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Liga - Florentino Pérez, Figo et une histoire main dans la main : En Espagne, le football se vit à la radio

Elias Baillif

Publié 15/10/2021 à 08:00 GMT+2

LIGA - En Espagne, sans doute plus qu'ailleurs, la radio parvient à conserver une place importante dans le paysage médiatique qui gravite autour du football. Bien sûr, les commentateurs ibériques qui s'enflamment y sont pour quelque chose mais c'est avant tout l'histoire de deux mondes qui sont faits pour vivre ensemble.

Le poste de la Cadena Ser à Mestalla

Crédit: Getty Images

Cela fait maintenant dix heures que sur les ondes des radios nationales, on ne parle presque que de football. Les programmes ont démarré durant l’après-midi et ont accompagné toute la journée de Liga. Sur les deux chaînes les plus écoutées du pays, pas moins de 1,8 million de fidèles sont en moyenne de l’autre côté du poste chaque dimanche. À 23h30, le temps est enfin venu pour les programmes sportifs de rendre l’antenne… et de laisser place à d’autres programmes sportifs ! La journée racontée, il faut maintenant l’analyser, et ce jusqu’à 1h30 du matin. Au bout de la nuit, l’engouement des personnes repoussant le sommeil est encore présent : les deux leaders comptent chacun un peu plus d’un demi-million d’auditeurs. Les samedis et dimanches, l’Espagne vit son football à la radio.

Un exutoire

1950, l’Espagne est empêtrée jusqu’au cou au sein de la première période du franquisme. Chaque jour, les citoyens sont abreuvés dans les médias des vérités officielles sans parcimonie aucune. Au temps du bulletin horaire, toutes les émettrices se branchent sur le canal de la radio nationale et c’est parti pour une séance de bénédiction du régime micro en main. Le gouvernement est merveilleux, le gouvernement est exemplaire, le gouvernement est le meilleur. Mais forcément, à force, les gens se lassent de ces vantardises monochromes. Une publication universitaire de 2019 décrit là un produit informatif excessivement uniforme, répétitif, ennuyant, tant à la presse qu’à la radio, sans griffe journalistique, susceptible à la longue de produire des résultats contre-productifs pour le régime. Mais au milieu de cette sempiternelle propagande hertzienne, un exutoire : les sports.
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Alfredo di Stefano et Ferenc Puskás

Crédit: Eurosport

"Durant la dictature, il n’y avait pas de liberté d’information. En revanche, dans les sports, il y en avait un peu plus. Les gens avaient plus confiance dans l’information sportive que dans l’information généraliste. Ensuite, à partir des années 70 avec la chute de Franco et la démocratie en Espagne, ce boom a explosé et le grand pari des radios publiques et privées, ça a été les sports", explique Pablo Juanarena, co-présentateur de l’émission historique Marcador, couvrant tous les week-ends l’actualité sportive de 12h30 à 23h30. "C’est ce qui générait de l’audience, ce qui était suivi. Tout le monde était attentif aux matches de foot le week-end. La radio serait sportive ou ne serait pas", complète-t-il. Cette explosion originelle à laquelle se réfère Pablo Juanarena remonte elle aussi aux années 50.

