1991 ou quand les deux Corées ont fait des étincelles ensemble

Jouer l'un avec l'autre. Défendre les mêmes couleurs. Dans l'univers des sports collectifs, c'est le quotidien des sportifs. Le faire avec un coéquipier venant d'un autre pays qui est en guerre avec le vôtre depuis près de 70 ans est une autre histoire. C'est pourtant la situation paradoxale que vont vivre les hockeyeuses coréennes lors des Jeux Olympiques de Pyeongchang. Les deux Corées ayant choisi de présenter une équipe féminine unifiée de hockey sur glace pour les JO 2018. Etonnant ? Pas tant que ça. Ce n'est pas la première fois que la Corée du Sud et la Corée du Nord profitent du contexte sportif pour tenter d'apaiser leurs tensions.

En bientôt sept décennies de séparation quasi totale après la guerre de Corée (1950-53), d'absence de contacts entre citoyens ordinaires, la Corée du Nord et du Sud ont connu quelques épisodes communs lors d'événements sportifs. Depuis la division de la péninsule, les deux pays ont ainsi défilé ensemble lors des cérémonies d'ouverture des JO en 2000 à Sydney, en 2004 à Athènes et en 2006 à Turin. Mais surtout, ils ont déjà défendu le même drapeau - celui avec la péninsule coréenne en bleu sur un fond blanc - à deux occasions. Des moments aussi symboliques sur le plan sportif que politique.

Pendant que certains célébraient au rythme de Saga Africa, les Coréens ont ainsi pris plaisir à réétendre l'Arirang. Ce chant lyrique traditionnel qui sert d'hymne offre moins de raison de se déhancher. Qu'importe, 1991 reste gravée dans les mémoires coréennes comme une année riche en émotions. Lors des années précédentes, le contexte était pourtant tendu. On est alors juste après l'explosion du vol 858 de Korean Air en 1987, provoquée par une bombe posée par deux agents nord-coréens. En 1988, le Nord a également choisi de boycotter les Jeux organisés à Séoul. Mais après six mois de discussions et trois réunions entre Premiers ministres, une embellie diplomatique a lieu : les deux Corées se mettent d'accord pour présenter des équipes communes lors des Jeux Olympiques 1992 et d'autres compétitions internationales.

La planète se régalera des exploits de Michael Jordan et de ses amis de la Dream Team à Barcelone. Mais, à cause d'un nouveau coup de froid diplomatique, ne verra finalement flotter que "His Airness" et pas l'emblème de la Corée unifiée. Contrairement à l'année 1991 qui connait deux rapprochements aussi inédits que symboliques. Ils se déroulent dans deux sports différents : le tennis de table et le football. Et accouchent de belles histoires. Celle des championnats du monde de tennis de table à Chiba au Japon est la plus connue et la plus mémorable. Les deux nations (ré)inventent alors une sorte de diplomatie du ping pong version coréenne. Avec un succès surprenant. A tel point qu'un film, "As One" – sorti aux Etats-Unis en 2012 -, s’en inspirera vingt ans plus tard.

Tout n'a bien sûr pas été simple. Les histoires qui font des étincelles ne trouvent pas toujours leur origine dans des coups de foudre. Il faut le plus souvent du temps pour s'apprivoiser. Apprendre comment l'autre réagit. Découvrir ce qui fera la force de votre couple. Cela existe aussi en sport. En NBA, certains champions ont ainsi mis plus d'une saison avant de parler à un coéquipier. Mais quelques années plus tard, leur complémentarité a fait le succès de leur équipe. Entre la Nord-Coréenne Li Bun et la Sud-Coréenne Hyun Jung-Hwa, c'est un peu la même histoire. Leur association forcée a mis du temps à démarrer. Elle a même créé quelques aigreurs. Lors d'une interview accordée à l'agence américaine Associated Press en 2012, Li Bun-Hui s'est ainsi rappelée sa déception quand elle a appris qu'elle allait devoir jouer en double avec la Sud-Coréenne.

