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Euro 2021 - Du marasme à l’espoir : et si cette Roja faisait revivre le mythe de la Furia española ?

François-Miguel Boudet

Mis à jour 02/07/2021 à 13:16 GMT+2

EURO 2020 - Cette Roja est peut-être la plus faible depuis l’Euro 1996. Mais cette Roja est habitée. Sous le feu des critiques, rassérénée depuis le retour de son capitaine Sergio Busquets, la Selección a mis une bonne dose de furia pour arriver en quarts de finale. Est-ce le retour du bon vieux stéréotype qui a si souvent envoyé l’Espagne dans le mur ?

Spain's midfielder Pablo Sarabia (2ndL) celebrates with teammates after scoring a goal during the UEFA EURO 2020 round of 16 football match between Croatia and Spain at the Parken Stadium in Copenhagen

Crédit: Getty Images

En espagnol, on dit "hacer piña". Littéralement : faire ananas. Quand les Bleus ont tétanisé après avoir mené 3-1 contre la Suisse, la Roja, elle, a su trouver les ressources insoupçonnées en prolongation pour sortir victorieuse d’une rencontre échevelée, avec une bonne dose de furia pour submerger définitivement des Croates revenus du Stix. L’Espagne n’a certainement pas la meilleure équipe du monde mais elle a un mental d’Asturien, celui de Luis Enrique, une caradura comme on en fait peu, abhorrant les journalistes et convaincu mordicus que la lumière viendra de Morata et de son facteur X Pablo Sarabia.
Cette Roja-là est tributaire d’un milieu défensif jugé, y compris par de nombreux supporters du Barça, plus frit que les buñuelos des Fallas, et d’un buteur qui a besoin d’une palanquée d’occasions pour "hacer gol" mais elle a fait regonfler les torses d’une afición jusqu’alors très discrète. La Selección 2021 est à des années-lumière du triptyque 2008-2010-2012, mais elle semble animée par un sentiment différent, très loin des trois derniers échecs consécutifs cuisants en 2014, 2016 et 2018. Moins souveraines dans le jeu mais compensant par un état d’esprit irréprochable : est-ce le retour de la furia española ?
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Pedri mis en orbite par Busquets, ou le doux souvenir d'Iniesta

Un siècle de stéréotypes

Après avoir goûté au caviar et au champagne millésimé, revenir aux quicos et à la caña est difficile. Les années du toque, aussi magiques furent-elles, n’ont été qu’un épiphénomène dans l’histoire footballistique de la Roja. Et il a fallu tout l’aplomb d’un Luis Aragonés, autre têtu notoire, pour que l’élimination en 8e de finale du Mondial 2006 contre la France (Vamos a jubilar a Zidane, tu parles !) se convertisse en premier succès continental depuis 1964.
Le dernier succès de la Roja a déjà 9 ans mais son souvenir est toujours persistant. Sur le papier, l’Espagne version 2021 est peut-être la moins talentueuse depuis l’Euro 96 en Angleterre. A l’époque, en termes de joie de vivre, l’équipe de Javier Clemente faisait autant rêver qu’un demi-paquet entamé de Gitane maïs et le jeu proposé n’était pas exactement tissé dans une soie achetée à la Lonja de Valencia. C’était la Furia y nada más, l’expression la plus authentique et soporifique de ce que pouvait être la Selección depuis 1920.
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Luis Enrique habla con los jugadores de España

Crédit: Getty Images

Mais au fait, c’est quoi la Furia ?

