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Estoril 1985, l'avènement d'Ayrton Senna (Lotus), nouveau roi de la pole et de la pluie

Stéphane Vrignaud

Mis à jour 23/10/2020 à 14:59 GMT+2

GRAND PRIX DU PORTUGAL - Au moment du retour du paddock au Portugal, ce week-end à Portimao, on ne pourra s'empêcher de se souvenir qu'Ayrton Senna était devenu en 1985, à Estoril, la nouvelle idole de toute une génération d'amoureux de la Formule 1 à travers un premier exploit en qualification, et un second au bout d'une course dantesque sous un déluge.

Ayrton Senna (Lotus) au Grand Prix du Portugal 1985

Crédit: Getty Images

Les pilotes de Grand Prix ne sont pas égaux devant le talent inné qu'ils ont reçu et le fait de comprendre très vite ce qu'ils peuvent en faire. Ils ne sont pas non plus toujours servis de la même façon devant l'histoire dans ce processus assez aléatoire de la révélation. Cette première fois qui accélère les destins, peut mener vers des possibles encore plus grands. Si Gilles Villeneuve et Alain Prost ont remporté leur première course en Formule 1 lors de leur épreuve nationale, Ricardo Patrese le prestigieux Grand Prix de Monaco, Michele Alboreto a par exemple ouvert son palmarès sur un parking de Las Vegas.
L'endroit n'est qu'un paramètre parmi d'autres et tout n'est finalement qu'une question de circonstances, d'opportunités, de manière de les exploiter. Ayrton Senna n'était pas au Brésil le jour de sa première victoire, il y a 35 ans au Portugal. Ce pays qui retrouve ce week-end à Portimao la place qu'il n'aurait peut-être jamais dû quitter dans le concert international de la Formule 1. Mais en ce 21 avril 1985 à Estoril, qui raisonne aujourd'hui de façon particulière, le pilote de la Lotus était prêt à entrer de plain-pied dans la légende.
"Senna ne voit pas la pluie. Il l'ignore. Il a beaucoup de talent mais il a surtout beaucoup de courage." Ainsi parlait Frank Williams à propos du prodige qui n'en était plus un depuis longtemps à l'orée de la saison 1994, au moment de l'accueillir enfin dans son équipe. A l'endroit de Senna, ce jugement est un lieu commun empli d'admiration. Une qualité d'équilibriste rare que le patron anglais tient à souligner parmi tant d'autres. En effet, dix ans auparavant le Brésilien a montré toute l'étendue de ses aptitudes sous un déluge monégasque. La course prudemment stoppée, il n'a peut-être pas obtenu la consécration espérée mais il est reparti de Principauté fort de la reconnaissance du paddock, du plus grand nombre.
Ce statut de nouveau phénomène, de champion en devenir, il se l'est définitivement approprié de façon éclatante moins d'un an plus tard, en 1985 au Portugal.
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Ayrton Senna (Lotus) au Grand Prix du Portugal 1985

Crédit: Getty Images

Pas le meilleur des moteurs Renault

Pour aller au-devant de l'évidence, on aurait peut-être dû se rappeler sa prestation lors de la finale du Championnat du monde 1984, conclue à sa troisième place qualificative autant qu'en course. Juste derrière des champions du calibre de Nelson Piquet et Alain Prost le samedi, du Français et de Niki Lauda le dimanche. Tout ça au volant d'une Toleman, certes signée Rory Byrne et Pat Symonds, mais mue par un modeste moteur Hart.
Mais en 1985, c'est dans l'esthétique noir et or de l'écurie Lotus qu'il revient pour la deuxième manche du Mondial en Lusitanie, après des débuts ratés dans son Brésil natal, à cause d'un souci électrique. Pour faire étalage de sa rapidité sur le sec comme le mouillé, sur un tour comme la distance d'une course.
Evidemment, ces changements ne se limitent pas à une livrée porteuse de nostalgie. Lotus n'a plus gagné depuis 1982 mais tous les ingrédients sont là pour redorer le blason anglais. Du moins semblent-ils être à la dimension du Pauliste, successeur de Nigel Mansell, assurément volontaire, fougueux mais jamais vainqueur.
La Lotus 97T, c'est un châssis de bonne facture, œuvre de Gérard Ducarouge, équipé d'un moteur Renault version EF4 Bis en net retrait par rapport au EF15 de l'écurie officielle Renault. Mais sur un tracé rythmé par des courbes qui s'enchaînent sans relâche, il y a de la place pour une bonne partie de pilotage et une première sensation, le samedi…

