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LES GRANDS RÉCITS OLYMPIQUES - Dawn Fraser, la vie de gloire et de drames de la nageuse du siècle

LES GRANDS RÉCITS OLYMPIQUES - Sacrée "nageuse du XXe siècle", octuple médaillée et quadruple championne olympique, Dawn Fraser a décroché l'or trois fois de suite sur l'épreuve reine du 100 mètres nage libre. Un exploit unique dans l'histoire des Jeux. Derrière la gloire de l'Australienne, une personnalité marquée par de petits scandales et d'ineffaçables douleurs.

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Les Grands Récits Olympiques - Dawn Fraser.

Crédit: Eurosport

Par Laurent Vergne
Elles l'ont surnommée "mamy". Dawn Fraser a fait mine de s'insurger, puis a rigolé devant l'insolence de ses coéquipières. Elle y a vu plus d'affection que d'irrespect. A 27 ans, l'Australienne est encore loin du troisième âge, mais à l'échelle des bassins, elle n'est, il est vrai, pas loin d'être une grand-mère. Jadis phénomène de précocité, elle épate désormais par sa longévité au sommet. Sa grande rivale, l'Américaine Sharon Stouder, vient de fêter son 16e anniversaire.
Quand elle se présente à la ligne d'eau numéro 4 du Yoyogi National Gymnasium de Tokyo ce 13 octobre 1964 pour la finale du 100 mètres nage libre, Fraser, double tenante du titre sur la distance reine de la natation, sait qu'elle peut s'ancrer définitivement dans la légende de son sport et de l'Olympisme. Hommes et femmes confondus, jamais un nageur n'a été sacré trois fois champion olympique sur une même épreuve. Avant ce nouveau rendez-vous avec l'Histoire, ce n'est pourtant pas à la postérité qu'elle pense. C'est à sa mère, dont elle porte l'alliance au doigt.
Sept mois plus tôt, Dawn Fraser est en famille à Sydney. Elle vient de survoler les Championnats d'Australie et a déjà la tête à Tokyo. Un soir, elle sort dîner en compagnie de sa mère, Rose, d'une de ses sœurs, et d'une amie, Wendy Walters. Dawn est en voiture et propose de ramener sa sœur chez elle. La suite, elle l'a racontée dans sa première autobiographie, Below the surface :
"Je roulais à environ 40 miles à l'heure. Je conduisais depuis 10 ans et je savais que c’était à peu près ma limite avec ma mère à bord. La vitesse la rendait vite nerveuse. Nous sortions d'un virage sur une autoroute appelée General Holmes Drive quand j'ai vu ce qui ressemblait à la cabine d'un camion devant nous. Au même moment, Wendy, qui était à côté de moi sur le siège avant, a crié : 'Attention, Dawn !' Je me souviens avoir tiré le volant fort vers la droite, et je pense que j'ai dû appuyer fort sur les freins. J’ai appris longtemps après que le conducteur du camion que nous avons heurté avait garé son véhicule alors qu'il allait pêcher à proximité dans la rivière Cook. Mais mes souvenirs de l'accident sont vagues : un gros plan gigantesque de la cabine dans nos phares, un crissement élevé de pneus sur du bitume et un terrible choc."
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L'épave de la voiture que conduisait Dawn Fraser le 9 mars 1964 et dans laquelle sa mère a trouvé la mort.