Auteur du livre "Goles y banderas" (non traduit en français) et universitaire, Alejandro Quiroga Fernández de Soto explique : "La notion de furia a été utilisée pour la première fois aux Jeux Olympiques d’Anvers en 1920 dans un article de presse italien qui a parlé de 'furie rosse', au pluriel donc. Cela a ensuite été repris par le journal L’Auto, l’ancêtre de L’Equipe, puis par De Telegraaf aux Pays-Bas qui l’a utilisée pour mentionner le style barbare et brutal des Espagnols et qui était une allusion au sac d’Anvers en 1576". Dans son utilisation initiale, la furia est donc très péjorative, en lien avec la "légende noire" telle que conceptualisée par l’historien Julián Juderías en 1914 pour exposer la vision d’une Espagne du XVIe siècle obscurantiste, fanatique et intolérante.
Il faut attendre une olympiade supplémentaire pour qu’à Paris, en 1924, "la presse espagnole reprenne la furia comme un élément mélioratif en lien avec la lutte, de courage et de sacrifice". Cette symbolique a été utilisée par Miguel Primo de Rivera puis par le franquisme après la fin de la Guerre Civile en 1939. L’Espagne du début du XXe siècle a été profondément marquée par le "Desastre de 1898", la perte de Cuba, Porto Rico et des Philippines, dernières colonies majeures d’un Empire où le soleil de se couchait jamais. Il fallait donc des stéréotypes grandiloquents pour magnifier la Patrie et s’identifier à elle. Les régimes autoritaires ont toujours été en quête de la glorification du nationalisme et du sacrifice : la Selección devait, pour dignement représenter le pays, faire preuve d’une abnégation à toute épreuve, et même si cela allait à rebours de leur politique globale.
En ce sens, les media ont eu une part immense dans la diffusion de ces clichés encore vivaces de nos jours, d’abord par le biais d’articles dans les journaux et les revues, puis grâce à la radio, vecteur amplificateur. Alejandro Quiroga expose : "à partir de la fin des années 1920 mais surtout dans les décennies 30 et 40, la radio est devenue fondamentale car elle pouvait être écoutée dans un bar, avec des amis, à la maison avec la famille et créé une forme de communauté et définir ce sentiment. Même si la télévision a tout chamboulé, écouter un match à la radio est beaucoup plus passionnant, ne serait-ce que parce qu’on ne sait pas où est le ballon. La sensation ressentie est totalement différente". L’imaginaire amplifie les émotions et agit comme un miroir grossissant. C’est ainsi qu’Aldonza Lorenzo est devenue Dulcinée del Toboso.
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La joie des joueurs de l'Espagne en finale de l'Euro 1964

Crédit: Imago

Un mythe, plusieurs paradoxes

La Furia, c’est aussi l’histoire de différents paradoxes. Sportifs pour commencer. La furia ne naît pas d’une médaille d’or mais lors d’un match contre la Suède pour conquérir l’argent. Plus précisément, du but inscrit par José María Belausteguigoitia sur une passe de Sabino Bilbao. Et comme toute conception mythique (voire mystique), la Furia a sa citation fondatrice. "Sabino, a mi el pelotón, que los arrollo" ("Sabino, à moi le ballon, que je les écrase") est certainement l’une des phrases les plus emblématiques de l’histoire du football espagnol. Sauf… qu’elle n’a jamais été prononcée.
Dans un article publié en 1998 à l’occasion du centenaire de l’Athletic Club, Alberto Bacigalupe écrit : "Grâce à elle ont été décernées des lettres de noblesse à la "race" et à la "fureur". Tout dépendait probablement de celui qui utilisait l'hyperbole pour mettre davantage l'accent sur une histoire triomphaliste". Les chroniques de l’époque, notamment celles de Manuel de Castro González alias "Handicap" (à la fois journaliste, sélectionneur et arbitre de touche aux JO de 1920 !) ont sans doute permis de catégoriser les Espagnols comme courageux, braves et virils.
Mais malgré la conquête à domicile de l’Euro 1964 qui a valu à Luis Suárez d’être encore aujourd’hui l’unique Ballon d’Or espagnol de l’Histoire, la narrative de "la furia y el fracaso" ("la fureur et l’échec") a perduré jusqu’en 2008.
"La victoire de 1964 intervient dans un contexte particulier, resitue Alejandro Quiroga. C’était au milieu de la Guerre Froide, le pays tentait de se développer économiquement et de s’ouvrir vers l’extérieur mais, parallèlement, la répression politique et sociale était toujours aussi forte, avec des emprisonnements, des tortures, des assassinats. Pour résumer : moins de libertés pour plus de Nation. En réalité, le franquisme, comme d’autres régimes nationalistes, préférait nourrir un discours victimiste et complotiste vis-à-vis des institutions internationales, en évoquant l’existence d’un complot judéo-maçonnique pour justifier la situation de l’Espagne. Il était plus simple de rejeter la faute sur les autres. Mais le régime s’est servi de ce succès pour présenter le pays comme la preuve que tout allait bien et qu’il réussissait".

