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Ferrari, 1000e Grand Prix de F1 : Traversée des épreuves, blessures et innombrables tragédies

Stéphane Vrignaud

Mis à jour 11/09/2020 à 10:19 GMT+2

En quelques décennies, Ferrari est devenu le mythe absolu du sport automobile. Mais la Scuderia ne s'est pas construite en un jour. Pire, elle s'est bâtie sur d'innombrables tragédies qui ont failli pousser Enzo Ferrari à renoncer. Voici le 2e volet de notre Long Format consacré à sa légende, juste avant son 1000e Grand Prix de Formule 1.

Episode 2 : Ferrari, sa traversée des épreuves, des blessures et des innombrables tragédies

Crédit: Eurosport

Dès son adolescence, Enzo Ferrari a avancé dans la vie au fil du malheur - la mort de son père puis celle de son frère aîné - et son itinéraire dans le monde course n'a pas connu plus de répit. La fatalité en a dessiné la trame intime, sûrement la plus invisible ; celle de la souffrance. Dans sa première carrière sportive, celle de pilote à partir de 1919, il a vu disparaître d'innombrables confrères. La mort de Giuseppe Campari, en septembre 1933 sur l'autodrome de Monza, fut la première qui l'interpella véritablement.
"C'était non seulement un pilote d'une dextérité exceptionnelle, mais aussi un lutteur indomptable, un homme qui, pour vaincre, ne reculait devant aucun risque", se souvient Enzo Ferrari dans ses mémoires "Piloti, che gente". La parfaite définition du "Garibaldien", caste suprême des pilotes de sa propre définition, qui selon lui n'avaient aucun sens de la mesure au volant ni esprit de subordination dans l'adversité.
Il venait tout juste de renoncer au pilotage pour privilégier le rôle de patron de la Scuderia, et voyait d'un coup le peloton d'avant-guerre s'effacer, disparaître peu à peu au profit d'un nouveau. Cette mort était un marqueur du temps, un carillon sonnant en son for intérieur, "la fin d'un cycle, d'autant plus que ces années-là virent l'explosion de la deuxième génération", ajouta-t-il. Effectivement, les frères Maserati, Nuvolari, Varzi, Chiron et autres Trintignant arrivaient.
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La roue de l'infortune tourne. Le sort frappe souvent, au hasard, aveuglément, et Enzo Ferrari en est parfois le bénéficiaire. Ainsi, en 1949, la grande faucheuse réclame Jean-Pierre Wimille et Felice Trossi. D'un coup, la glorieuse équipe Alfa Romeo se retrouve plongée dans un abime de désespoir, abandonnant à Ferrari les premiers rôles. Sur un terrain désert, la Scuderia saisit l'opportunité de signer sa première victoire en Grand Prix.

La tragédie des Mille Milles

Cependant, aucune douleur ne fut plus grande pour Enzo Ferrari que celle de la disparition de son fils adoré, en 1956. Il nourrissait les plus grands projets pour Dino, décédé d'une myopathie à 24 ans. C'est là que le "Commendatore" a failli véritablement tout laisser tomber. Depuis des années, il est épuisé par l'évolution déclinante de la santé de Dino, dont il fait le bilan lui-même, chaque jour.
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Enzo Ferrari avec, sur son bureau, un portrait de son fils Dino, décédé en 1956

