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Le principe de précaution va-t-il tuer la légende du cyclisme ?

Béatrice Houchard

Mis à jour 23/06/2021 à 14:10 GMT+2

TOUR DE FRANCE 2021 - Le cyclisme moderne est-il en train de céder à la tentation du principe de précaution ? Si la sécurité des coureurs est légitimement au coeur des débats, le vélo doit rester un sport soumis aux conditions climatiques, qui font partie intégrante du "jeu". Or certaines décisions, pas plus tard que lors du dernier Giro, ne sont pas sans interpeller.

Egan Bernal sous la pluie lors du Giro 2021.

Crédit: Getty Images

Giro d’Italie, 24 mai 2021. Le temps est mauvais, les organisateurs décident d’amputer de trente-deux kilomètres la 16e étape entre Sacile et Cortina d’Ampezzo, dans les Dolomites, en passant de 121 à 153 kilomètres et en gommant la montée du Fedaia et de Pordoi. Egan Bernal remportera l’étape et le Tour d’Italie, mais on lui a peut-être volé une de ces étapes d’anthologie, un de ces exploits qu’on aime voir et revoir, dans la pluie, le froid, la bruine ou la neige, et qui écrivent l'histoire du cyclisme. Mais pour Mauro Vegni, directeur de la course, "il était plus important d’avoir une étape courte et intense que de devoir affronter une situation complexe". Il dit bien "complexe" et jamais n’évoque des "conditions extrêmes".
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Le débat des RP : "Etait-ce nécessaire de neutraliser la course ?"

Ces conditions extrêmes étaient au rendez-vous de la 19e étape du Tour de France 2019, le 26 juillet, lorsqu’une coulée de boue d’après l’orage avait rendu les routes impraticables du bas de l’Iseran jusqu’à l’arrivée prévue initialement à Tignes. Pas moyen de passer. Les coureurs sont stoppés à Val d’Isère et les temps sont pris de manière chaotique en haut de l’Iseran, comme le raconte très bien Guillaume Di Grazia dans son livre Orage et désespoirs (Mareuil éditions). Fallait-il annuler purement et simplement l’étape et permettre à Julian Alaphilippe de rester en jaune un jour de plus, voire jusqu’à Paris ? C’est le thème du livre.
D’autant que, le lendemain, l’étape prévue sur 130 km est réduite à 59,5 km en raison de coulées de boue dans la descente du Cormet de Roselend, également impraticable. Julian Alaphilippe et son équipe n’ont pas déposé de réclamation, le coureur français étant persuadé que, de toute façon, il était cuit. On ne le saura jamais mais ne faisons pas la fine bouche : Egan Bernal est un beau vainqueur, dont le succès ne doit rien au hasard. Le petit coup de pouce du destin n'a fait qu’accélérer sa prise de pouvoir. On trouve un précédent, qui n’est pas forcément celui qu’on préfère dans l’histoire du Tour : la victoire à Sestrières de Bjarne Riis en 1996 dans la 9e étape, réduite de 190 à 46 km en raison de la fermeture de l’Iseran et du Galibier.
Retour au Giro. Celui de 2020, en octobre. Il pleut et la 19e étape, Abbiategrasso-Asti, affiche 258 kilomètres. A deux jours de l’arrivée à Milan, il paraît que c’est trop long. Sous la pression de certains coureurs ou équipes, sans qu'on comprenne très vite qui parle au nom de qui, les organisateurs réduisent l'étape à 124,5 kilomètres après trois heures de palabres. Tant pis pour ceux qui voulaient faire toute l'étape et tant pis pour les tifosi massés sur le bord de la route malgré la pandémie de Covid, et qui ont vu passer des voitures avec les vélos rangés sur le toit. Josef Cerny gagne l'étape. Commentaire énervé de l’ancien coureur Jérôme Pineau : "Est-ce que la pluie qui tombe pendant 250 kilomètres est une condition extrême ? Non. Une course de vélo, c'est dehors, sinon il faut faire du sport indoor."
Après la pluie, les chutes. On est dans la troisième étape, Anvers-Huy, du Tour de France 2015. Sur le coup de 16h05, énorme gamelle. William Bonnet (fracture d'une cervicale) entraîne avec un lui un groupe de coureurs que l’on voit s’effondrer comme un château de cartes sur le côté droit de la route. Sept coureurs seront contraints à l’abandon, dont Tom Dumoulin. Le directeur du Tour, Christian Prudhomme, écarte les bras et indique que la course est neutralisée.
Certains en profitent pour un arrêt pipi, les autres reprennent leur souffle ou s’alimentent. La neutralisation dure une dizaine de minutes. On ne peut s’empêcher de se demander si le geste fera jurisprudence. En 2010, avant que Sylvain Chavanel ne gagne détaché la deuxième étape à Spa et n’endosse le maillot jaune, Fabian Cancellara avait donné l’ordre de lever le pied à cause d’une chute dans laquelle étaient impliqués ses leaders, les frères Schleck. Pas de chance pour le public qui attendait sous la pluie : le peloton ne disputa pas le sprint pour la deuxième place…
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Tour de France 2010 : sous le déluge de Spa, Fabian Cancellara intervient pour demander la neutralisation de la course.