Crédit: Getty Images

37 ans pour apprendre la vérité

Wendy Walters est touchée au visage, sans trop de gravité. Dawn Fraser et sa sœur ont perdu conscience mais ont évité le pire. Dawn se réveille en arrivant à l'hôpital. Elle voit Walters et sa sœur sur des lits à proximité. Elle entend les médecins parler de "trois blessés et un 'DOA'". "Je me souviens avoir vu mon frère en ouvrant les yeux, a-t-elle raconté en 2004. Je lui ai demandé 'Kenny, qu'est-ce que signifie 'DOA' ?" "Ne t'occupe pas de ça pour le moment", lui a-t-il répondu. "Est-ce que maman va bien ?", relance-t-elle. "On parlera de ça plus tard", coupe son frère.
DOA, en anglais, signifie "Death on arrival". Leur mère est morte sur le coup. La championne olympique apprend son décès deux jours après l'accident. Touchée aux vertèbres et aux cervicales, elle restera immobilisée plusieurs semaines et ne pourra assister à l'enterrement de sa mère. Le chagrin et la culpabilité la plongent dans la dépression. "Je n'arrêtais pas de me blâmer, parce que j'avais conduit la voiture, dit-elle. Ma mère avait 68 ans. Je ne pense pas avoir vraiment compris à quel point nous étions proches jusqu'à l'accident. Puis il était trop tard."
Lors de ses derniers jours à l'hôpital avant sa sortie, ses frères et sœurs lui répètent en boucle qu'elle ne doit pas culpabiliser. Le genre de paroles qu'on entend sans les écouter. Elle en est encore à assimiler la nouvelle : "J'essayais à nouveau de faire le tri dans ma vie, essayant de m’adapter à l’idée que ma mère n’était plus là. Je ne pouvais pas croire que tout ça était vraiment arrivé."
Pour l'apaiser, sa famille lui a menti, lui assurant que sa mère, d'après le médecin légiste, était morte d'une crise cardiaque provoquée par la peur devant l'imminence du choc et non dans l'accident lui-même. Ce n'est qu'en 2001 qu'elle apprendra la vérité. Elle en fut presque soulagée, paradoxalement, comme si elle avait toujours su. "Ma culpabilité s'en est trouvée renforcée, puisque je conduisais, mais d'un autre côté, cela a ôté ce point d'interrogation que j'avais toujours eu."
Dawnie, entraine-toi dur, fais-le pour moi. Tu as un don
Ce n'est pas la première fois que le drame frappe à la porte de Dawn Fraser. Quatre ans plus tôt, son père a été emporté par un cancer. Mais sa plus douloureuse déchirure remonte à l'enfance. Petite dernière d'une fratrie de huit enfants, elle a quatre sœurs et trois frères. C'est de l'aîné, Donald, dont elle se sent le plus proche. En 2007, dans un entretien accordé à ABC, elle évoquait son âme protectrice : "Il était le genre de garçon capable d'aider quelqu'un sans rien demander en retour. Je me souviens que, quand nous faisions des bêtises, mon père nous punissait à coup de ceinturon. Mais Donny prenait les coups pour moi. Il s'accusait, même s'il n'avait rien fait."
C'est lui qui l'a initiée à la natation. Elle a trois ans quand son frère l'emmène pour la première fois à la piscine. "J'étais asthmatique, raconte-t-elle. Alors on m'a dit de faire du sport. J'ai choisi la natation parce que mes parents n'avaient pas beaucoup de moyens. J'avais juste besoin d'un maillot de bain et d'une serviette. Mais moi, je voulais faire du cheval !". Elle a 11 ans quand Donny meurt d'une leucémie. Avant de s'éteindre, il lui fait promettre de se consacrer à fond à la natation : "Dawnie, entraine-toi dur, fais-le pour moi. Tu as un don." Avant de nager pour sa mère à Tokyo, elle le fera pour son frère.
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Dawn Fraser avec son père et sa mère, en 1956.

Crédit: Getty Images

A Balmain, la ville de la banlieue ouest de Sydney où elle vit, la jeune Fraser est repérée à 13 ans par Harry Gallagher, le coach à qui elle devra presque tout, alors qu'elle nage dans un lac. Convaincu de son potentiel, il accepte de l'entraîner gratuitement. Mais cette surdouée des bassins est aussi une adolescente turbulente et difficile. Elle emmerde son monde. C'est son côté "larrikin", terme populaire en Australie pour définir une jeune personne espiègle, tapageuse mais avec un bon fond.
De son propre aveu, sans la natation, elle aurait tout de même pu mal tourner. "J'étais une apprentie délinquante, a-t-elle expliqué. Je volais des vélos, je cassais des fenêtres, je mettais le bazar à l'école, en tout cas tant que j'y suis allée, puisque j'ai arrêté à 14 ans." Yeux bleus, cheveux courts et noirs, elle se définit aussi comme "un garçon manqué, qui buvait de la bière, fumait des clopes, crachait et jurait tout le temps."