Pas touche à la Furia, l'exemple du film "Furia española"

Paradoxes linguistiques et politiques ensuite. D’une part car Belauste a en fait interpellé son coéquipier en euskera : "Sabino, aurrera" (Sabino, en avant !). D’autre part car "le Lion d’Anvers" était le frère d’un des fondateurs du Parti Nationaliste Basque (PNV), lui-même militant et candidat aux législatives en 1922. "Dans la notion réactionnaire de Nation de l’extrême-droite déjà présente au XIXe siècle et récupérée par le franquisme, les Basques et les Navarrais sont les premiers Espagnols… concept racial que revendiquent également les Basques nationalistes qui ne se considèrent pas comme Espagnols. Le catholicisme est aussi un point commun majeur aux deux camps. La dictature a voulu propager cela à la façon de jouer au football, ce qui est une imbécilité".
Paradoxes culturels enfin. Depuis Primo de Rivera, le régime opère une "Andalucización" de la société : l’Espagne doit ressembler aux traits d’une belle femme. "C’est une vision très folklorique de l’Andalousie, explique Alejandro Quiroga. Par exemple, l’utilisation du flamenco par la dictature était paradoxale car c’est une musique gitane, obscure, prohibée, avec une forte composante sexuelle. Il y avait donc cette volonté de présenter la nation d’une manière très machiste tout en jouant avec une image féminine pour symboliser la mère Patrie".
Proposer comme modèle une région charnellement marquée par le syncrétisme religieux quand l’idéal profond est machiste, catholique et racialement pur, la dichotomie est particulièrement saisissante. Sans oublier qu’en ce qui concerne la furia comme représentation sportive de l’Espagne, la Selección est essentiellement composée de Basques, de Catalans et Galiciens, trois régions fortement marquées par le nationalisme autonomiste, sentiment combattu jusqu’au bout par le franquisme.
Mais pas touche à la Furia ! Même en avril 1975, quelques mois à peine avant la longue agonie du Generalísimo, la censure frappe "Furia española" de Francesc Betriu. Le film est interdit, le ministère de l’information et du tourisme ose même affirmer qu’il n’existe pas alors qu’il est sélectionné pour le festival de Cannes, avant d’être finalement diffusé en salle en juillet, après avoir subi une bonne vingtaine de coupes. "C’est un film brillant, estime Alejandro Quiroga. Il s’agit d’une critique sociale remarquable, pas uniquement par rapport à l’utilisation du football comme sublimation du désir sexuel, mais aussi comme outil d’intégration des immigrés en Catalogne, de compensation émotionnelle et sentimentale dans un dur moment de crise pour l’Espagne. On peut même y voir un parallèle avec les victoires en 2008, 2010 et 2012 qui sont présentées comme des consolations au cœur d’une situation désastreuse et d’un pays en ruines".
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Sergio Busquets

Crédit: Getty Images

De la triste figure à la marche royale ?

Malgré un tirage au sort très clément, parvenir à ce stade de la compétition était loin d’être écrit, surtout après les deux premiers matches contre la Suède et la Pologne. Le retour de Sergio Busquets, désigné homme du match contre la Slovaquie puis la Croatie malgré 10 buts inscrits, prouve bien que le capitaine est indispensable à cette équipe. Et avec l’élimination de la France, l’horizon s’est éclairé car en dépit d’une rencontre majuscule contre les Bleus, les Suisses font bien moins peur que leurs cousins frouzes. Le pessimisme a disparu et l’optimisme est de retour. Les quarts ne sont plus cet Everest indépassable comme jadis. "Busi" n’est pas un sherpa aussi charismatique que Carles Puyol mais, par sa science du placement et son vécu, il libère ses coéquipiers, comme Koke Resurrección, de plus en plus offensif, et les rassure, comme Pedri qui aurait pu sombrer après son churro en direction d’Unai Simón.
A défaut d’être brillante, cette équipe est courageuse et, ne l’oublions pas non plus, joueuse. La perception de cette Roja est nécessairement biaisée par la grandissime génération dorée mais Luis Enrique, le sélectionneur à la triste figure, paraît avoir trouvé une âme à ce groupe, ce qui était loin d’être gagné. Après tout, dans les yeux de Don Quijote, Rocinante était un pur-sang. Que Sancho Panza nous épargne son rationalisme encore quelques jours : la Roja et son sélectionneur à la triste figure peuvent vaincre les géants et écrire une nouvelle œuvre picaresque. Les moulins à vent sont prévenus.
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