Et si Paul Pogba était à un tournant de sa carrière ?

Dans une récente interview à un magazine espagnol (Panenka), Juan Mata dresse un constat fataliste mais finalement assez juste sur ce qui intéresse les jeunes aujourd’hui : "Ils me parlent de mes chaussures, de ma coupe de cheveux plutôt que me demander comment je frappe les coups francs ou contrôle le ballon". C’est l’air du temps. Quand j’avais dix ans, je regardais en boucle un documentaire sur Michel Platini qui expliquait à des enfants, tout ouïe, que le plus important dans le football était le contrôle. A quinze, j'allais m’entraîner à tirer des coups francs tout seul sur le terrain de mon village après avoir bien observé Zinédine Zidane. Aujourd’hui, le rêve des jeunes n’est plus de devenir un grand joueur mais une star en imitant les célébrations et les dribbles de leurs idoles.

C’est sans doute la raison pour laquelle Paul Pogba figure dans le Top 3 du classement des maillots de joueurs de Premier League les plus vendus, derrière Alexis Sanchez mais devant Harry Kane et Mohamed Salah. Et c’est sans doute la raison pour laquelle le meilleur joueur actuel du championnat d’Angleterre, Kevin De Bruyne, n’est que septième et Kun Agüero encore plus loin… douzième ! C’est bien souvent le décalage entre la popularité d’un joueur et son talent. Et c’est bien là le paradoxe Paul Pogba. Mais, un jour ou l’autre, on est rattrapé par la réalité du terrain, des performances, comme Neymar et le PSG en ont fait l’amère expérience face au Real Madrid et Ronaldo.

Il n’est pourtant plus question du prix du transfert de Pogba, plus depuis ceux de Neymar, Mbappé, Dembélé ou encore Coutinho. Le problème est que, dix-huit mois après son arrivée à Manchester United, on en est encore à parler du "potentiel exceptionnel" du Français. Du potentiel, pas de ses performances. Jose Mourinho est le dernier en date à en attester ("peu de joueurs ont le potentiel de Paul car il a tout"). On est tous d’accord là-dessus. Par sa puissance physique et athlétique, sa vitesse, son aisance technique avec le ballon, Pogba a tout pour être un grand. Mais on est également tous capables de citer une quinzaine de milieux de terrain meilleurs que lui aujourd’hui. En revanche, Mourinho a raison quand il dit être un peu perdu devant l’identification, par certains, de Pogba comme un joueur "box to box". Un "box to box" est, par définition, un joueur décisif dans les deux "surfaces" du terrain. Un "box to box" c’est Patrick Vieira du temps de ses grandes heures à Arsenal, Michael Essien de Lyon à Chelsea, Frank Lampard ou encore Steven Gerrard.

Si Pogba est capable de transpercer le terrain à grandes enjambées comme à l’Emirates et d’être créatif dans les trente derniers mètres adverses, il a oublié l’autre "box" de la panoplie : l’aspect défensif. Or, le Special One est un technicien suffisamment expérimenté et titré pour savoir que le rendement de son joueur n’est pas assez important sur le plan défensif. C’est la raison pour laquelle il l’a recadré sur le bord de la touche en plein match à Wembley avant de le sortir à l’heure de jeu alors que sa formation perdait la bataille du milieu face à la paire Dier-Dembélé. C’est la raison pour laquelle il l’a laissé sur le banc au coup d’envoi de MU-Huddersfield avec le message : "Regarde comment joue le petit McTominay", sobre mais discipliné. C’est la raison pour laquelle il voulait le sortir avant même le coup franc qui a conduit au but de Newcastle, dimanche dernier, alors que son milieu, une fois de plus, prenait l’eau, mangé par Shelvey et Diamé. Oui, Shelvey et Diamé.

On peut toujours contourner le problème, défendre l’indéfendable, en énumérant les "bonnes" statistiques qui mettent en valeur Pogba plutôt que refléter la réalité de ses performances. Aujourd’hui, le problème est toujours là. Ses défenseurs ont de moins en moins d’arguments et Pogba ne peut plus se cacher. Il y a des statistiques, des vraies, qui confortent l’idée que le Français ne défend pas assez. J’en avais déjà fait la démonstration lors d’une précédente chronique. A titre individuel, Pogba est le 29e milieu de terrain au nombre des interceptions par match. Vingt-neuvième. Sur un plan collectif, la moyenne du nombre de tirs concédés par MU face aux équipes du Top 6 lorsque la formation mancunienne évolue avec un milieu à deux est deux fois plus importantes avec Pogba (24) que sans lui (13). Et on en revient à la protection de la défense. Tout le monde a souligné l’excellente performance du Français à Arsenal (3-1). Oui, sa performance offensive. Ce jour-là, les Red Devils ont concédé 33 tirs. Un record pour une rencontre du Top 6. Sans un grand De Gea, MU n’aurait jamais remporté ce match. Et je ne parle pas de son expulsion à un moment du match, 3-1 à l’extérieur, qui a illustré son manque de discipline et de maturité.