Soudain, ce n'est plus une course à l'économie

Face à la McLaren d'Alain Prost, vainqueur du premier Grand Prix, à Rio de Janeiro, Ayrton Senna frappe en effet un grand coup en s'octroyant la pole position - sa toute première - devant des tribunes quasi vides en raison du prix exorbitants des places. En 1'21"007, le surdoué relègue Alain Prost à 0"403 et son coéquipier Elio de Angelis à 1"152. Et les mécaniques Renault, estampillées Régie ou Ligier, à plus de deux secondes…
Senna en pole position, c'est une demi-surprise en réalité car le V6 français a de vrais atouts sous son capot. Le samedi, les techniciens de Viry-Châtillon le boostent généralement avec de gros turbos et ils libèrent la pression de suralimentation pour en faire une arme redoutable sur quelques tours chronos. Dans une configuration vorace qui n'aurait aucune chance de respecter la limitation de 220 litres d'essence en course.
Ayrton Senna l'a d'ailleurs bien vu lors du Grand Prix d'ouverture : sur le circuit de Jacarepagua, il n'a rien pu faire contre Keke Rosberg (Williams-Honda), Michele Alboreto (Ferrari) et Alain Prost (McLaren-TAG). Mais en ce dimanche portugais, Estoril ne ressemble soudain plus à Rio de Janerio quand un violent orage s'installe pour de bon à l'Ouest de Lisbonne, à une demi-heure du départ. L'obligation d'économie de carburant disparaît et c'est le rapport de forces entre Lotus, McLaren, Ferrari et Williams qui s'en trouve chamboulé.
Autant le dire, c'est la chance qu'Ayrton Senna attendait et qu'il ne laissera pas passer. Profitant d'un quart d'heure d'essais supplémentaires pour préparer son bolide, qui a reçu un nouveau moteur et une nouvelle boîte de vitesses suite à une alerte au warm-up, Ayrton Senna se lance sans retenue dans une course infernale.

Feu rouge éteint à l'arrière

Son départ est parfait, c'est la première fois qu'il mène un Grand Prix et il le fait avec autorité : au bout d'un tour, il relègue déjà son coéquipier Elio de Angelis à trois secondes, Alain Prost à huit et Michele Alboreto à dix. Derek Warwick (Renault), Niki Lauda (McLaren), Andrea De Cesaris (Ligier), Patrick Tambay (Renault) ou Nelson Piquet (Brabham) sont encore plus loin.
Dans sa position d'ouvreur, Ayrton Senna bénéficie d'une visibilité bien meilleure que ses collègues, noyés dans des gerbes d'eau sans fin. Il fonce en se jouant des situations délicates. Il mène en usant aussi d'un stratagème du vieux briscard : il n'a pas allumé le feu rouge à l'arrière de sa Lotus, au contraire de son coéquipier, Elio de Angelis. De son poste de chronométrage, le directeur d'équipe, Peter Warr l'a bien compris et il ne s'en est pas vanté auprès des commissaires : "Attendez qu'ils viennent nous le dire, il (Senna) n'est pas le seul : Elio, lui, a allumé le sien et je suis sûr que c'est ce qui permet à Prost de le remonter ; à partir du moment où il peut rouler dans les traces, il souffre moins d'aquaplanage.."
Au 27e tour, c'est même la jubilation quand le prodige prend un tour à Lauda. "Avant la course, le 'rat' m'a expliqué en long et en large comment il n'allait faire qu'une bouché des Lotus grâce à sa vitesse de pointe tellement supérieure", s'amuse Peter Warr. Le champion du monde en titre peu oublier sa prophétie : il a de gros problème de moteur.
Mais la chevauchée de Senna est un sacré trompe-l'œil. Au 30e passage, le Sud-Américain supplie la direction de course de stopper l'épreuve. Les conditions sont devenues dantesques. Pour preuve, les temps au tour ont subitement augmenté de quatre secondes. Mais pour Alain Prost, qui naviguait à 30 secondes, il est trop tard. Dans le sillage de la Lotus de De Angelis qu'il tentait de dépasser depuis 30 tours, le Français a été victime d'un aquaplanage à 280 km/h. "Je pris des risques incalculables, ce qui me valut des éloges flatteuses, mais je terminais ma prestation dans le rail, après un double tête-à-queue en pleine ligne droite, expliquera-t-il. J'avais voulu être brillant, et je repartais sans le moindre point. Senna l'emporta et devint aussitôt la nouvelle idole du petit peuple de la F1", ajoutera-t-il. "A un moment, j'ai failli partir en tête-à-queue devant les stands, comme Prost, et j'ai eu de la chance de rester sur la piste", confirmera Senna.
Tout ça est le résultat d'une terrible loterie qui désigne ses victimes au hasard. Elles sont huit en tout parmi les 26 au départ. Dont Keke Rosberg, à qui il faudra poser trois points de suture à une main. Heureusement, d'autres n'ont pas attendus de se blesser. Chassés de Pirelli "pluie" peut sûrs, Nelson Piquet (Brabham), Jacques Laffite (Ligier), Andrea De Cesaris (Ligier) ont abandonné volontairement.