1956, année folle

Avec Harry Gallagher aussi, la relation est tumultueuse. Elle refuse de s'entraîner avec les autres filles de son groupe. "Pas question que je nage dans la même ligne d'eau que ces connasses de collégiennes coincées", lance-t-elle à son coach. Monsieur Gallagher, comme l'appellera toujours Dawn, sera pourtant le seul à l'apprivoiser et gagner sa confiance, en la laissant être elle-même. "Il me comprenait et n'a jamais essayé de changer mon style dans l'eau ou la personne que j'étais en dehors", écrit-elle dans son autobiographie. Gallagher a aujourd'hui 96 ans. Fraser 83. Ils continuent d'échanger au moins une fois par semaine.
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Harry Gallagher, chronomètre en main.

Crédit: Getty Images

Pendant un an et demi, Miss Fraser est bannie des bassins dès l'adolescence. A 15 ans, lors d'une compétition pour enfants organisée à Noël où elle a ravagé la concurrence, elle reçoit une poignée de cents. Pécule ridicule mais une infraction au rigide principe des règles de l'amateurisme. Elle écope de dix-huit mois de suspension. Un mal pour un bien. Elle va mettre l'incident à profit pour se former à Adélaïde auprès de Harry Gallagher. Ce dernier voit plus grand et plus loin pour elle. Son horizon, ce sont les Jeux Olympiques de Melbourne, en 1956.
C'est le 21 février de cette année, à neuf mois du rendez-vous olympique, que le monde entend parler de Dawn Fraser pour la première fois. A Sydney, lors des Championnats d'Australie, elle domine sur 100 mètres nage libre Lorraine Crapp, l'autre petite merveille de la natation australienne, d'un an sa cadette. Surtout, en 1'04"05, Fraser fait tomber un record du monde mythique, établi presque 20 ans jour pour jour, le 27 février 1936, par Willy den Ouden. Devant la presse, elle se montre pourtant presque déçue : "Je pense que je peux faire beaucoup mieux que ça." Lucide, plus qu'arrogante.
En réalité, l'année 1956 sera la plus folle de l'histoire du 100m nage libre chez les dames. Intouchable pendant deux décennies, le record du monde va tomber à sept reprises en moins de dix mois. Dawn Fraser ne conserve son bien que dix jours avant d'en être dépossédée par Cockie Gastelaars. La Néerlandaise remet ça au mois d'avril. Puis, en août, Fraser reprend la marque de référence. Pour deux mois. Quand arrivent les Jeux de Melbourne, la détentrice du record est Lorraine Crapp. Ces trois gamines de 18 ans ont mis le feu à la discipline. Mais la royale bataille à trois qui s'annonce vire au duel : le boycott des Pays-Bas en raison de la répression de la révolution en Hongrie prive Cockie Gastelaars des Jeux.
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Dawn Fraser

Crédit: Getty Images

Le sacre de Melbourne

A domicile, l'or ne peut échapper aux Australiennes. Le show Fraser-Crapp démarre dès les séries. Le record du monde tombe deux fois de plus en une poignée de minutes. La veille de la finale, nerveuse, Dawn Fraser se couche tôt mais peine à s'endormir. Quand elle trouve enfin le sommeil, c'est pour y croiser un cauchemar aussi improbable qu'effrayant :
"Au coup de pistolet du starter, je veux plonger mais mes pieds sont couverts de miel et collent au plot. J'arrive finalement à atteindre l'eau. Mais l'eau n'est pas de l'eau. Ce sont des spaghettis. Je dois lutter pour avancer puis je réalise que les spaghettis, comme des cordes, sont attachés à mes pieds. Je ne peux avancer qu'à la force des bras. Au virage, bien sûr, je ne peux tourner et je m'enfonce dans l'eau. Je me suis réveillée en sursaut avec une sensation d'étouffement."
C'est idiot bien sûr, mais le lendemain, quand elle se présente au bord du bassin, elle ne pourra s'empêcher d'éprouver une forme de soulagement devant cette piscine d'eau chlorée dépourvue de spaghettis.
Les Australiennes signent un triplé historique mais le titre olympique ne se joue qu'entre Fraser et Crapp. La première vire en tête à mi-course. Crapp fond sur elle aux 75 mètres. A la touche, elles ne savent pas qui l'a emporté, se regardent. Puis l'annonce de la victoire de Dawn Fraser. En 1'02"00, elle abaisse encore le record du monde. Cette fois, le turnover est terminé. Elle le conservera pendant 15 ans, jusqu'au début des années 70. À compter de ce 1er décembre 1956, Dawn Fraser, 19 ans, devient l'unique reine de la distance du même nom.
Argentée sur 400m (derrière Lorraine Crapp) et membre de l'intouchable relais 4x100m australien logiquement titré, la gamine de Balmain est érigée en trésor national, se voit surnommée "Golden Girl" et jouit d'un statut de star au regard de la médiatisation des années 50. "Après Melbourne, j'ai été mise sur un piédestal et j'ai parfois vécu de manière inconfortable le fait d'être toujours observée, avouera-t-elle. Du jour au lendemain, c'est comme si tout le monde me connaissait et me reconnaissait."
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Dawn Fraser (à gauche), avec Lorraine Crapp à ses côtés après leur doublé sur 100m nage libre à Melbourne.

