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Fignon - Simon : l'Alpe d'Huez ou la valse des destins

Laurent Vergne

Mis à jour 19/07/2018 à 12:47 GMT+2

TOUR DE FRANCE – L'Alpe d'Huez regorge de pages de légende. Il y a 35 ans, dans un Tour 1983 ouvert comme jamais, une passation de pouvoir d'une rare cruauté s'y est nouée. Maillot jaune depuis une semaine mais condamné par une omoplate en vrac, Pascal Simon dût abandonner dans l'étape de l'Alpe, ouvrant la porte à l'avènement d'un nouveau cador nommé Laurent Fignon.

Pascal Simon et Laurent Fignon.

Crédit: Getty Images

Le Tour de France n'a pas son pareil pour croiser les destins et tournebouler les existences. Surtout dans ses théâtres les plus imposants. Sur la scène hors normes de l'Alpe d'Huez, il y a 35 ans, deux tranches de vie se sont télescopées. Deux histoires françaises, deux ambitions qui se sont côtoyées en une même journée, pour mieux s'éloigner, entre drame intime et irrésistible avènement. Ce 18 juillet 1983, Pascal Simon va laisser le maillot jaune. Il ne le portera plus jamais. Laurent Fignon prendra le relais à l'arrivée à l'Alpe d'Huez. Le premier de ses vingt maillots jaunes. Une dernière. Une première.
Un drôle de Tour, ce Tour 1983. Peut-être le plus ouvert des cinquante dernières années. Bernard Hinault, maître de la Grande boucle depuis 1978 (son abandon a certes ouvert la voie à la victoire de Zoetemelk en 1980 mais personne n'a battu le Breton à la régulière), a déclaré forfait à cause d'un genou en feu. Le patron absent, quelques dents rayent le bitume de juillet. Celles de Laurent Fignon, par exemple.
En avril, sur la Vuelta, il n'était encore que l'équipier d'Hinault. Le Blaireau souffre déjà de sa tendinite mais il s'accroche et, chez Renault, doit une fière chandelle au jeune Fignon, qui termine en trombe. Dans l'étape d'Avila, il essore à lui seul tous les rivaux de son leader. Hinault a le champ libre et file vers le sacre. Mais impossible de doubler Vuelta et Tour. Son renoncement fait perdre au Tour 1983 son point d'ancrage naturel. Tout tournait autour de Bernard Hinault depuis cinq ans. Pour la première fois depuis longtemps, c'est un Tour sans favori qui débute et même sans grand leader. L'anti-Tour à la Sky ou à l'US Postal. Plus incertain. Plus passionnant, aussi.
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Laurent Fignon et Pascal Simon, destins croisés du Tour 1983.

Crédit: Eurosport

Le héron

Le premier point de bascule de cette édition arrive lors de la 10e étape, entre Pau et Luchon, avec l'historique tétralogie pyrénéenne : Aubisque, Tourmalet, Aspin et Peyresourde. L'équipe Peugeot signe un festival. A Robert Millar l'étape, à Pascal Simon le maillot jaune. Ce dernier possède alors 4'22" de marge sur son dauphin, Laurent Fignon, et plus de cinq minutes sur Jean-René Bernaudeau. Nous ne sommes qu'à mi-Tour, mais l'épreuve vient de se trouver un nouveau favori.
Pascal Simon est un drôle d'oiseau. Un héron, plus qu'un moineau. Grande gigue un peu dégingandée sur sa machine, regard enfantin, presque naïf. A 27 ans, il ne dispute que son troisième Tour de France. Mais comme beaucoup, il sait que c'est la chance de sa vie. Un mois plus tôt, il a remporté le Dauphiné... qu'il finira dans les livres à la 4e place après une pénalité en temps pour un contrôle positif au micorène, un stimulant respiratoire.
A Luchon, Pascal Simon est au sommet de sa carrière. Il évoquera un "sentiment de puissance". Il aura à peine le temps d'en profiter. Il ne le sait pas encore, mais le boomerang arrive. La poisse va glisser une peau de banane sur le tremplin vers la gloire. Le lendemain de sa prise de pouvoir, Simon chute entre Bagnères-de-Luchon et Fleurance. Une étape qui ne se prêtait guère aux offensives, qui n'avait rien de menaçante pour l'apprenti patron. Il aurait dû savourer ces premières heures en jaune.
Mais il va se trouver pris au piège lorsque l'Américain Jonathan Boyer accroche Bernard Bourreau, le coéquipier de Simon. Le maillot jaune valdingue dans le fossé. Il se relève, repart. Ne mesure pas tout de suite ce qui vient de se nouer. "J'avais le sourire aux lèvres en me relevant, a-t-il raconté dans le livre Secrets de maillots jaunes *. Dommage qu'il n'y ait pas eu de photographe à ce moment précis. Au début, je n'avais pas mal."

