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Todd Boehly et les autres investisseurs US dans le football : Un pari, ou plutôt une histoire de paris

Philippe Auclair

Mis à jour 05/11/2022 à 18:04 GMT+1

PREMIER LEAGUE - Si vous vous demandez pourquoi Todd Boehly, dans la roue d'autres avant lui, a racheté Chelsea et dépense des millions, voire des milliards, demandez-vous surtout comment il compte gagner de l'argent. Car le propriétaire des Blues, pas plus que les autres, ne vise rien d'autre que ça. La réponse tient dans une histoire de paris. Les nôtres.

Todd Boehly, le propriétaire de Chelsea

Crédit: Imago

On se doute bien que si Todd Boehly et ses partenaires ont pu s'engager à investir pas loin de cinq milliards d'euros dans Chelsea, ce n'était pas parce qu'ils vouaient depuis toujours une passion sans bornes aux Blues.
Leur motivation était exactement la même que celle de la famille Glazer à Manchester United, de Stan Kroenke à Arsenal, de J.W. Henry et du Fenway Sports Group à Liverpool, ainsi que de ces fonds d'investissement américains qui multiplient les prises de contrôle de clubs à tous les niveaux du football professionnel européen depuis quelques années déjà. Leur motivation, c'était, c'est, et ce sera toujours l'argent - et rien d'autre.

Pourquoi Boehly a racheté Chelsea ?

On pourra s'en offusquer par principe. On pourra mettre en avant le risque d'homogénéisation encore plus prononcée d'un sport qui, jusqu'à il n'y a pas si longtemps, tirait beaucoup de son attractivité du fait qu'il rassemblait des cultures nationales ou régionales affirmées, à la fois complémentaires et contradictoires. On pourra condamner cette 'colonisation' d'un sport dont on s'imagine - à tort, mais c'est une autre histoire - qu'il échappe totalement aux colonisateurs pour ce qui est de son essence et de sa signification. Ces réserves sont valides, et largement partagées.
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Todd Boehly

Crédit: Getty Images

La question qu'on doit se poser est pourtant tout autre: pourquoi ?
Pourquoi des hommes d'affaire (car ce sont presque exclusivement des hommes) dont le premier regard est pour la colonne des bénéfices dans leurs livres de compte sont-ils soudain prêts à mettre des milliards dans des entités dont la plupart perdent les millions par dizaines ou centaines presque chaque saison? Chelsea, par exemple, annonça une perte de plus de 170 millions d'euros pour la saison 2020-21. Ce que Frank Zappa put dire de la cocaïne - qu'elle était "le moyen sont se servait Dieu pour vous dire que vous aviez trop d'argent" - pourrait tout aussi bien s'appliquer au football.
Non ?
Non. Car ces nouveaux investisseurs américains ne sont pas ce genre de toxicomanes. Ce ne sont pas l'orgueil ou la vanité qui les poussent, et ce ne sont pas les ambitions politiques ou géopolitiques non plus. Boehly n'est ni Abramovitch, ni Berlusconi, ni Cheikh Tamim al-Thani. C'est la perspective de dégager des retours sur investissement qui sont inimaginables ailleurs dans le monde du sport.

La NFL dégage deux fois plus de revenus que la Premier League

Les analystes économiques qui se sont penchés sur la question et ont tâché de comprendre comment le football avait pu devenir aussi attractif pour les investisseurs américains ont tous mis en avant la conviction partagée par ces investisseurs que, malgré l'explosion des droits TV et l'inflation des salaires, des transferts et du prix des clubs, la vraie valeur de ce football européen demeurait très largement sous-estimée.
Autrement, comment se pourrait-il que la NFL, dont l'audience est quasiment exclusivement US, dégageât des revenus deux fois supérieurs à ceux du championnat le plus riche du monde, la Premier League, pourtant populaire dans le monde entier?
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Jack Grealish (Manchester City) et Mason Mount (Chelsea)

Crédit: Getty Images

C'était mieux qu'un signe. C'était la preuve que ce football avait un potentiel de croissance inégalé dans le sport business, à condition d'être exploité avec le même savoir-faire et la même imagination que l'étaient les sports américains. Dans le domaine du streaming, par exemple, mais pas seulement; dans celui du fan engagement, aussi. L'anglais est utilisé ici à dessein.
Sur ce plan, Boehly pouvait avancer comme illustration des avancées possibles la façon dont il avait révolutionné le paysage audiovisuel du baseball en signant un contrat de 7,5 milliards de dollars entre les LA Dodgers - dont il détient désormais une partie du capital - et le groupe Time Warner en 2013. Ce qu'il avait fait avec les Dodgers, pourquoi ne le referait-il pas avec Chelsea ?

