'ailleurs si l'Espagnol, en dépit de son effarant débours initial, ne va pas mettre tout le monde d'accord. Mais il part de trop loin. Perico était peut-être le plus fort mais jamais il ne reviendra à moins de 1'55'' du "mayo yaune".
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Pedro Delgado, Laurent Fignon et Greg LeMond lors du Tour 1989.

Crédit: Getty Images

L'Alpe d'Huez aurait pu, aurait dû rester comme le sommet de ce Tour. Laurent Fignon a toujours rêvé d'y gagner. Lors de ses deux années de domination, il y avait pris le maillot jaune, sans lever les bras. Le même scénario va se répéter ce 19 juillet 1989. "J'aurais bien voulu gagner, mais bon, le maillot, c'est déjà pas mal", lance-t-il, bravache, juste après l'arrivée. Fignon, réglé au sprint par Delgado, ne prend que la 3e place, une grosse minute derrière Gert-Jan Theunisse, le "grimpeur" batave de la PDM. Mais LeMond, tout de même 5e de l'étape, lâche 1'19" au Français. 26 de trop.

Guimard, l'œil du maître

Entre les deux, le combat a été somptueux. Fignon a attaqué dès le pied de l'Alpe. LeMond a recollé. Puis il a remis ça. Une fois, deux fois, trois fois. Et LeMond est revenu. Encore. Toujours. Le leader de l'équipe ADR a même tenté d'en mettre une à son tour. Supplicié, Fignon a fourni l'effort nécessaire pour ne pas céder. Nous en sommes là à 6 kilomètres du sommet lorsque les deux champions paraissent avoir déjà tout donné.
Si Laurent Fignon va s'emparer du maillot jaune quelques minutes plus tard, il le doit autant à Cyrille Guimard qu'à lui-même. Son directeur sportif, au volant, se porte à ses côtés. "Attaque, il est cuit." S'il en avait eu la force, Fignon aurait rigolé. Il n'en peut plus, lui non plus. Et chacune de ses offensives, insuffisamment tranchantes, n'ont pas suffi à décramponner le maillot jaune. A quoi bon recommencer, au risque de se prendre un nouveau contre en boomerang ?
Mais la phrase de son boss le titille. Alors, deux bornes plus loin, rassemblant ses ultimes forces, il porte une dernière fois l'estocade. Cette fois, affalé sur sa machine, à deux doigts de zigzaguer, LeMond le regarde s'éloigner sans réagir. Il va perdre 79 secondes sur ces quatre derniers kilomètres, sachant que le dernier est de loin le moins pentu.
"Comment Guimard avait-il vu que LeMond pouvait subir une défaillance ?, s'interrogera Fignon. Je n'ai jamais vraiment su. Mais je crois qu'il percevait chez lui une sorte de déhanchement un peu bizarre, signe d'une lassitude physique (…) C'était ça, l'œil de Guimard, l'œil du pro, l'œil du maître. N'oublions pas que c'est lui qui avait formé LeMond, il le connaissait par cœur."
Hey, Vincent, tu sais, j'ai pas encore perdu ce Tour !
Paradoxalement, c'est peut-être là, en cette journée où il aura provoqué le plus gros écart sur LeMond, que Fignon a perdu le Tour. Ou, en tout cas, qu'il a manqué l'occasion de le gagner une fois pour toutes. Rendant hommage à Cyrille Guimard, avec qui il n'a pourtant pas toujours été tendre, l'homme au catogan en conviendra dans son autobiographie :
Guimard avait vu juste et l'histoire lui donnera raison, sur le plan sportif, une fois encore : si j'avais pu harceler l'Américain au moment où il me l'avait dit, le Tour était gagné pour moi. Définitivement. Je lui reprenais au moins 20 secondes par kilomètre.
Sommet d'intensité, cette dernière semaine offre chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre. Le lendemain de l'Alpe, Laurent Fignon se lance dans un numéro solitaire sur la route de Villard-de-Lans. Malgré un vent de face dans la montée finale, et en dépit des efforts conjugués de LeMond, Delgado, Rooks et Theunisse, le maillot jaune s'impose et grappille 24 secondes supplémentaires. L'ultime étape de montagne, où LeMond signe une victoire de prestige en réglant au sprint Fignon, Delgado et quelques autres, ne change pas la donne.
Le samedi soir, le peloton regagne la région parisienne en TGV. Fort de ses 50 secondes de marge, Laurent Fignon parait avoir fait le plus dur. Il en avait perdu 56 sur LeMond à Rennes. Mais sur 73 kilomètres. Cette fois, le chrono Versailles-Paris n'est long que de 24 kilomètres. "Dans le train, nous raconte Vincent Barteau, les gars de l'équipe commençaient à faire les comptes. 'On a gagné ça et ça, deux étapes, le maillot jaune, etc.'" Il croise ensuite LeMond dans le couloir : "Il me dit 'Hey, Vincent, tu sais, j'ai pas encore perdu ce Tour !'".