La théorie du complot

Mais son épaule a rebondi sur une énorme pierre. A froid, au fil des minutes, Simon commence à déguster. Le soir, à Fleurance, il faut l'aider à enfiler son maillot sur le podium. Image presque pathétique, qui, déjà, fait de lui un souverain plus virtuel que tout-puissant. Le verdict médical est sévère : fracture de l'omoplate. La souffrance et le sentiment d'injustice se doublent d'une colère et d'une polémique. Le leader de Peugeot aurait été victime d'un coup monté.
Boyer, en service commandé, aurait réglé son compte au maillot jaune. 35 ans plus tard, Simon ne croit pas à la théorie du complot. "A-t-il agi sciemment ? S'il avait voulu me faire tomber exprès, c'est moi qu'il serait venu bousculer. Pourquoi s'en prendre à Bernard ?", s'interroge-t-il, sceptique, dans Secrets de maillot jaune.
Pour Pascal Simon, c'est un chemin de croix qui s'amorce. Il a une superbe formule pour résumer tout ça : "avant ma chute, je ne craignais personne. Après, je me craignais moi-même." Pendant une semaine entière, il va serrer les dents et conserver son maillot, étape après étape. Chaque soir, il regagne sa voiture les larmes aux yeux. Le protocole est abrégé et aménagé pour réduire le rituel au minimum.
Mais le Tour, machine infernale, n'a guère le temps de s'apitoyer sur le malheur de ses victimes. Alors Laurent Fignon fond sur lui. Après le chrono du Puy-de-Dôme, le maillot blanc est revenu à 52 secondes. Le lendemain, à Saint-Etienne, il en grignote douze de plus. Même la journée de repos ne peut plus sauver Simon. Avec les Alpes qui s'annoncent, il est foutu. Il le sait, Fignon aussi et le reste du Tour avec lui.
Je pouvais le gagner, ce Tour
Abandonner avec le maillot jaune sur le dos est rare. A moins d'une semaine de l'arrivée, quand on entraperçoit la victoire, davantage encore. Peu après le départ de la 17e étape, entre la Tour du Pin et l'Alpe d'Huez, Pascal Simon, maillot jaune et martyr, s'arrête dans la côte de la Table. Quelques heures plus tard, en haut des 21 lacets surplombant le Bourg d'Oisans, Laurent Fignon, 22 ans, hérite pour la première fois du maillot jaune. Hérite, le mot est choisi à dessein vu le contexte.
Aurait-il gagné le Tour sans cette chute ? Personne ne le saura jamais. Pas même lui. Il a sa conviction, variable selon les jours. Quand nous l'avions interrogé à ce sujet il y a quelques années, Pascal Simon n'était pas allé au-delà du "peut-être". "J'aurais pu connaître un jour sans dans les Alpes. C'était un Tour avec beaucoup d'inconnues, y compris pour moi. Mais je pouvais le gagner, ce Tour."
Ce maillot jaune, Fignon l'a ramassé là où Simon l'a laissé. Sans état d'âmes. Un champion ne peut pas en avoir. Pour beaucoup, Fignon n'en était pas un. Pas complètement, en tout cas. L'absence d'Hinault, l'abandon de Simon... Le grand blond avec les lunettes rondes était perçu comme un opportuniste. En compétition, ce n'est pas forcément un défaut, mais, disons, une qualité aux contours très limités.
C'est peu dire que la suite allait leur donner tort. Un an plus tard, au même endroit, Fignon s'appropriera une fois encore le maillot jaune à l'Alpe d'Huez, en infligeant à Bernard Hinault, de retour, une sévère déculottée. Le Tour 1984 sera sous son joug. C'est un tour à la Merckx, archi-dominé par un champion au sommet de son expression. La métamorphose de la chrysalide était achevée.

Fignon et l'Alpe, un rapport ambigu

L'été 1983 aura marqué la naissance d'un coureur de la trempe des grands, et l'espoir mort-né d'un autre, qui n'avait pas cette envergure. Pascal Simon l'admet volontiers, il n'avait pas l'âme d'un grand leader. Reste que ce 18 juillet 1983 dit beaucoup de la sublime cruauté du sport, et du cyclisme en particulier.
Laurent Fignon entretiendra un rapport curieux avec l'Alpe d'Huez. Trois fois, il y endossera le maillot jaune, puisqu'il remettra ça en 1989. Là encore, il le portera jusque sur les Champs, mais sans la victoire au bout. Inutile d'insister là-dessus. Mais l'Alpe, pour Fignon, c'est autant le théâtre des frustrations que celui des rêves. Il voulait s'y imposer, y lever les bras. Mais s'il y a souvent pris le pouvoir, ce ne fut jamais par le biais d'une victoire. Winnen en 1983, Herrera l'année suivante, Theunisse en 1989, il y eut toujours quelqu'un pour l'empêcher de gagner.
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Laurent Fignon devant Bernard Hinault, l'image du Tour de France 1984.

Crédit: Getty Images

Châtiment clément, comparé au prix payé par Pascal Simon, lequel ne s'approchera plus jamais du Graal. Et il s'en faudra de beaucoup. Il finira 7e du Tour 1984 et n'apparaitra plus jamais dans le Top 10 après ça, devenant l'équipier de... Laurent Fignon en 1988.
Dix-huit ans après ses malheurs du 18 juillet, presque jour pour jour, il savourera tout de même un petit clin d'œil du destin, comme si celui-ci, plein de remords, voulait trouver le moyen de s'excuser. Le 17 juillet 2001, à l'Alpe d'Huez, le petit frère de Pascal, François, se parera du maillot jaune. Le matin, au départ, l'aîné lui avait dit : "je l'ai perdu au milieu de nulle part dans les Alpes, essaie de le récupérer pour moi."
* Editions Hugo Sport - Sous la direction de Pierre Carrey et Luca Endrizzi
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