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Ligue des champions - Liverpool-Tottenham : Jürgen Klopp et le cyclope

Thibaud Leplat

Mis à jour 31/05/2019 à 14:05 GMT+2

LIGUE DES CHAMPIONS - L’invraisemblable série de retournements de situation dans cette Champions League 2018-2019 a donné lieu à un étrange constat. Le football de haut niveau serait d’autant plus admirable qu’il serait devenu irrationnel. Discutons cette étrange idée.

Jurgen Klopp manager of Liverpool during a training session at Melwood Training Ground on March 6, 2019 in Liverpool, England.

Crédit: Getty Images

Les efforts des hommes pour soulager une raison trop éprouvante font l'admiration des philosophes. Lorsqu'un joueur de football, flanqué du numéro 66, pose un ballon au pied d’un poteau de corner comme on ferait une offrande aux Parques, une faille s’ouvre entre lui et nous. Regardez l’étrange trajectoire de la course d’élan d’Alexander-Arnold entamée à la quarante-huitième minute de cette demi-finale Liverpool-Barça. Avec le recul, une étrange sensation d’artificialité s’en dégage. Pourquoi s’élançait-t-il aussi théâtralement dans le sens opposé au ballon ? Comme un acteur comique de cinéma muet mimant le passant distrait, il avait courbé le dos et pris une moue faussement grincheuse au moment de faire mine de laisser à un autre le soin de tirer le corner. Curieuse mais efficace manœuvre.

Un lutin à la mine de satyre

Car, sur le moment, on jurerait qu’on y avait cru. Toute sa démarche semblait raconter ce qu’on pensait qui allait se produire. Le joueur jouait docilement le jeu de notre attente. Il savait qu’on l’avait vu contre Newcastle — les joueurs savent ce genre de choses — quelques jours auparavant. Pour une fois Liverpool avait abandonné le temps d’un coup de pied arrêté l’habituelle trajectoire sortante de son pied droit au profit de celle, plus prévisible mais plus plongeante, du pied gauche d’un lutin helvète à la mine de satyre nommé Shaqiri. Ce dernier trottinant vers le poteau de corner interpréta à son tour sa partie tout en plongeant son regard coupable dans la pelouse de peur sans doute que ses yeux ne dévoilent la vérité de la supercherie. Le corps d’Alexander-Arnold orienté vers son coéquipier et dans la direction opposée du ballon semblait annoncer ce qui allait suivre. C’est Shaqiri qui allait frapper le corner. C’était une certitude. Nos yeux ne pouvaient mentir.
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Trent Alexander-Arnold

Crédit: Getty Images

Un jeu d’enfant

Aussi, confortablement aveuglés par nos habitudes de replacement, avions-nous fait comme Jordi Alba et Sergi Roberto. Nous avions tourné tranquillement le dos à l’action et le temps d’un souffle ou d’un baiser, dévié quelques secondes notre regard. Fatale erreur. En posant le ballon au sol Arnold avait aussi vu le discret appel d’Origi réalisé à pas prudent (la lenteur est la condition nécessaire pour que ce genre de feinte réussisse) en direction du premier poteau. Le dernier coup d’œil du tireur (la foule regardait son thorax mais ce sont ses yeux, on le sait maintenant, qu’il fallait regarder) avait été pour vérifier la robustesse du leurre posé. Pas une seule réaction de la défense catalane. Un ballon fut alors envoyé d’un pied droit vers un autre pied droit au premier poteau d’une défense trop distraite. Plat du pied. Lucarne. But. Une foule exulte. Le football est un jeu d’enfant.

L’art de la feinte

Nous attendions une passe. Ils nous avaient offert un but. Nous attendions une lumière, ils nous avaient donné une éclipse. Curieuse ivresse pour une foule que celle de se tromper elle-même. Écoutons à ce titre Klopp philosopher sur l’art de la duperie : "Dans ce genre de match, nous savons tous qu’il faut de la chance (il se reprend)... De la chance… ou du génie. Du génie comme celui de Trent Alexander-Arnold. Wow ![…]c’est incroyablement intelligent ce qu’il a fait. Il avait suffi à un moment que deux joueurs soient connectés l’un à l’autre… Oui, c’est du génie." Rien d’irrationnel donc. De l’intelligence pure mais une intelligence d’une forme inhabituelle.
Car cette action avait beau être imprévisible, révélait ainsi Klopp à demi-mot, cette stratégie n’avait pourtant rien d’inexplicable — elle était "incroyablement intelligente" même. Cette rationalité - ce génie, insista-t-il - qu’on avait peine à croire c’était bien le contraire du hasard. Si on avait peine à la tenir pour vraie c’est qu’elle avait pris une forme technique et rigolarde pour parvenir à ses fins. Elle était très précisément ce que les grecs appelaient la mètis. Rien d’irrationnel là-dedans. Bien au contraire. Le piège posé par Alexander-Arnold nous rappelait tout à coup que l’intelligence tactique ne reposait pas uniquement sur une science formelle des systèmes de jeu mais également — et peut-être exclusivement — sur l’art d’avoir une seconde d’avance sur son rival c’est-à-dire, à proprement parler, de le surprendre.
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Jurgen Klopp reacts to his side's second-place finish

Crédit: Eurosport

Ainsi Klopp

Ce qui est intéressant d’analyser ce n’est donc pas l’intentionnalité du geste (elle est évidente quand on revoit les images) mais les ressources mobilisées pour la réaliser. Car le secret de la stratégie réussie ne réside pas dans la simple dextérité d’un geste mais dans son opportunité. Il ne suffit pas d’être habile, encore faut-il, pour le prestidigitateur, être crédible au moment de désigner la main droite quand c’est de la main gauche, en réalité (et il est le seul à le savoir), dont viendra la surprise.
Les voleurs et les magiciens partagent ce même secret. La réussite du tour ne réside pas dans la mécanique d’une main experte mais dans l’efficacité du leurre posé. Or, dans le brouhaha habituel d’une demi-finale trépidante un dialogue silencieux entre deux intelligences rusées avait eu lieu sans que personne au monde ne pût s’en rendre compte. En un coup d’œil, une seconde avant tout le monde, Alexander-Arnold et Origi surent qu’ils étaient sur le point d’effondrer un cyclope.

Le repos de l’intelligence

Cette intelligence de l’occasion est effectivement celle d’Ulysse, le héros aux mille tours. Mais à la différence du cyclope furieux de se faire terrasser par un simple mortel comme chez Homère, dans notre Odyssée à nous, le cyclope était ravi de s’être fait détrousser. Chez nous, la rationalité est un spectacle dont les foules se nourrissent. L’ivresse du football réside dans la joie qu’éprouve une intelligence à en égarer des milliers d’autres, en leur faisant croire, pour mieux les surprendre, à des actions possibles et à d’autres impossibles. Regarder un match de football, au fond, c’est se figurer simultanément des centaines d’occasions, des milliers de ruses, des millions de scénarios pour le simple plaisir d’avoir ensuite à démentir nos propres prévisions.
C’est une erreur de penser que chaque match est une page blanche. Au contraire. Chaque match est une page largement griffonnée par les souvenirs de ses prédécesseurs. Le plaisir du football réside dans une volonté secrète de faire mentir ces préjugés. Quel plaisir tiré de cette panoplie d’inépuisables illusions ? Le réconfort d’une raison fatiguée de tout prévoir et qui, le temps d’une rencontre de coupe d’Europe, comme pour adoucir ses tentations absolutistes, jouait à se tromper elle-même et à faire trébucher des cyclopes.
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