Investir dans l’après-midi

En 1954, un journaliste de la Cadena SER a une idée révolutionnaire inspirée du succès de la retransmission des combats de boxe et des matches de baseball aux Etats-Unis. Dès à présent, on narrera sur les ondes de la SER l’ensemble des matches de Liga joués le dimanche après-midi, et en direct qui plus est. Seulement, Vicente Marco et son idée de génie partent de loin. En studio, ses collaborateurs et lui n’ont qu’une seule ligne téléphonique à disposition. Au stade, les commentateurs doivent faire des pieds et des mains pour rendre compte des matches. À chaque évènement digne d’être rapporté, ils doivent quitter le stade, se rendre à la cabine téléphonique la plus proche, appeler la rédaction pour conter leur fait puis revenir au stade dans les plus brefs délais. À chaque nouvelle entrée dans l’enceinte, le journaliste devait présenter un nouveau billet de match. Les commentateurs devaient alors se rendre au stade avec une liasse de sésames en poche.
Faisant fi de ces difficultés initiales, le programme triomphe, à tel point qu’il sera copié par toutes les chaînes concurrentes. Petit à petit, l’amélioration des moyens techniques rend toujours plus fréquentes les connexions en provenance des quatre coins du pays, une véritable prouesse à l’époque. "Les Carrusels ou les programmes de multiconnexion te parlaient depuis les Canaries, Pampelune, Murcie. C’était comme voyager jusqu’à là-bas. En tant que sport roi, le football unifiait un peu. C’était comme un grand déploiement", raconte Pablo Juanarena au sujet de ces après-midi dominicales passées au chevet du transistor.
Aujourd’hui, El Carrusel et ses concurrents sont devenus d’immenses navires. Un narrateur au stade, deux commentateurs présents en tribune chargés d’épier les moindres détails, un présentateur en studio à Madrid, un ex-arbitre chargé de détricoter les décisions de son homologue sur le terrain, un ex-joueur pour chaque équipe engagée plus quelques autres chroniqueurs par-ci par-là. À la radio espagnole, c’est parfois à douze que l’on relate el fútbol. Et comme ce dernier est la chose la plus importante des choses les moins importantes, le ton est aussi léger qu’endiablé.
En Espagne, tout le monde reconnaît le signal d’un son en morse perpétré à une cadence infernale durant une poignée de secondes. Ce bip est immédiatement couvert par une envolée lyrique déblatérée à plein poumons, se mêlant magiquement aux clameurs du stade. Du haut de la tribune, le narrateur, toujours plus écarlate, est momentanément habité par la transe du but. Le récit du goal dure et dure encore, 40 secondes, une minute, une minute trente en cas de golazo. Formules reconnaissables entre milles et propres à chaque commentateur, métaphores filées, surnom personnalisé pour le buteur du jour, les matches on les écoute pour ce genre de moments explosifs, pour être diverti, pour être transporté.
Dans ce spectacle radiophonique, la narration compte autant que le match lui-même. "En Espagne, le narrateur de la radio nationale était très britannique. C’est tout juste s’il avait des sentiments. Par contraste, les narrateurs sud-américains sont arrivés en Espagne et ils ont révolutionné tout ça. On parlait beaucoup d’Hector del Mar, qui était l’homme du goal. Il allongeait le mot durant des minutes et des minutes. Il avait un vocabulaire très spécial et tous ont copié cette époque", éclaire Pablo Juanarena. Aujourd’hui, même les commentateurs de télévision ont répliqué les envolées typiques de leurs collègues de radio. Si certains narrateurs sont de véritables stars – les extraits commentés des buts sont souvent postés sur les réseaux sociaux et accumulent des remorques de likes – les grands pontes des ondes, ce sont bien les présentateurs du soir.

Du football à une heure du matin

"Racontez à quelqu’un en France ou en Italie qu’à une heure du matin il y a des gens à la radio espagnole qui parlent de football : ils ne le croient pas. Les gens dorment à cette heure ! Mais ici, c’est la tradition", assène Aitor Gómez, présentateur de Radioestadio Noche, l’émission nocturne d’Onda Cero. Depuis quelques années, malgré la concurrence féroce entre les chaînes, la nuit s’est pacifiée. Rien à voir avec les années 90, durant lesquelles deux présentateurs se livraient une bataille à mort par antennes interposées.
En 1981, José María García est déjà l’une des voix les plus écoutées du paysage médiatique espagnol. Depuis bientôt 10 ans, son émission en soirée sur la Cadena SER capte l’intérêt des auditeurs. Seulement voilà, insulter le Ministre de la Justice alors que le gouvernement possède 25% des parts de la chaîne, ça peut coûter cher. Et en cette année-là, García a beau être un journaliste de renom, il est sur la touche. L’inactivité ne sera que passagère. En 1982, il rejoint la chaîne privée Antena 3 pour y animer un programme sportif à son nom, Supergarcía. Durant 10 années de plus, García sera le roi des ondes. Il attribue les bons points, souffle le chaud et le froid, dit ce qui est et ce qui n’est pas du haut de son piédestal de prophète nocturne.
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José María García

Crédit: Getty Images

"Ce qu’il disait était parole d’évangile. C’était presque un discours politique que les gens suivaient jusqu’au bout du bout. Si García crucifiait untel, le pays suivait, et pour untel ça se passait mal", se rappelle Aitor Gómez au sujet de ces messes. Le cycliste Perico Delgado et le président du Real Ramón Mendoza se sont souvenus durant longtemps de l’entreprise de destruction publique organisée par García à leur encontre. Un soir, dans un élan particulièrement destructeur, le présentateur ira jusqu’à lire les résultats de la biopsie de la femme de Mendoza. On dit aussi qu’à cette époque, le journaliste avait des informateurs dans tout Madrid (restaurants, boîtes de nuit) chargés de le notifier des moindres sorties des joueurs du Real.