Crédit: Imago

J'étais assez grande pour savoir à quelle heure je devais me mettre au lit
Très aimée du public australien, elle s'attire pourtant quelques inimitiés lorsque le côté obscur de sa personnalité ressurgit parfois. Fraser a conservé de son adolescence son intransigeante indépendance. Avoir du caractère, dit-on. Ou être une tête de lard, selon le point de vue.
Sa réticence à toute forme d'autorité se manifeste notamment lors des Jeux Olympiques de Rome, en 1960. Elle bringue toute la nuit pour fêter son nouveau titre sur le 100 libre, oubliant les séries du 4x100m 4 nages. "Les entraîneurs voulaient absolument que j'aille me coucher à 21h30, dit-elle. Mais j'avais 23 ans, je n'étais pas une gamine, mais une personne adulte douée d'intelligence. J'étais assez grande pour savoir à quelle heure je devais me mettre au lit."
Lorsqu'elle refuse de s'aligner au premier tour du relais malgré les ordres de Roger Pegram, le manager de l'équipe australienne, une dispute éclate entre la star et sa coéquipière Janice Andrews. Jusqu'à la fin des Jeux, Dawn Fraser n'adressera plus la parole au reste de l'équipe australienne. Et vice versa.
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Dawn Fraser à Rome en 1960.

Crédit: Getty Images

Mais une fois dans l'eau, elle assume tout. Rien ni personne ne peut entraver sa domination, qui va prendre après Melbourne une dimension inédite. A Rome, elle conserve donc son titre olympique sur 100m nage libre. Deux ans plus tard, en octobre 1962, Fraser écrit une nouvelle page d'histoire de la natation en brisant la barrière mythique de la minute, exploit inédit chez les femmes. Le 29 février 1964, elle bat le record du monde pour la 11e et dernière fois en 58"90.
Dix jours plus tard, la tragédie frappe donc une énième fois la famille Fraser. A la fatalité devant les maladies de son frère puis de son père se substituent la culpabilité et la colère envers elle-même lorsque sa mère disparaît dans cet accident de voiture. Ses parents n'avaient pu effectuer le voyage jusqu'à Rome en 1960. Trop cher, trop loin. Après la disparition de son père, elle s'était promis de faire venir sa mère à Tokyo. Projet financé depuis plusieurs mois. "Quand elle est morte, l'argent est allé à des associations caritatives", explique-t-elle. Mais pour Dawn Fraser elle-même, les Jeux de Tokyo deviennent à la fois dérisoires devant le drame et aléatoires face à ses conséquences.