La blessure au pire moment

Ce que (presque) personne ne sait, y compris au sein de sa propre équipe, c'est que Laurent Fignon souffre depuis la veille d'une induration à l'entrejambes. "Il avait mal aux couilles, quoi", résume Barteau. Le simple fait de s'asseoir provoque une vive douleur. Alors, pédaler..."Le soir de la dernière étape en ligne (le samedi, NDLR), j'avais tellement mal que je ne pouvais pas aller uriner au contrôle antidopage", dira le maillot jaune. Il sera finalement effectué... dans le train.
Durant le voyage, il donne le change, masque son inquiétude, pourtant grandissante. Gare de Lyon, la meute médiatique est là. La dernière chose que Fignon a envie de voir, ce sont des journalistes, qu'il apprécie déjà avec une certaine modération en temps normal. Agacé par une question sur le contrôle antidopage qu'il aurait refusé à l'arrivée, puis par une bousculade dans la cohue, il craque et crache sur une caméra. Elle appartenait à la télé espagnole. Dès lors, Fignon sera détesté de l'autre côté des Pyrénées. Un malentendu et une réputation tiennent parfois à peu de choses.
Le dimanche 23 juillet au matin, après une nuit où il n'a pas fermé l'œil, sa blessure ne s'est pas arrangée. Douleur oblige, il doit écourter son échauffement. Mais il est prêt à en baver une dernière demi-heure. Après, ce sera la fête, sa gloire retrouvée pour de bon. Il sera l'égal de Bobet. Deviendra le 6e champion de l'histoire à accomplir le doublé Giro-Tour. Comme Coppi, Anquetil, Merckx, Hinault et Roche. Fignon sera redevenu Fignon. 24 bornes à souffrir. 24 sur les 3285 de ce Tour 1989. Une broutille.
Cette immense page de sport se doublera d'un grand moment de télévision. Patrick Chêne et Robert Chapatte sont aux commentaires sur Antenne 2. "Il faut être réaliste, il n'y a que 24,5 kilomètres (...) Robert, 90% de chances pour Fignon, 10% pour LeMond, c'est ça ?", interroge le plus jeune. "Chez les books, c'est ça", répond Chapatte. "Vous mettriez de l'argent à 9 contre 1, Robert ?" "Non, je suis prudent dans tous les coups".

Le guidon ? Un regret, pas une erreur

A 16h12, Greg LeMond quitte la rampe de départ. Il est coiffé d'un casque profilé et équipé, comme en Bretagne, de son fameux guidon. Laurent Fignon, qui s'élance deux minutes plus tard, n'a ni l'un ni l'autre. "Le guidon, c'est ça qui a merdé, juge Vincent Barteau. Ils (Guimard et Fignon) n'ont pas su se mettre au point après le chrono de Dinard, je ne sais pas pourquoi."
Si l'effet de surprise avait joué en Bretagne, la question se pose effectivement : puisque les commissaires avaient toléré cet outil, pourquoi ne pas l'avoir utilisé dans ce contre-la-montre décisif ? En 2007, dans Le Figaro, le coureur français était revenu sur ce choix ou plutôt ce non-choix : "Le principe durant les grands Tours est de ne jamais prendre de risques au niveau du matériel. Et ce guidon, je ne savais pas quel résultat il aurait sur moi, si la position changerait quelque chose. On me l'avait proposé, mais on souhaitait d'abord le tester. Une erreur ? Non, mais un regret car je l'ai ensuite essayé, je me suis rapidement aperçu qu'il était simple à utiliser."
Très vite, l'impression visuelle est saisissante. Rectiligne et fluide, l'Américain déploie à la fois un sentiment de puissance et d'aisance. Fignon, lui, semble davantage piocher, comme s'il peinait à emmener son énorme braquet. L'un virevolte, l'autre se bat.
Aux 10 kilomètres, Antenne 2 effectue via une de ses motos un pointage officieux. Ce premier verdict confirme le ressenti : LeMond a déjà repris 19 secondes. 1700 mètres plus loin, au chrono intermédiaire officiel, l'écart grimpe à 21 secondes. Il ne reste donc plus que 29 secondes de marge à Laurent Fignon sur 13 derniers kilomètres. Ce n'est déjà plus du "90-10". Robert Chapatte rappelle alors la blague de LeMond, deux jours plus tôt : "et si je gagnais le Tour d'une seconde ?"
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Greg LeMond sur les Champs-Elysées.