"La course a été effroyable"

Au 43e tour, De Angelis cède sa deuxième place à Alboreto. Il n'y aura pas de doublé Lotus mais c'est franchement le cadet des soucis de Senna. Avec 75% de la distance couverte, un arrêt prématuré de la course n'empêcherait pas la distribution de l'intégralité des points. Senna gesticule, s'énerve, lève un poing à l'adresse d'Amédée Pavesi, le directeur de course. Au passage, on note que la position du Pauliste tranche avec celle du Grand Prix de Monaco 1984, dont il avait été déçu de l'arrêt, en pleine remontée sur le leader, Alain Prost. "Les conditions étaient bien pires qu'à Monaco, exposera 'Beco'. Je ne voyais rien devant moi en raison des voitures me précédant (dans le trafic). Et il fallait quand même que je me décide à les doubler, vu qu'elle n'allait pas aussi vite que moi."
Le Grand Prix touchera finalement la limite réglementaire des deux heures avant les 69 tours prévus. Deux de moins que le quota prévu, c'est mieux que rien.
A l'arrivée, Ayrton Senna tend le bras en signe de victoire et Peter Warr accueille à bras ouverts son nouveau héros dans le parc fermé. L'image est iconique et Gérard Ducarouge, le dessinateur de la T97 , n'est pas loin.
Senna s'extrait péniblement de sa machine. "La course a été effroyable, lance-t-il. La piste devenait de plus en plus glissante. La hantise de nouvelles flaques me poursuivait. Je n'attendais que ça. Gagner enfin un Grand Prix. Un rêve de toujours."
Gérard Ducarouge parle de "la confirmation d'un talent phénoménal". "Il sera aussi bon sur le sec", ajoute-il. Une lapalissade. Pour Bruno Maudit, cette victoire aura été marquante dans son avant et son après. "Quand on remonte une voiture, on ne sait pas ce que l'on va trouver, et ça nous inquiétait tous, se souvient l'ingénieur de Renault alias "Moreboost", à propos du changement de moteur et de boîte avant le départ (*). Par chance tout s'est bien passé et Ayrton a été imparable ce jour-là, mais ça ne l'a pas empêché de nous attraper le soir pour nous dresser la liste des choses qui n'allaient pas. Il a même fait plusieurs tours en voiture de location le dimanche soir pour comprendre pourquoi ça n'avait pas bien marché à certains endroits."
Une quête de la perfection qui avait commencé depuis longtemps. Et qui se traduira par un hommage, des années plus tard, lorsque la parabolique sera nommée "Ayrton Senna" pour rappeler à quel point il y était impressionnant. Et aujourd'hui encore, Ayrton Senna reste le dernier pilote auteur d'un Grand Chelem (pole position, victoire, meilleur tour en course et leader de bout en bout) à l'occasion de son premier succès en Formule 1. Et le troisième seulement de l'histoire après Juan Manuel Fangio, à Monaco en 1950, et Nelson Piquet, à Long Beach en 1980.
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Ayrton Senna (Lotus) au Grand Prix du Portugal 1985

Crédit: Getty Images

(*) "Chasseur de poles", AutoHebdo
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