Crédit: Getty Images

A-t-on jamais vu Anquetil ralentir pour Poulidor ? Hinault ou Bobet attendre Zoetemelk ou Robic ? Bartali faire une fleur à Coppi ? Dans la première étape du Tour 2020, ce sont encore les coureurs qui décident de lever le pied et de ne pas faire la course à bloc dans l’arrière-pays niçois, en raison de la pluie qui a transformé la route en patinoire. Il y a de nombreuses chutes, dont celle de Thibaut Pinot, qui ne s'en est toujours pas remis.
Tony Martin puis Primoz Roglic, les leaders de la Jumbo-Visma, ont donné le signal : on descend tranquille, on ne prend pas de risques. On peut comprendre : une étape du Tour ne mérite pas qu’on s’y fracasse les os. Ou ne pas comprendre : le cyclisme se déroule sur des routes dont il est impossible de garantir qu’elles seront sèches ou qu’il n’y fera pas 40 degrés (en 2019, Peter Sagan avait jugé que ce serait "un suicide" d’aller en montagne en pleine canicule, ce qui ne l'empêcha pas de passer les cols dans le gruppetto et de garder son maillot vert).
Bien sûr, la sécurité et la santé des coureurs comptent avant tout. Mais on ne peut s’empêcher de revoir certains exploits à l’aune du principe de précaution qui semble avoir gagné le cyclisme comme le reste de la société. Aurait-il fallu arrêter Bernard Hinault sur la route de Liège en 1980, quand la glace lui gelait les doigts ? Neutraliser la course dans le Tour 1971, au moment d’aborder sous l’otage a descente du col de Mente, où Luis Ocana termina son odyssée en jaune commencée à Orcières-Merlette ? Faire se regrouper les leaders dans la descente d’Envalira en 1964, où Anquetil conforta sa victoire au nez et à la barbe de Poulidor ? Interrompre le championnat du monde 2019 à cause des trombes d’eau d’Harrogate, privant Mads Petersen d’un maillot arc-en-ciel ?
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Luis Ocana accidenté dans le col de Menté - 12 juillet 1971

Crédit: Eurosport

Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de souhaiter que les coureurs risquent leur vie dans des éléments déchaînés. Mais simplement de rappeler que la chaleur, la pluie, la neige et les chutes font partie du cyclisme, et que c’est l’une des raisons qui font qu’on l’aime. Parce que, face aux éléments climatiques et aux coups du sort, les champions donnent le meilleur d’eux-mêmes depuis cent-vingt ans.
Albert Londres le raconte déjà en 1919 dans Les forçats de la route : "Voyez par vous-même ce que cela pu produire des douze coups de la nuit à quatre heures du matin. Des hommes qui avaient froid partout, sur qui la pluie tombait et qui, dans la nuit, s’en allaient pédalant. C’était le spectacle (…) Quand il faisait trop froid, ils s’entouraient le ventre de vieux journaux. Dans la journée, ils se jetaient des brocs d’eau sur leur corps tout habillé (…) Lorsqu’ils tombaient et qu’ils s’ouvraient le bras ou la jambe, ils remontaient sur leur machine." Ainsi s’écrit la légende.
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