Crédit: Getty Images

Avenue du martyre

Les deux hommes sont désormais dans Paris, sur les quais de Seine. Fignon y semble soudain plus à l'aise. Au kilomètre 14, son retard continue d'augmenter, mais modérément : 24 secondes. Il a perdu 24 secondes en 14 bornes et ne doit pas en perdre plus de 25 sur les 10 derniers. Jouable. Tendu, mais jouable.
"Il faut que Laurent s'accroche maintenant, parce que ça veut dire que Greg est très bien. Ça va se jouer à la seconde près", lâche, essoufflé, Charly Mottet, qui vient d'en terminer. Sans le savoir, il prophétise le dénouement de ce dimanche de folie : "Tout va se jouer dans la montée des Champs. C'est dur à cause du vent de face. Puis quand on vire en haut des Champs, ça a l'air facile mais c'est long pour rentrer et on peut perdre facilement 5 à 6 secondes dans le dernier kilomètre."
Rue de Rivoli, à cinq kilomètres du but, LeMond est revenu à 15 secondes au classement général virtuel. Fignon pioche de plus en plus. Lorsqu'il entre sur les Champs-Elysées, l'avenue du martyre, le drame se noue. Sous la banderole des trois derniers kilomètres, il rend 48 secondes à LeMond. Son maillot jaune ne tient plus qu'à deux secondes. A 3000 mètres de la fin de ce Tour, il en est encore le leader virtuel. Pourtant, chacun a déjà compris qu'il ne le gagnerait pas.
Juste avant 16h39, Greg LeMond en termine. Il a bouclé ce contre-la-montre à la moyenne vertigineuse de 54,519 km/h. Sa femme, Cathy, explose de joie à son arrivée, comme si elle savait déjà. Greg vient se poster aux côtés de Jean-Paul Ollivier. Le lendemain, les deux hommes seront à la Une de L'Equipe, immortalisés dans ce dénouement historique. On met un casque sur les oreilles de l'Américain. "Greg LeMond vous entend !", hurle "Paulo la Science" à Patrick Chêne. Mais LeMond ne tient pas, il arrache le casque. Se prend la tête dans les mains. Ne veut pas regarder. Puis se dresse sur la pointe des pieds, quand même. Pour réaliser qu'il ne peut apercevoir Fignon.
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Le moment où Greg LeMond a compris qu'il venait de gagner le Tour de France 1989.

Crédit: Getty Images

Le crucifié dans les bras de Marie

"J'ai gagné ?", finit-il par demander ? Oui. Pour le restant de ses jours, Laurent Fignon sera arrivé huit secondes trop tard. Ou neuf, plutôt. En cas d'égalité, LeMond aurait été sacré vainqueur pour... avoir terminé la dernière étape en ligne devant son adversaire.
Laurent Fignon s'écroule sur le bitume brûlant des Champs. Il n'est pas arrivé depuis deux minutes et ne s'est pas relevé quand Jean-Paul Ollivier lui tend le micro. Moment presque insupportable : "J'ai pédalé tout le temps de travers, je ne pouvais pas forcer des deux jambes, je ne pouvais pas emmener le braquet comme il faut. Ça fait déjà trois jours que ça fait mal. Ce matin, je ne pensais même pas que j'aurais pu faire le contre-la-montre." "A quel moment avez-vous su que vous aviez perdu ?", lui demande le journaliste. "On ne peut jamais savoir..." bredouille Fignon. "C'est absolument atroce", conclut Jean-Paul Olivier.
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La détresse de Laurent Fignon sur les Champs-Elysées, le 23 juillet 1989.