Crédit: Getty Images

Pour cette raison, en 1952 et 1953 il n'a pas apprécié ses deux premières campagnes mondiales victorieuses. Jusqu'à laisser transpirer l'idée d'un retrait de la Formule 1. Enzo se força à continuer, devenant casanier. Mais Dino avait laissé un V6 en chantier à Maranello et il fallait en être digne. Sur les circuits, les routes ouvertes, les drames s'égrènent et la notion d'impuissance endort encore les consciences. L'époque est immature, irresponsable. Négligente car elle ne protège ni ses héros ni ses admirateurs. Insupportablement.
Le 14 mars 1957, le monde de la course perd un nouveau brave. Ejecté de sa Ferrari, Eugenio Castellotti s'est fracassé le crâne contre un muret à Monza. Malheureusement, c'est un acompte… Le plus atroce survient moins de deux mois plus tard : dans les derniers kilomètres des Mille Milles, Alfonso de Portago et Eddy Nelson sortent de la route près de Brescia, sans rémission.
A 250 km/h, leur Ferrari 335S a connu une défaillance au milieu des arbres, des gens… La machine a valdingué, rebondi tous azimut dans sa rage mortelle. On dénombre neuf autres victimes, dont cinq enfants. Cette tragédie mettra au moins fin à cette épreuve sur route ouverte. Pas au massacre rampant, qui reviendra rôder sur les circuits.
Enzo Ferrari est particulièrement touché par ce malheur. Sa vie repose sur quelque chose de finalement futile, dérisoire. D'inutile, si elle doit mener à cela. Pourtant, le destin n'a pas encore tout infligé à l'homme de Modène, loin de là. Un nouveau choc émotionnel, affectif, l'attend…

Collins ou la seconde mort du fils

Désemparés, Enzo et Laura Ferrari ont en effet fait un transfert d'affection sur le pilote Peter Collins après le décès de leur fils Dino. L'Anglais est un champion en devenir, d'une classe rare révélée dans un beau geste lors du dénouement de la saison 1956.
Dans l'antre de Monza où les tifosi s'époumonent à coups de "Forza Ferrari", il a couronné son coéquipier, Juan Manuel Fangio. En pleine course, il a jugé ses chances d'être champion du monde - assez théoriques c'est vrai - trop hypothétiques pour insister. Lors d'un arrêt au stand, il a cédé volontairement son volant à l'Argentin, en train d'attendre la réparation de son bolide stoppé par un problème de direction. A cette époque, le covoiturage est encore autorisé contre répartition des points.
Enzo Ferrari aime les fonceurs et, forcément, il a été surpris par ce geste spontané, sacrificiel, magnifique de sportivité, entré dans la légende de son écurie et de toute l'histoire de la Formule 1. Il ne paie pourtant pas un pilote pour se mettre au service d'un autre, encore moins un Fangio sur le départ plein de rancœur partagée. Alors, forcément, il s'interroge.
"Je ne veux pas que tu renonces au profit de Fangio, je n'ai rien demandé de semblable à personne parce que moi aussi j'ai été coureur et je sais ce que cela veut dire", lui demandera-t-il plus tard. "Je n'ai jamais pensé qu'un jeune de 25 ans comme moi pouvait assumer une responsabilité aussi grande, lui répondra le Britannique. J'ai beaucoup de temps devant moi : Fangio doit rester champion du monde pour cette année encore car il le mérite et je serai toujours prêt à lui donner ma voiture chaque fois que cela pourra l'aider." Il n'en aura jamais le temps.
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Enzo Ferrari et Peter Collins, le 2 septembre 1956, lors du Grand Prix d'Italie - Photo de Bernard Cahier

