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Lukaku, le chant de la discorde

Bruno Constant

Mis à jour 29/09/2017 à 16:04 GMT+2

PREMIER LEAGUE - La polémique liée aux paroles dédiées à l’attaquant de Manchester United par ses propres supporters renvoie le football britannique à la tradition - une de plus - de ses chants qui font la magie de ses stades. Souvent drôles mais qui connaissent aussi des dérives.

Romelu Lukaku avec Manchester United - 2017

Crédit: Getty Images

Cela commence toujours par une voix, courageuse, qui s’élance, seule, reprise par une dizaine, puis une centaine et enfin tout ou partie du stade. C’est un air qui descend des terraces, ces tribunes où on se tenaient debout, donne force et courage à son équipe et envoute son adversaire. Une vieille tradition britannique. Oui, je sais, une de plus. Elle entretient encore aujourd’hui la légende des stades anglais, écossais, gallois et irlandais comme ont pu l’observer mes confrères suivant le PSG et qui ont allègrement tweeté leur découverte et amour du "You’ll never walk alone" au Celtic Park.
A l’occasion d’un reportage sur les liens entre la musique et le football anglais, j’avais été amené à me rendre du côté de Tranmere, ville faisant face à Liverpool sur l’autre rive de la Mersey. Et, croyez-moi, il faut vraiment aimer le football pour aller assister à un match de Championship (D2) dans le nord de l’Angleterre un soir de novembre ! Un vieux supporter des Rovers m’avait raconté que, de son temps – je vous parle d’un temps, les années 60, que les plus jeunes ici ne peuvent pas connaître –, le public chantait avant tout pour se réchauffer face à la dureté des journées d’hiver au stade. Théorie qui n’a jamais pu être vérifiée au grès de mes rencontres, certains vantant davantage le passage au pub et de quelques pintes dans le gosier pour se réchauffer.

Des chants tirés de l’opéra classique, des berceuses comme des Beatles

L’incertitude sur l’origine des premiers chants dans les stades de football contribue un peu plus à sa légende. Elle remonterait, néanmoins, à 1898 - oui, si loin que ça - lorsque l’un des plus grands compositeurs de musique classique anglais, Sir Edward Elgar, fut le premier à écrire un hymne en l’honneur d’un joueur. Après avoir assisté à une rencontre à Molineux, entre Wolverhampton et Stoke, Elgar tomba sous le charme d’un titre du journal local, le lendemain, consacrant l’attaquant des Wolves, Billy Malpass ("He banged the leather for goal") et composa aussitôt un morceau. Cette œuvre, aujourd’hui oubliée, a inspiré nombre de supporters à créer leurs chansons avec leurs propres mots.
Elles s’inspirent de l’opéra, du music hall, de berceuses ("We’re gonna win the league" sur l’air de "The Farmer in his dell") mais le plus souvent de titres de pop rock, des Beatles ("Hey Jude" pour Giroud) aux Beach Boys ("Sloop John B") en passant par Depeche Mode ("Just can’t get enough", je vous conseille celle des fans de Liverpool sur Suarez), et même parfois de l’Eurovision comme le célèbre "Volare" de Franco Migliacci en 1958 sacrant Patrick Vieira à Highbury ("Vi-ei-ra, oh oh oh oh… He comes from Senegal, he plays for Arsenal"). Elles sont écrites sur un coin de table d’un bar, parfois planifiées une semaine à l’avance et même réservées à un adversaire, puis répétées les jours de match dans ces pubs où vous n’avez pas le droit d’y mettre le pied si vous n’êtes pas membre avant d’être dévoilée en plein match. Les moins bonnes ne survivent pas à la vox populi des tribunes.