Le serpent de mer des négociation individuelle des droits TV

Il faut donc s'attendre à ce que le serpent de mer de la négociation individuelle des droits de diffusion pour chaque club refasse régulièrement surface à l'avenir, d'autant plus que Boehly dispose d'alliés de taille au sein de la Premier League - à savoir ses compatriotes, qui contrôlent tout ou en partie neuf de ses vingt clubs (*).
Mais cela, c'est l'évidence. C'est la surface. Ce n'est pas demain, ou même après-demain, que Chelsea pourra négocier ou vendre directement les droits de diffusion des matches de son équipe, que ce soit en Angleterre ou en Europe. La Premier League ne peut prendre aucune décision de ce type sans l'accord d'au moins quatorze de ses vingt actionnaires, et l'UEFA n'a certainement aucune intention de se retirer du jeu audiovisuel, source de la quasi-intégralité de ses revenus.
Boehly et ses co-investisseurs ne sont pas non plus de ces 'vautours' qui achètent à bas prix des entreprises en difficulté et les revendent aussi rapidement que possible après les avoir requinquées. Ils sont là sur et pour le long terme, tout en espérant dégager des profits conséquents aussi rapidement que possible. Et ce ne sera pas en organisant un 'All Star Game' de la Premier League, comme Boehly en émit l'idée au mois de septembre.
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Un All-Star Game en Premier League ? Voici ce que cela pourrait donner

On s'était moqué de lui à l'époque en Angleterre. Hahaha!, ces Américains sont impayables! Ils ne comprennent décidément rien au football!
Ces commentaires n'étaient pas seulement ouvertement xénophobes; ils dénotaient aussi une incompréhension presque totale de la nature du projet de Boehly, alors qu'il aurait suffi d'ouvrir un peu mieux les oreilles et ne pas s'arrêter à une suggestion un peu (mais pas complètement) farfelue pour se rendre compte que ce projet, s'il était mené à bien, aurait un impact bien plus significatif que la tenue d'un match de gala tout compte fait pas si différent que cela du Community Shield qui sert de lever de rideau à la saison anglaise.
Rien que cette phrase, par exemple, lâchée au détour de la conférence SALT de New York, au mois de septembre. Interrogé sur la croissance de la 'marque' Chelsea, il répondit: "je crois qu'il y a plusieurs pays dans lesquels il y a des avantages à posséder un club". Autrement dit: il faut s'attendre à ce que Chelsea emboîte le pas du City Football Group et de QSI, et se lance dans la multi-propriété de clubs (*).

La vraie réponse : les paris

Ou cet autre commentaire, entendu dans une autre conférence VIP, à Berlin, au mois de juin, quand on lui posa une question similaire et que sa réponse tint en deux mots: "les paris".
Boehly sait de quoi il parle en la matière, puisqu'il est l'un des principales figures de DraftKings, l'un des géants américains des paris sportifs, une industrie qui était illégale dans la plupart des états américains jusqu'à il y a peu, et qui est en train de vivre un véritable Big Bang outre-Atlantique.
Son potentiel économique est colossal: les Nations-Unies évaluent le volume de transactions sur le marché mondial des paris sportifs à 2 700 milliards de dollars par an (*), ce qui, selon les experts de ce secteur, constitue très probablement une sous-estimation. Le gâteau est si énorme que même une part modeste satisfera les plus gourmands.
DraftKings, qui pèse 7,5 milliards de dollars à Wall Street, sera prêt. En 2020, DraftKings acquit la société bulgare SBTech, un leader européen de la technologie des paris en ligne, via une 'prise de contrôle inversée' qui mena d'ailleurs à une enquête de l'autorité de tutelle US au niveau fédéral.
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Bloomberg vient d'autre part de révéler que DraftKings était actuellement en pourparlers avec le réseau ESPN pour établir un partenariat autour des paris sportifs, dont les détails demeurent secrets, ce qui n'empêcha pas les actions de DraftKings de grimper de 8,8% en une seule journée lorsque les premières rumeurs de cet accord se propagèrent dans le microcosme.
On doit aussi relever qu'en septembre 2021, Boehly lui-même, via la société Eldridge Industries, investit 120 millions de dollars dans SportRadar AG, l'une des plus grandes entreprises de collecte de données de la planète, dont les data de football, toutes compilées et distribuées en temps réel, sont indispensables au fonctionnement des bookmakers en ligne.
Il ne peut s'agir là de simples coincidences: les paris sportifs sont bien au coeur de la stratégie de Boehly et de ses associés, comme ils sont aussi au coeur de la stratégie globale de ces investisseurs américains qui entendent bien profiter au maximum des retombées commerciales de l'ouverture du marché US, qui se chiffreront en milliards.
Aussi, quand on parle de 'paris', ce ne sont pas de ceux que font ces investisseurs, Boehly le premier, en achetant des clubs européens, qu'on devrait parler, mais de ceux qu'ils entendent que nous, supporters et consommateurs, faisions quand ils seront assis à la table des croupiers.
(*) Arsenal, Aston Villa, Chelsea, Crystal Palace, Fulham, Leeds, Liverpool, Manchester City (le fond Silver Lake détient 10% du capital) et Manchester United.
(*) Outre Manchester City, le City Football Group contrôle aujourd'hui dix clubs, tandis que les Qataris sont présents dans quatre (PSG, Cultura Leonesa, KAS Eupen et Braga).
(*) Soit l'équivalent du PNB annuel de toutes les nations de Scandinavie prises ensemble.
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