Il ne fait aucun doute que MU est meilleur avec Pogba. A condition que celui-ci se plie aux responsabilités qui incombent à un milieu de terrain. "S’il lui est demandé de faire le boulot au côté de Matic, il doit le faire avec une responsabilité totale. Il doit encaisser sans broncher et je ne l’ai pas vu avoir cette conscience défensive, assénait Frank Lampard après Tottenham-MU. Parfois, lorsque le ballon était de l’autre côté, il ne se repliait pas aussi rapidement qu’il le fait vers l’avant et c’est un gros problème." "Ce qui me frappe chez lui c’est le manque de compréhension de cette position. Il court sans réfléchir, pointe Jamie Carragher sur Sky, images à l’appui. Il se retrouve dans des positions bizarres la plupart du temps. Il n’a aucune discipline." "Il n’est jamais là où il devrait être, ajoute Graeme Souness, cinq titres de champion d’Angleterre et trois coupes d’Europe avec Liverpool. Il ne comprend pas le jeu sans ballon." Dans sa chronique au Sunday Times, l’Ecossais y est allé encore plus fort : "Il fera quelque chose d’intelligent dans les trente derniers mètres adverses mais sera absent lorsque son back four est sous pression. Vous ne pouvez pas compter sur lui (dans le travail défensif). Depuis qu’il est arrivé (à MU), je ne vois pas d’évolution dans son jeu. Il joue comme un écolier qui court après le ballon dans la cour de récréation."

De Scholes à Henry, en passant par Giggs, Rooney et Ferdinand, tous sont d’accord pour dire qu’il devrait jouer dans un milieu à trois avec davantage de liberté offensive. "A la Juve, clairement, ils ne lui faisaient pas confiance au cœur du jeu. Ils le faisaient jouer davantage sur un côté, rappelle Thierry Henry. Pogba n’est pas Kanté. Kanté sent le danger et sait où sera le ballon. Il a ça dans son ADN. Pogba a, lui, dans son ADN, la capacité à créer. Lorsqu’il a le ballon, il peut avoir un impact extraordinaire." Est-ce à Pogba de s’adapter au jeu de son équipe ? Ou à Mourinho d’adapter son organisation à celui qu’il considère comme son meilleur joueur ? Le Special One l’a fait pour Alexis Sanchez à qui il a offert le côté gauche d’Anthony Martial, délocalisé côté droit, au risque de déstabiliser l’équilibre de l’équipe. Avant l’intégration du Chilien, MU restait sur cinq succès consécutifs et Martial sur trois buts et deux passes décisives.

Aujourd’hui, on dit de Pogba qu’il est déçu de la tournure des événements, qu’il s’interroge sur son avenir ; ce qui conforterait la théorie de Souness du petit "écolier" vexé d’avoir été grondé - humilié ? - en public par son professeur (Mourinho). La question, désormais, est de savoir si un grand joueur, comme il aspire à l’être, doit partir au premier problème ou s’il doit, au contraire, assumer qu’il est le premier responsable de cette situation et changer, comme Martial avant lui. "Je ne pensais que j’étais un ailier, rappelle Thierry Henry. Mais, lorsque je suis arrivé à Barcelone (2007), ils m’ont demandé de faire le job (sur l’aile gauche d’un 4-3-3) et Mourinho lui demande de faire un job. Vous devez vous adaptez et trouvez une manière d’être efficace quand vous n’avez pas le ballon." Lampard abonde dans le sens du Français : "Nous sommes tous passés par là. J’ai eu beaucoup de managers me demandant d’avoir davantage de discipline et vous devez l’accepter."

A bientôt 25 ans (le 15 mars), Pogba semble être à un tournant de sa carrière, sa carrière sportive et non marketing ou publicitaire. Dans l’autobiographie de Didier Drogba, Marc Westerloppe, son entraîneur au Mans, raconte que la carrière de l’attaquant ivoirien a décollé le jour où ce dernier "a compris qu’il devait travailler pour devenir un très bon joueur". Un an plus tard, Drogba était à Guingamp où il signait 17 buts en 26 titularisations. Avant de rejoindre l’OM, où il a explosé, puis Chelsea, l’année suivante, où il est devenu l’immense attaquant qu’on connaît. Si Pogba comprend ça...