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Faut-il sortir de l’Euro (2016) ?

Thibaud Leplat

Mis à jour 24/06/2016 à 10:05 GMT+2

L’histoire ne retiendra sans doute pas que le Brexit fut voté en plein Euro 2016. Elle évitera soigneusement d’évoquer ces huitièmes de finales entre nations. Et si l’Euro de football avait attisé les passions ?

Le drapeau anglais lors d'Angleterre-Russie à l'Euro 2016.

Crédit: Eurosport

On pensait le problème résolu depuis longtemps. Le football, grâce aux liens qu’il tisse entre les humains, est le meilleur moyen (avec le programme Erasmus) qu’on a trouvé de faire la paix pour toujours. On en voulait pour preuve le fait que depuis l’invention de la Coupe d’Europe (1955, deux ans avant le traité de Rome), jamais plus aucune guerre n’avait été déclarée en Europe occidentale. Pourtant, par un étonnant télescopage politique dont l’histoire de notre vieux continent semble avoir le monopole, et tandis que trois des provinces britanniques atteignaient les huitièmes de finale (Galles, Angleterre, Ulster) de la plus grande des compétitions sportives continentales, on posait, au beau milieu de l’Euro, la question contradictoire et définitive : la Grande-Bretagne doit-elle oui ou non quitter l’Union Européenne ? Les britanniques ont dit oui. Après le Barça, l’Écosse et le Pays Basque, le nationalisme venait de nous donner une nouvelle leçon. Car au fond, peut-être que tout cela n’était qu’une farce. Le football se prétendait universel. Sous couvert de carnaval coloré, il est en fait le refuge pittoresque du nationalisme le plus inavouable.

Critique des critiques

Du haut de leurs estrades, les inquisiteurs pointent notre indécrottable naïveté nous reprochant à grand renfort de regards menaçants notre douloureux penchant pour l’opium chauviniste. On demandait du football, maugréaient-ils, quand c’est du pain et du travail qu’il fallait vouloir. Convoquant le troubadour à moustache, ils nous brocardaient ensuite sans vergogne. Rien de tel que Georges Brassens, pensaient-ils, pour faire passer toutes les injures. Nous étions de "la race des chauvins, des porteurs de cocardes / Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part". Pour ces hommes, notre amour du folklore peinturluré ne valait pas beaucoup plus que l’admiration automatique que nous portons occasionnellement à nos beaux remparts, à notre bon vin rouge et à nos vieux clochers. Ils en sont sûrs, le football est une nouvelle mauvaise raison de se contempler le nombril.
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Avant les rencontres, les supporters se réunissent pour chanter les hymnes, et ces supportrices françaises s'en donnent à coeur joie. La fierté française à plein poumons.

Crédit: AFP

Pire encore, pour Jean-Marie Brohm, comme il l’a écrit cette semaine sur son blog, "dans une Europe travaillée par les affrontements communautaristes, les revendications nationalistes ou identitaires, les racismes, la guerre en crampons du football, loin de contribuer à la solidarité européenne, ne fait qu'exacerber les tensions ataviques entre les peuples. Les mises en scène spectaculaires des rencontres - avec des hymnes nationaux chantés à pleins poumons par des foules exaltées, les déguisements tribaux, les drapeaux brandis à profusion - indiquent bien que le football est la continuation de la guerre par d'autres moyens". Première mesure urgente : pour faire l’Europe correctement, commençons par quitter l’Euro (de football).

La guerre en crampons

Ensuite, sifflotant quelques cantilènes marxistes tout en se soustrayant au principe de non-contradiction que les titres universitaires exhibés par ailleurs semblaient supposer, il nous était véhément reproché notre cosmopolitisme c’est-à- dire la manière qu’on a toujours, à force de tresser des lauriers à Ronaldo, Messi, Ibra, le Qatar et tout le grand Capital, de nous laisser aller à la dilution lente et irrémédiable de notre identité dans le grand marché européen. La condamnation sans réserve de l’Arrêt Bosman de 1995 libéralisant le marché du travail des footballeurs (en application de l’article 48 TCE sur la libre-circulation des travailleurs dans l’Union Européenne qui donne droit à chacun d’entre nous de postuler à un emploi dans n’importe quel Etat-membre), fait à ce titre figure de bulletin d’adhésion à cette étrange communauté de sceptiques.
En 2004, le même Jean-Marie Brohm, sociologue auto-proclamé "critique", vomissait déjà avec la même délectation dans "la compétition c’est la mort" (revue Outre-Terre) la "prétendue ‘culture’ sportive, héritage proclamé du ‘patrimoine universel’, référence obligée des agrégés parvenus dans les facultés de sport ou des pédagogues de droite mais aussi bien de gauche - le bon vieil opium du glacis socialiste. Une vision du monde d’autant plus utile à l’ordre établi qu’elle constitue un écran de rêve, un 'rideau idéologique' qui masque les crimes d’État, la pauvreté, la répression et le chômage.' Il ne manquait plus que le Goulag, Srebrenica et la bombe atomique et notre portrait était achevé.

Le stade de l’ange

Pourtant, on le sent bien quand on part s’installer dans les tribunes ou dans le canapé du salon, quelque chose résiste toujours à la "critique". Dans un entretien mythique publié en décembre 1987 dans Libération entre le plus grand footballeur français fraichement retraité, Michel Platini, et le plus grand romancier français vivant de l’époque, Marguerite Duras, ce quelque chose pointe sous la crasse et la sueur. Écoutons Duras : "Dans le football je vois un angélisme. Je retrouve les gens, les hommes, dans le sens de l’humanité, dans une pureté que rien n’arrête et qui m’émeut énormément. Et je pense que c’est ça le principal de mon émotion quand je vois du football. (…) je crois que la notion de patrie est partout, qu’elle est là aussi. Et que la nation du football remplace celle du pays natal'.
Brassens avait raison. Il n’y a que les imbéciles pour n’admirer que leur nombril. Nous avons autant aimé celui de Payet, Pogba que celui de Kroos, Iniesta, Perisic, Modric, Dier ou Kiraly. Et, si nous avons peut-être plus vibré devant des matchs aux noms de guerres européennes (Allemagne-Pologne, Autriche-Hongrie, Angleterre-Galles) que devant France-Albanie ou France-Suisse, c’est qu’il y a toujours caché au fond de notre mémoire nomade un petit sourire dédié pour un séjour Erasmus à Manchester, une jeune fille au pair suédoise, un enterrement de vie de garçon à Crazy Prague ou Crazy Varsovie, une amourette italienne, une (ou plusieurs) discothèque(s) à Ibiza. Il y a bien quelque chose, sous cette pellicule de bruits et de souvenirs, sous les litres de bières et de chansons, quelque chose qui nous parle de nos destinées passées à nous mélanger sur l’exigu continent. Les Anglais peuvent bien douter et même partir s’ils le veulent. Ils seront toujours des nôtres. Car chaque rencontre européenne organisée depuis le 8 mai 1945 dans la nation du football n’est pas une fête, c’est un miracle.
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Andrés Iniesta

Crédit: AFP

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