Un trône pour deux

Cette hégémonie finira pourtant par prendre fin. En 1989, José Ramón de la Morena, ancien stagiaire de García, arrive à la tête d’un programme sur la Cadena SER et au fil des années, la bataille va devenir totale. "José Ramón est apparu et il a fait quelque chose de différent. Il utilisait un autre ton et montrait un autre visage des sportifs : il montrait que c’étaient des personnes, leur posait des questions sur leur vie personnelle, avec un ton plus conciliant, plus marrant que García qui était le seul à parler", détaille Aitor Gómez, ancien collègue de de la Morena. Dès lors, le cacique et le nouveau venu vont se battre pour des parts d’audience, des scoops, des sportifs, tenant tout le pays en haleine durant des années. Chaque auditeur devait choisir son camp.
Monologues d’insultes envers le rival ("avec García il n’y avait pas d’autres possibilités que de rentrer dans son jeu car il était capable de te dédier dix minutes consécutives d’épithètes" racontera Paco González, à l’antenne avec de la Morena en ce temps-là), divulgation de ses contrats à l’antenne, publicité faisant passer l’un pour Hitler en personne, ridiculisation des invités de l’autre. Chacun écoutait minutieusement le programme de l’ennemi pour pouvoir ensuite le critiquer le lendemain. Parfois, ils se renvoyaient même la balle en direct. "Les deux se détestaient. C’était une haine réelle entre une rédaction et une autre. Limite ils ne se parlaient pas parce que l’un avait un micro d’une couleur et l’autre de l’autre", rapporte Pablo Juanarena, également à la tête de Saludos Cordiales, un podcast retraçant cette guerre. En toile de fond, une dispute entre deux groupes médiatiques pour le contrôle de l’opinion publique. L’un plus proche du Roi et de la droite (le groupe de García, qui se targuait lui-même d’avoir une ligne directe avec le Roi), l’autre plus proche de la gauche et en possession des médias les plus consommés du pays.

La fin d’une époque

En 1995, de la Morena devient leader d’audience et García subira une perte de vitesse grandissante avec les années. "Pour moi, l’image du changement de garde c’est la signature de Figo. De la Morena fait venir Florentino Pérez dans son programme et il dit que s’il gagne les élections, Figo viendra avec lui. Après un temps, García dit dans son programme à lui que c’est un mensonge, que c’est du vent. Quand Pérez gagne et Figo arrive, tout le monde se rend compte vers où coule désormais l’information", avançait dans El Confidencial Juan Lamata, spécialiste de l’histoire des médias en Espagne.
Si cette conquête jusqu’au-boutiste des postes de radio du royaume a comporté quantité de dégâts collatéraux, elle a aussi fourni de grandes nuits de radio aux auditeurs et grandement contribué à la popularité de ce média outre Pyrénées. "Sans eux, c’est possible que nous ne soyons pas en train de nous parler aujourd’hui et c’est possible que la radio sportive n’ait pas l’importance qu’elle a en Espagne. Ce sont personnages clés pour la survie de la radio", prévient Aitor Gómez.
Aujourd’hui, les deux pontes se sont réconciliés. Une série a même vu le jour, retraçant leurs affrontements de chaque soir. De la Morena a pour sa part pris sa retraite cet été. Une page se tourne et dans les studios, on le sait. "Les programmes nocturnes, c’est toujours plus difficile. Même s’ils ont leur succès et que les gens continuent à les écouter, tu vois qu’il y en a toujours moins. La nuit, les gens dorment. C’est toujours plus difficile de convaincre quelqu’un pour qu’il te réponde à minuit et demi. D’ici à cinq ans, on va devoir se réinventer", conclut Aitor Gómez.
Sportifs toujours plus difficiles d’accès, plus de matches de Liga joués en même temps comme à l’ancienne, concurrence des médias émergents, les chaînes de radio font face à toute une série de défis. Mais comme l’a dit José Mourinho il y a déjà 10 ans, "les radios ont toujours été une partie importante de la passion que les gens ressentent pour le football. Sans elles, le football ne serait pas la même chose".
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