Tokyo, un triplé pour la légende

Outre son état dépressif, la double championne olympique du 100 mètres doit composer avec les séquelles physiques de l'accident. Si la femme ne gardera pas de séquelles à long terme, la nageuse, elle, se retrouve sérieusement handicapée à sept mois des J.O. Elle est contrainte de passer six semaines avec une minerve en plâtre autour du cou. Une fois "libérée", elle reprend l'entraînement avec de sérieuses limitations : "La seule chose qui m'inquiétait vraiment, c'est que mon médecin m'avait interdit de plonger. Pendant toute la préparation pour les Jeux, j'ai pris des départs dans l'eau, en poussant contre le mur." Lors des séries du 100m à Tokyo, elle replonge pour la première fois depuis son accident.
Entre ses propres limitations et la concurrence d'une jeunesse affamée, Dawn Fraser arrive fragilisée au Japon. Beaucoup doutent de sa capacité à signer le fameux triplé. Crime de lèse-majesté, Sharon Stouder est même considérée comme la favorite. L'Américaine de 16 ans n'a peur de personne et surtout pas des vieilles idoles. Elle va pousser Fraser à se surpasser. En deux courses, "Granny" remet les pendules à l'heure : 1'00"60 en séries et 59"9 en demi-finales, pour effacer son propre record olympique.
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Finale du 100m nage libre des Jeux de Tokyo : Dawn Fraser, à la ligne d'eau numéro 4, s'élance vers son troisième sacre de rang.

Crédit: Imago

En finale, les deux nageuses virent ensemble aux 50m. Aux trois-quarts de la course, Fraser semble battue. Mais dans un dernier sursaut, elle accélère et vient toucher la première, en 59"50. Il le fallait, puisque Stouder devient la deuxième nageuse à passer sous la minute, barre mythique sous laquelle l'Australienne se sentait bien seule. Pour la troisième fois consécutive, elle est sacrée championne olympique du 100m. Personne, ni avant ni après elle, n'a accompli un tel exploit.
Ce troisième sacre est le plus beau, en raison du contexte émotionnel, très lourd, de sa préparation tronquée, à laquelle s'est greffée un virus contracté à son arrivée au Japon. Sans parler de la concurrence de Stouder. Lorsqu'elle sort du bassin, l'habituel sourire de Dawn Fraser se mêle aux larmes. "Maintenant, je peux laisser ma place tranquillement, lâche-t-elle, épuisée mais soulagée. Dans quatre ans, je ne serai sans doute plus là. Je laisse la place à la petite. Un jour, elle nagera en 58"50."

Le conflit et la rupture

Dans quatre ans, elle ne sera plus là, non. Parce qu'elle n'en aura de toute façon plus le droit. Si Tokyo a entériné pour de bon son statut de légende de la natation, son conflit avec les autorités sportives australiennes va lui aussi atteindre des sommets, jusqu'à la rupture.
Le climat se tend dès la cérémonie d'ouverture, à laquelle ne devait pas assister Dawn Fraser, en compétition dès le lendemain. Mais avec trois de ses coéquipières elles aussi interdites de fête inaugurale, Fraser va y assister, en se plaçant en première ligne, affront supplémentaire au Comité olympique australien.
"Je suis très déçu, regrette alors Bill Slade, manager de la natation australienne. Les règles avaient été définies avant notre départ et acceptées par tout le monde." Mais les règles, Dawn, ça n'a jamais été son dada. Lors des séries du 100m, elle ajoute une couche d'insolence supplémentaire en débarquant à la piscine avec un vieux survêtement, plus confortable selon elle que celui, flambant neuf, de l'équipe d'Australie. Les sponsors grincent des dents. Les journaux australiens aussi.
Mais son nouveau triomphe sur 100 mètres permet de ranger sous le tapis la poussière. Au point que Dawn Fraser est choisie pour porter le drapeau de son pays lors de la cérémonie de clôture, le samedi 24 octobre. En attendant, Dawn profite, visite, s'amuse.
Vendredi 23 octobre. L'Australie vient d'arracher sa toute dernière médaille, en bronze, lors de la victoire à l'arraché de ses hockeyeurs sur gazon. Dawn Fraser est invitée à la fête organisée à l'Imperial Hotel. Elle ne refuse jamais ce genre de propositions, d'autant qu'elle y loge, ayant obtenu le droit de quitter le Village olympique après la fin de ses épreuves. Ça danse. Ça boit.