L’Emirates moqué pour son ambiance de "bibliothèque"

Chanter dans un stade est aussi important que d’acheter le fanzine ou l’écharpe du club. C’est même devenu une signature chez certains clubs qui n’hésitent pas à s’attaquer aux étreintes modernes et silencieuses comme l’Etihad ou l’Emirates, moquée pour son ambiance de "bibliothèque" et où les supporters adverses lancent régulièrement : "Shall we sing a song for you ?" Dans ce domaine, les fans de Liverpool restent les plus créatifs comme en témoignent leurs chansons sur Gerrard, Torres, Suarez et Benitez.
Manchester United est également à l’honneur avec son célèbre "eeeeeeeee" (prononcez "i"), première lettre du "Weeeeeee’ll drink, a drink, a drink, to Eric the king, the king, the king… ", créé par Pete Boyle et apprises aux autres dans son repère, The Bishop Blaize. Il arrive assez souvent que les kops des différents clubs s’accusent mutuellement de se voler les idées. Les supporters de West Ham, dont la chanson sur Dimitri Payet ("We got Payet… " sur l’air de Achy Beaky Heart de Billy Ray Cyrus) était un tube à Upton Park, ont ainsi accusé leurs homologues d’Arsenal de les avoir plagiés en reprenant l’air et les paroles en l’honneur de Mesut Özil. Or, bien avant les Hammers, Newcastle avait déjà utilisé cette chanson pour Yohan Cabaye ("Don’t sell Cabaye…") et bien avant eux encore Cardiff pour leur sauver la tête de leur manager ("Don’t sack Mackay… ").

Le succès des chants anglais : l’humour

Les Anglais, pardon, les Britanniques ne sont évidemment pas les seuls à chanter dans les stades. C’est le cas en Italie, Allemagne, Turquie, Argentine et bien d’autres. Mais ce qui fait la particularité des chansons anglaises, au-delà de la langue comprise de beaucoup, c’est leur humour, parfois corrosif.
Certaines épinglent leur adversaire, rendent honneur aux qualités d’un joueur ou à ses défauts mais s’attaquent aussi parfois à son physique ou sa vie privée. Dans les années 90, les supporters des Glasgow Rangers s’amusaient à chanter à propos de leur gardien, qui souffrait de schizophrénie : "There's only two Andy Gorams" ("Il n'y a que deux Andy Goram"). Les supporters de Fulham rendaient honneur à leur attaquant Bobby Zamora, plus habile de la tête que des pieds ("When you’re sat in row Z, and the ball hits your head, that’s Zamora, that’s Zamora", "quand tu es assis au dernier rang et que le ballon heurte ta tête…").
Les fans de MU moquaient la dentition de Suarez ("Your teeth are offside", "Luis Suarez, tes dents sont hors-jeu"), ceux de Newcastle les rondeurs de Hasselbaink à Chelsea ("You’re just a fat Eddie Murphy") et ceux de Liverpool la taille de Peter Crouch ("He’s big, he’s red, his feet stick out the bed – ses pieds dépassent du lit -, Peter Crouch").
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Des supporters de Liverpool

Crédit: Panoramic

"Stand up if you pay your tax", les supporters de Watford à Redknapp

Certains vont même jusqu’à puiser dans les révélations des tabloïds : les fans de Chelsea sur les aventures extraconjugales de leur capitaine John Terry ("Wherever you may be, keep your wife from John Terry") ou ceux de Villa sur le goût prononcé de leur attaquant John Carew pour les bars de striptease ("John Carew, he likes a lap-dance or two, he might even pay for you"). L’une des plus drôles à laquelle j’ai directement assisté était lors d’un match de Cup, à Vicarage Road, en 2012, lorsque les fans de Watford s’en étaient pris au manager de Tottenham, Harry Redknapp, rattrapé par une affaire de fraude fiscale : "Stand up if you pay your tax…" Et tout le monde s’était levé pendant que Redknapp était assis sur son banc.
Les Anglais savent aussi se moquer d’eux-mêmes et notamment de leurs accents respectifs. Les fans de Newcastle s’en prennent à ceux de Londres ("You’re soft southern bastards") et ces derniers leur répondent ("Speak fucking English, why don’t you speak fucking English"). C’est drôle et tous ceux qui ont rencontré dans leur vie une personne originaire de Newcastle ou Liverpool comprendront. Mais c’est pourtant là un stéréotype sur l’accent de l’une ou l’autre région.
La polémique liée aux paroles dédiées à Romelu Lukaku par les supporters de Manchester United appartient davantage à ces stéréotypes, ou préjugés si vous préférez, qu’à du racisme. Dans la chanson incriminée – "Romelu Lukaku, He’s our Belgium scoring Genius, He’s got a 24 inch pénis, Scoring all the goals, b***** to his toes " -, il est question des talents de buteur et de la taille du pénis de l’attaquant belge d’origine congolaise. Des paroles jugées "offensantes et discriminatoires" ayant pour but de "promouvoir les stéréotypes", selon Kick It Out, une organisation qui combat toutes les formes discriminatoires en Angleterre, et qui a été la première à pousser les dirigeants du club mancunien à agir.
Malgré la menace de ces derniers, les fans de United ont continué à chanter le week-end suivant au St Mary’s Stadium de Southampton, ajoutant : "We sing what we want" ("On chante ce qu’on veut"). Il ne s’agissait pas d’un acte de rébellion contre l’interventionnisme de leur club mais simplement une manière de contester l’intérêt parfois partial de Kick It Out. Par exemple, personne ne s’était offusqué lorsque certains fans de Tottenham chantaient eux aussi à la gloire de la taille du sexe de leur défenseur Jan Vertonghen.