Crédit: Getty Images

A 26 ans, Collins se tue dans une cabriole achevée dans un arbre bordant le Nürburgring - surnommé L'enfer vert -, et pour Enzo Ferrari c'est la seconde mort du fils et des larmes que peu de personnes comme Phil Hill l'ont vu verser. Ebranlé, "l'Ingeniere" rendra ainsi hommage au pilote : "J'avais une profonde estime pour lui, tant sur le plan sportif que sur le plan humain. Peter était cet homme qui montait dans une voiture et, dès le premier tour, connaissait le régime exact du couple moteur maximum, le régime maximum auquel il fallait exploiter et changer les vitesses pour obtenir le meilleur rendement, et ainsi de suite."
Il faut être costaud pour résister !
La gloire naissante de Ferrari s'écrit comme un roman noir. Les années 1956 et 1957 ont été abominables, 1958 va être du même tonneau car au Grand Prix de France, un mois auparavant, sur le circuit de Reims-Gueux, Luigi Musso a ajouté son nom à la liste noire des pilotes rouges, à 250 km/h dans le virage de Calvaire. Avec Musso, c'est un peu d'Italie qui quitte un peloton de plus en plus international. Il laisse derrière lui un palmarès hybride, orné d'une victoire étrange, partagée grâce à une chevauchée de Juan Manuel Fangio chez lui, en 1956.
Mais toute éprouvante qu'elle soit pour la Scuderia, cette saison est encore marquée par le tragique dans un surplus d'indécent lorsque, en janvier 1959, son nouveau champion du monde Mike Hawthorn, retraité à 29 ans car trop affecté par les morts de Luigi Musso et Peter Collins, se tue près de Londres lors d'une course poursuite avec Rob Walker, patron de l'une des écuries privées les plus en vue. C'est insensé : en moins d'un an, Ferrari vient d'enterrer ses trois pilotes titulaires du début de la saison 1958.
En trois saisons, la vie des pilote rouges a alimenté une chronique macabre, et on se demande si tout cela aura une fin. "La vie d'Enzo Ferrari a été constellée de tels événements. La cohorte de morts a été de plus en plus dure", souligne Jean-Louis Moncet, journaliste spécialiste ès-Ferrari. "Il faut être costaud pour résister !"
Le plus terrible est qu'il faut avancer, ce que sait faire Enzo Ferrari. C'est vrai, il est parfois rude. Il peut alterner compliments et critiques acerbes parce que c'est le seul moyen de rappeler au pilote que l'institution dépasse tout. L'année 1959 est au moins l'occasion pour le patron de préparer l'avenir, de voir Phil Hill et Wolfgang von Trips à l'œuvre avant de les certifier titulaires.
En 1961, le moteur disponible en version pour circuits lents et circuits rapides - un raffinement -, promet la gloire à l'Allemand. En tous les cas, il arrive au Grand Prix d'Italie pour ça. Devant la foule des tifosi désormais toute acquise à la cause de la seule écurie italienne en lice - Maserati s'est retirée en 1960 - Monza doit le consacrer plutôt que son coéquipier américain, ultime challenger.

Surtees champion au bonheur anéanti

Le "Temple de la vitesse" sera finalement son tombeau, autant que celui de 14 spectateurs. En entrant dans la parabolique au deuxième tour de course, il s'est accroché avec la Lotus de Jim Clark et a provoqué le pire accident que la Formule 1 n'ait jamais connu. Sa voiture a décollé sur un talus, tourné trois fois en l'air sur elle-même puis s'est arrêtée contre une clôture. Au passage suivant, Phil Hill a bien vu qu'une Ferrari était impliquée, et aperçu le panneau de son stand lui indiquant que c'était "Taffy".
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Wolfgang von Trips et Phil Hill, les deux pilotes Ferrari, au Grand Prix de Belgique 1961

Crédit: Getty Images

Alors que les carabinieri, loi italienne oblige, cherchaient toute personne impliquée dans l'accident pour l'arrêter, Hill coupait la ligne d'arrivée, poing levé... En vainqueur, en champion du monde sur la retenue : "Je me demandais que faire. Je ne souriais pas. Je n'étais pas certain que Von Trips soit mort, mais je le craignais."
Le pire est que ces images ressemblait à un flashback. "Je m'étais trouvé au Mans en 1955. J'avais déjà vécu ces moments, et tout ce qui les entoure. Lorsque nous avons lu la presse le lendemain, nous avons mesuré la tragédie. Nous avons alors décidé de revenir sur le circuit. Cet effroyable événement avait anéanti tout le bonheur d'un titre mondial pouvait apporter."
Rétrospectivement, on réalisera que la Scuderia était poursuivie par la malédiction. Tous les pilotes qu'elle avait présentés en préambule à la saison 1957 - Castellotti, De Portago, Hawthorn, Musso, Perdisa et von Trips - étaient désormais morts, à l'exception de Perdisa.
A Monza, elle avait perdu Von Trips mais elle avait sûrement trouvé sa prochaine star, Ricardo Rodriguez, qualifié en deuxième place pour son tout premier Grand Prix. Le Mexicain, révélé en catégorie Sport sur une Ferrari du North American Racing Team, avait la carrure d'un grand. Il disputera encore quatre Grands Prix avant de se tuer à 20 ans, à bord d'une Lotus engagée par Rob Walker, celui-là même avec qui Hawthorn avait fait son ultime course... Cette mort était révoltante, insupportable. C'était en 1962, au Grand Prix du Mexique, une épreuve hors championnat…