Crédit: Getty Images

Pourtant, Laurent Fignon n'a pas démérité. Il termine 3e de ce contre-la-montre. A 52 km/h de moyenne, il n'a même jamais roulé aussi vite de sa vie sur un chrono. Seul son coéquipier Thierry Marie s'est intercalé entre les deux ténors de ce Tour. Thierry Marie, l'homme qui va offrir à Fignon son premier moment de réconfort :
J'ai erré pendant de longues minutes. Je ne savais plus rien, ni qui j'étais ni où j'étais. Puis le choc a commencé à prendre forme dans mon cerveau, à devenir réalité. Quand je suis sorti de mon coma, je me dirigeais vers le contrôle antidopage. Là, j'ai reconnu Thierry Marie. Sans réfléchir, il se jeta vers moi et s'effondra en pleurs. Dans ces bras accueillants, j'ai chialé comme un gamin. Cela ne m'était jamais arrivé en public.
J'en ai rien à foutre du Giro
Après cela, il faudra tout supporter. Le podium, une conférence de presse surréaliste et les "festivités" de fin de Tour, organisées par son sponsor pour fêter la victoire et maintenues malgré tout. La scène du podium fut peut-être le pire moment. LeMond en jaune, au-dessus de lui, l'hymne américain qui retentit et lui qui voudrait être partout, sauf ici. "Tu as gagné le Giro, Laurent !", tente LeMond en guise de réconfort sincère mais maladroit. "J'en ai rien à foutre du Giro", entend-il en retour.
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Laurent Fignon, Greg LeMond et Pedro Delgado, Tour de France 1989

Crédit: Getty Images

Dans la détresse de l'un et le bonheur de l'autre, sentiments de nature à provoquer l'empathie, c'est toute l'essence du sport qui tient dans ces huit secondes. Vincent Barteau, plus que quiconque, était susceptible de ressentir cette ambivalence des émotions. Coéquipier de Fignon, il était aussi l'ami de LeMond. En 1987, il avait rejoint l'Américain chez Toshiba. L'année de l'accident de chasse.
C'est parce qu'il est parti le voir aux Etats-Unis pendant sa douloureuse convalescence que Barteau a manqué le Tour 87. "J'étais heureux pour Greg, il revenait de si loin, nous dit-il. J'étais triste pour Laurent bien sûr, mais, paradoxalement, j'ai surtout connu Laurent après nos carrières, quand on a travaillé ensemble à Eurosport. Là, j'ai découvert un autre mec. Avant, on se côtoyait sans se connaitre, on ne parlait que de vélo. Mais pour moi, tout ça, ça restait du sport, c'était anecdotique. Même si Laurent n'a pas dû le vivre comme ça..." Probablement pas, non.

Regards morbides

Huit secondes auront suffi à le torturer. Il aurait pu perdre le Tour lors du dernier chrono, comme Chiappucci un an après lui, ou Andy Schleck, en 2011. Ces choses-là sont pénibles mais supportables. Le scénario de ce Tour a décuplé sa cruauté. L'histoire du guidon, les huit secondes, sa blessure, être battu par LeMond qu'il détestait, rien ne lui aura été épargné. Parce que c'était le dernier jour, le Tour lui infligé le supplice d'être en jaune à Paris, de terminer en jaune, sans gagner. Comme un ironique crachat au visage, en plus de la baffe reçue. La double peine.
Laurent Fignon parlera des "regards morbides" dirigés sur lui lors de son retour à la compétition. Ceux du public, du peloton, des médias. Les "Fignon, huit secondes !" balancés par certains spectateurs au bord des routes. "Il a toujours eu un côté poissard", a dit à sa disparition Cyrille Guimard. Peut-être que cela ne pouvait arriver qu'à lui. Peut-être, aussi, que Barteau a raison. Tout ça n'était que du sport. Trente ans après, Fignon n'est plus là. Avec lui s'est éteint une certaine idée d'un cyclisme à l'approche aventureuse. Ensuite est venu le temps des épiciers.
Il avait presque fini par s'apaiser, comme s'il n'était plus en colère contre son destin. "Cela a fait davantage pour moi d'avoir perdu que d'avoir gagné, jugeait-il en 2007 avec le recul. Si je l'avais emporté, on ne s'en souviendrait plus. Il a été plus important pour la suite de ma vie d'avoir perdu de huit secondes que d'avoir gagné. Même si j'aurais préféré gagner. Aujourd'hui encore." L'homme qui avait gagné deux Tours avait appris à vivre avec l'homme des huit secondes.
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Laurent Fignon en jaune en 1989

Crédit: Getty Images

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