"Park, tu manges des chiens dans ton pays mais ça pourrait être pire, tu pourrais être de Liverpool… "

Il n’est en aucune manière, ici, question d’excuser ou justifier les propos de certains supporters de United. Le racisme, sous toutes ses formes, doit être combattu et éradiqué des stades de football. Scott Patterson, supporter de United et auteur du blog Republik of Mancunia, a d’ailleurs condamné la chanson qualifiée de "stéréotype gratuit et insultant". Mais, pour être honnête, le chant dédié à Lukaku ressemble davantage à une blague graveleuse de fin de soirée au pub qu’à du racisme. Paul Ince, joueur de couleur et ex Red Devil, a d’ailleurs contesté le caractère raciste : "Si j’avais été sur le terrain, ça m’aurait fait rire. Les supporters chantent des chansons depuis des années et certaines étaient bien pires encore…"
Que dire des chants sur Emmanuel Adebayor repris par les supporters d’Arsenal : "Ton père lave des éléphants et ta mère est une prostituée", pour rester poli, ou encore "It should have been you… shot in Angola !" ("Cela aurait dû être toi, tué en Angola"), en référence à la fusillade qui avait visé le bus du Togo lors de la CAN 2010 et fait deux morts. Où était Kick It Out lorsque les fans de… United chantaient à la gloire de leur joueur Park Ji-sung : "Park, Park, wherever you may be, you eat dogs in your country, it could be worse, you could be scouse, eating rats in your Council house…" ("Park, Park, où que tu sois, tu manges des chiens dans ton pays, ça pourrait être pire, tu pourrais être de Liverpool et manger des rats dans ton HLM") ? Racisme ou stéréotype ? Le joueur, lui, ne s’en est jamais plaint.
Durant de longues années, la rivalité entre Liverpool et Manchester United a dépassé le cadre du sportif et certains des chants prononcés par l’un et l’autre camp dépassaient clairement les limites de l’intolérable. Certains fans des Reds, ne faisons pas une généralité, déployaient leurs bras comme les ailes d'un avion en référence au crash de Munich (l’avion des joueurs de United qui s’est écrasé en 1958) tandis qu'à Manchester, on moquait le drame de Hillsborough en scandant "Ninety-six is not enough" ("96, ce n'est pas assez"), en référence au nombre de supporters des Reds ayant péri lors de la tragédie de 1989.
Durant de nombreuses années, à chacun de ses déplacements à Old Trafford, Arsène Wenger a eu droit à l’effroyable refrain : "Sit down you pedophile !" ("Assieds-toi le pédophile !"). Et je ne m’aventurerai pas sur le terrain des hooligans qui suivent l’équipe d’Angleterre et ont dérapé sur la seconde guerre mondiale lors de rencontres face à l’Allemagne. Car il faut marquer la frontière entre des supporters un peu lourdauds, comme dans le cas du chant sur Lukaku, et une frange de hooligans racistes venus pour répandre la haine.
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