Dame chance semble enfin s'être penchée sur la marque rouge

C'est en cette même année qu'Enzo Ferrari publiera ses premières mémoires, intitulées "Mes joies terribles". Cette période correspondra au début d'une accalmie pour lui, la saveur particulière d'être devenu l'unique porte-drapeau de l'Italie aussi. Il s'érigera fièrement sur le continent en seul rempart des "garagistes" anglais, selon son expression pleine de condescendance. Pour "l'Ingeniere", une marque ne devait pas se contenter d'assembler son châssis avec un moteur d'une quelconque autre marque, elle devait s'astreindre à tout faire, sous son toit, sans quoi cela n'avait pas de valeur.
Il fustige les "garagistes" mais ils sont bien là, de plus en plus pressants ! Passée la menace Cooper des années 1959 et 1960, un nouveau défi s'annonce pour la Scuderia face aux écuries émergentes BRM, Lotus et Brabham. Le début d'une nouvelle ère lors de laquelle Maranello aura bien du mal à se battre à coups d'innovations. "Il Grande John" Surtees ouvre une parenthèse heureuse en 1964, après quatre sacres en championnat du monde de vitesse moto.
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Les années 60 : Quand les élégants britanniques font la guerre à Ferrari

Au passage, l'Anglais a bénéficié d'un sacré coup de main - ou plutôt de volant - de la part de Lorenzo Bandini, qui a fait le ménage dans les roues de Graham Hill (BRM) dans la finale de Mexico. Surtees l'avouera : "Il ne fait pas de doute que la manœuvre de Bandini était délibérée." L'enseignement est que Dame chance semble enfin s'être penchée sur la marque rouge puisqu'à deux tours de la consécration, Jim Clark (Lotus) a vidé le moteur Climax de toute son huile.

Villeneuve - Pironi, le déchirement

Ce triomphe ne sera qu'un sursis car Ferrari payera bientôt un nouveau tribut. A Monaco, en 1967, ce même Bandini ne survit pas plus de trois jours à ses brûlures et multiples fractures. L'accident, dans toute sa brutalité, sa cruauté, a pris une dimension universelle jusque-là jamais appréhendée car c'est devant leurs télévisions, en direct, que les témoins ont vu la rossa brûler tête en bas, devant des secouristes inexpérimentés, impuissants, que des bénévoles ont dû assister. Le jeune Italien a tapé à la chicane du port au 82e tour. Il attaquait dur pour rattraper le leader, Denny Hulme. On mettra la fatalité sur le compte de la fatigue, la Ferrari étant difficile à maîtriser et d'une puissance brutale.
Son écurie un temps oubliée par la fatalité, "le Vieux" découvrira, au crépuscule de sa vie à 79 ans, Gilles Villeneuve, ultime "Garibaldien" de son répertoire de trompe-la-mort. Il fut fasciné de voir ce hardi petit Canadien soumettre sans relâche ses machines au supplice. Il s'en félicitait pour ses ingénieurs en charge d'assurer la solidité de ses bolides. Il fut anéanti par sa fin aussi tragique qu'évitable à Zolder en 1982, dans un tour de rentrée au stand mené tambour battant aux essais. Une ultime cabriole au bout d'une vie d'artiste flamboyant, d'homme acculé aussi par la trahison du complice de ses virées les plus insensées.
Didier Pironi avait joué deux semaines plus tôt sa carte personnelle à Imola, bafouant la consigne d'équipe de Ferrari, renonçant à l'amitié que l'autre croyait éternelle en échange d'un rêve de titre mondial au parfum de soufre. Au bout d'une de ces saisons en enfer qu'il avait trop connues, Enzo Ferrari devrait voir le Français souffrir le martyr à Hockenheim, catapulté dans tous les sens jusqu'au plus haut des cimes. Dans ce tout à reconstruire une fois de plus, il devrait bientôt porter son choix sur Michele Alboreto, l'Italien qu'il voulait voir champion du monde au volant une Ferrari avant sa mort. En vain.
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