Braquage de drapeau au Palais impérial

A 2h30 du matin, à peine une douzaine d'heures avant le début de la cérémonie de clôture, elle s'embarque dans une expédition nocturne en compagnie de Desmond Piper, un des hockeyeurs bronzés, et Charlie Morris, le médecin de la délégation australienne. Leur mission : trouver un drapeau olympique et le ramener en souvenir.
"Après avoir longtemps marché, nous avons vu devant un grand bâtiment une forêt de drapeaux, s'agitant en haut de mâts qui poussaient comme des points d'exclamation tout autour de nous, raconte la championne dans son livre. Nous avons choisi une belle bannière olympique avec les cinq cercles dessus."
Contrairement à une tenace légende (cette histoire-là n'en manque pas et même 57 ans après, démêler le vrai du faux relève du casse-tête), ce n'est pas Dawn Fraser mais Desmond Piper qui a effectué la prise illégale. La double prise, même :
"Nous avons mis Des sur nos épaules. Avec Doc, on a réussi à le hisser le plus haut possible. Des s'est accroché à la corde et a fini par arracher les deux drapeaux olympiques. Il n'était pas encore redescendu que nous avons entendu les sifflets. Nous avions été repérés et la police a commencé à nous poursuivre."
Cette histoire n'était qu'une plaisanterie digne d'ados attardés. Mais comme toujours, le problème n'est pas de savoir si on peut s'amuser de tout, mais avec qui : les drapeaux volés par Dawn Fraser et ses deux acolytes étaient situés sur le parvis du Palais impérial. Oui, c'est sous les fenêtres de l'Empereur Hiro Hito en train de dormir que ce drôle de braquage avait été accompli.
Prends mon passeport et ma médaille d'or, elle est sous mon oreiller
Les trois malfrats olympiques se séparent. Dawn saute d'un muret, sans réaliser, dans la pénombre ambiante, que le sol est à plus de deux mètres en contrebas. A la réception, elle se blesse à la cheville. Elle raconte la suite :
"Je me suis assise dans le parc pendant un petit moment. Doc et Des se sont fait prendre et, une minute après, quelques policiers m'ont trouvé. J'étais assise sur un banc. Ils m'ont demandé ce que je faisais là. 'J'attends des amis', ai-je répondu. J'avais le drapeau caché sous mon survêtement. Quand ils m'ont demandé de me lever, la corde du drapeau est sortie de ma poche. Alors ils l'ont sorti et m'ont emmené au poste de police de Marunochi."
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Les Grands Récits : Dawn Fraser, la nageuse du siècle

Il est près de quatre heures du matin. Le lieutenant de Marunochi parle anglais et servira d'interprète. "Je suis Dawn Fraser, je suis là pour les Jeux Olympiques", explique-t-elle. Mais personne ne veut la croire. Elle n'a aucun papier d'identité sur elle. En pleine nuit, là voici donc qui appelle à la rescousse son ami Lee Robinson, venu au Japon pour tourner un documentaire sur la championne de Sydney.
- Fraser : Lee, il faut que tu viennes me retrouver au poste de police de Marunochi, c'est à deux blocs de l'hôtel.
- Robinson : Qu'est-ce que tu as fait
- Fraser : Prends mon passeport et ma médaille d'or, elle est sous mon oreiller.
- Robinson : Mais qu'est-ce que tu as fait
- Fraser : Dépêche-toi, je t'expliquerai plus tard.
Une fois convaincus de l'identité de la fautive, les policiers semblent plus consternés encore. Le lieutenant explique à Dawn Fraser que l'accusation de vol, qui plus est devant le Palais impérial, était passible d'une peine de prison. Elle doit donc se tenir à disposition des autorités. En attendant, après de plates excuses avec sa mine la plus contrite possible, elle peut rentrer se coucher à son hôtel.