Mais au fil des entraînements et des jours, la rivalité entre les deux a commencé à s'effacer. "Pendant 50 jours, 24 heures par jour, on a vécu ensemble. On s'est entrainé. On a dormi dans la même chambre. Et on a mangé les mêmes choses", expliquait encore Li à AP. Les différences se sont réduites. Une amitié est née. Et l’aspect sportif en a, évidemment, grandement bénéficié. Plus qu'espéré. Cette paire inédite, qui concourait sous les couleurs du drapeau de la Corée unifiée, a tout simplement écrit l'histoire ! Comme dans un conte.

Elles n'avaient que quelques semaines d'entrainement ensemble avant les premiers échanges à Chiba ? Pas grave. Les deux pongistes ont balayé ce souci d'un revers. Les regards de deux nations pesaient de tout leur poids sur leurs épaules ? A 22 et 23 ans, elles avaient d'autres soucis en tête, comme elles l'ont reconnu plus tard. Au final, elles sont parvenues à réaliser l'exploit de mettre un terme à l'hégémonie de la Chine, qui restait sur huit titres mondiaux dans cette catégorie. Jamais, des Coréennes, du Sud comme du Nord, n'avaient réussi à s'installer sur le toit du monde en tennis de table par équipe. Les deux "ennemies" l'ont fait. Avec brio.

La réussite est totale. L'image des deux championnes fera évidemment le tour de la planète. Le symbole est trop beau dans un monde avide de paix, alors que la guerre froide prend fin. Cependant, elle ne réchauffera pas durablement les relations entre les deux pays. La suite de l'histoire laisse même un petit pincement au cœur. Li Bun-Hui et Hyun Jung-Hwa ne peuvent évidemment pas échanger étant donné les rapports entre leurs deux nations. Et ne se sont croisées qu'une seule fois depuis, en 1992 lors d'un tournoi. "Elle me manque beaucoup", glissait d'ailleurs la Nord-Coréenne dans cette interview à AP en 2012. Pyeonchang pourrait être l'occasion de retrouvailles tant espérées.

Pour que 1991 reste l'année de la Corée unifiée sur le plan sportif, cela ne pouvait évidemment pas s'arrêter en si bon chemin. Li Bun-Hui et Hyun Jung-Hwa n'ont pas été les seules athlètes à profiter de ce petit coin de ciel bleu entre leurs deux pays. En football, une histoire analogue a eu lieu quelques semaines plus tard. Au moment où la compétition de tennis de table se termine, des joueurs nord-coréens de football sont arrivés en Corée du Sud pour préparer la Coupe du monde des moins de 20 ans au Portugal. Ils sont neuf. Et vont former une équipe avec neuf joueurs sud-coréens pour tenter de porter haut une nouvelle fois ce drapeau d’un pays unifié. Pour aller au bout des choses, les entraîneurs sont aussi "mixés" : An Se-Uk, qui vient de Corée du Nord, est l'entraîneur principal. Et il est assisté par Nam Dae-Sik, originaire de Corée du Sud. Là aussi, le mariage entre les deux Corées surprendra.

Cette équipe construite de toutes pièces avant le tournoi a bluffé son monde. Pour leur premier match, les Coréens battent l'Argentine pourtant annoncée comme l'une des favorites de la compétition (1-0). Un succès remporté grâce à une frappe du Nord-Coréen Cho In Chol à la 88e. Le nul décroché lors du deuxième match face à l'Irlande (1-1) sur un nouveau but d'un joueur nord-coréen, Choi Chol, offre la qualification pour les quarts de finale. Et si la Corée n'a pas résisté au Brésil (5-1), cela reste le meilleur résultat du Nord comme du Sud dans cette épreuve. Malgré leur succès, ces deux épisodes réussis n'auront pas de lendemain. Enfin si, dans quelques jours. Vingt-sept ans après, les hockeyeuses coréennes vont reprendre le flambeau pour des Jeux ô combien symboliques à domicile. Et dépasser à nouveau les clivages pour mieux surprendre ?