Hiro Hito en a ri, pas l'Australie

Après quelques heures de sommeil, Dawn Fraser s'apprête à partir pour le stade olympique. Elle est dans sa chambre en compagnie de Charles Morris, en train de lui strapper la cheville, quand on frappe à la porte : "C'était Lee Robinson, avec le lieutenant et deux autres policiers. Je me suis dit 'ça y est, ils viennent m'embarquer. Ils avaient avec eux une grande boîte, couverte de fleurs, qu'ils ont posée sur le lit. 'Ouvrez, ouvrez', a dit le lieutenant en anglais avec son accent japonais. J'ai ouvert. Il y avait des fleurs partout et, en-dessous, bien plié, un drapeau. Le drapeau."
La légende, toujours elle, dit que Hiro Hito, alerté de l'affaire à son réveil, s'en est amusé et a demandé expressément que le drapeau olympique soit offert à Dawn Fraser. Lors de la cérémonie de clôture, Dawn Fraser mène la troupe australienne, comme si de rien n'était. Ou presque. Les plus attentifs se demandent pourquoi la triple championne olympique boite et grimace à chaque pas.
L'affaire finit par s'ébruiter et en dépit de l'absence de conséquences judiciaires ou même diplomatiques, l'Australie va décider d'en faire tout un plat. Le 2 mars 1965, quatre nageuses australiennes écopent de suspensions inédites par leur sévérité. Linda McGill est bannie de toute compétition pour une durée de quatre ans. Nan Duncan et Marlene Dayman pour trois ans.
A respectivement 19, 17 et 15 ans, elles encaissent la nouvelle de plein fouet. Duncan fond en larmes à la télévision australienne. Leur tort ? Avoir pris part à la cérémonie d'ouverture, contrairement à leur engagement. Elles avaient suivi les pas de Dawn Fraser, leader de cette rébellion.
Fraser, elle, est suspendue pour une durée de dix ans. A cette infraction inaugurale vient s'ajouter à son débit son refus de porter la tenue officielle et, surtout, le vol du drapeau, comme cela lui est notifié dans le jugement. Même si, dans la lettre lui notifiant sa sanction, il n'est fait mention nulle part de l'épisode du Palais impérial. "Mais je ne vois pas comment expliquer la différence de traitement entre moi et les autres", dira-t-elle.
A 27 ans, c'est la fin de sa carrière. "Sans cela, j'aurais sans doute continué un an ou deux". Elle y a vu une forme de condamnation de son origine sociale. Une fille de Balmain, banlieue ouvrière et pauvre à l'époque, était supposée suivre la ligne et montrer de la gratitude aux autorités, même sportives, et non les embarrasser.

Larrikin forever

Au moment du jugement, Dawn Fraser profite de sa lune de miel avec son mari, Gary Ware, rencontré juste avant les Jeux de Tokyo, avec lequel elle aura une fille, prénommée Dawn Lorraine en hommage à son ancienne rivale de jeunesse, Lorraine Crapp, dont elle était restée très proche. Ils divorceront quatre ans plus tard. Gary avait le démon du jeu et celui de la violence. Rentré ivre un soir, il tente de l'étrangler. Elle attrape un couteau et le prévient : "Si tu ne t'en vas pas maintenant, je te tue. J'irais en prison s'il le faut." Gary Ware est parti.
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Dawn Fraser et son mari, Gary Ware (à gauche) en 1965.

Crédit: Imago

Ce n'est qu'en 2014 que Fraser a révélé cet aspect dramatique de sa vie privée dans une émission sur Fox Sports Australia, comme si elle voulait solder toutes les ombres du passé, après la vérité sur les raisons de la mort de sa mère.
Dawn Fraser, la femme aux milles vies et visages, qui se lancera en politique dans les années 80 pour être élue députée au parlement de Nouvelle-Galles du Sud, qui assumera publiquement sa bisexualité dès les années 70, parlera ouvertement de ses périodes de dépression tranchant avec son permanent sourire au bord des bassins et dont la vie aura fait l'objet de plusieurs œuvres de fiction, a conservé jusqu'à aujourd'hui une certaine aura dans son pays.
Malgré ses frasques et ses prises de position parfois déroutantes voire sujettes aux scandales (en 2015, elle avait critiqué le comportement de Nick Kyrgios et Bernard Tomic et leur avait demandé "retourner à l'endroit d'où leurs parents sont venus", ce qui lui avait valu de se faire traiter de "raciste" par Kyrgios et imposé un acte de contrition dans les médias), rien n'a écorné son image.
Pour beaucoup, elle reste d'abord cette gamine iconoclaste, celle "Larrikin" qui, de Melbourne à Tokyo en passant par Rome, a construit l'image d'une championne unique en son genre et d'une femme indépendante. L'une et l'autre sont fortes de leurs accomplissements et de leurs fragilités, entre triomphes publics et blessures intimes.
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Dawn Fraser en 2020.

Crédit: Getty Images

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