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Mes années "Dédé" : on a tous en nous quelque chose d'Agassi

Rémi Bourrières

Mis à jour 29/04/2020 à 13:02 GMT+2

Andre Agassi a 50 ans ce jour. Entre 1986 et 2006, il en a passé 20 sur le circuit, ces mêmes 20 années durant lesquelles j'ai façonné ma passion pour le tennis au rythme de sa grandeur ou, parfois, de sa décadence. Il est LE champion de ma jeunesse, celui qui m'aura le plus marqué, pour tout un tas de raisons. Voici donc mon ode à Dédé.

Andre Agassi a 50 ans

Crédit: Eurosport

Andre Agassi, pour moi, c'est d'abord une image qui me revient parfois, subrepticement, telle une Madeleine de Proust. Sur cette image, on le voit frapper un revers plein fer, crinière au vent, appuis ouverts aussi peu académiques que ne le sont à l'époque son short en jean délavé et son élastique en guise d'anti-vibrateur. La photo est prise en 1988, à l'US Open. L'Américain vient d'y atteindre à 18 ans sa deuxième demi-finale en Grand Chelem - avec pour fait anecdotique de n'y avoir affronté que des compatriotes –, trois mois après Roland-Garros où il a sidéré le public en poussant aux cinq sets Mats Wilander, injouable cette année-là, tout assurant un véritable one-man-show.
La photo, extraite de Tennis Magazine, finit en 4e de couverture de mon classeur marron d'histoire-géo, qui m'accompagnera ensuite durant toutes mes années collège. Elle y figure en excellente compagnie aux côtés des effigies de Steffi Graf – prémonition ? -, Jimmy Connors et Ivan Lendl, mon panthéon tennistique absolu. Steffi, pour des raisons que l'on peut imaginer, parfaitement chantées par Vincent Delerm. Les trois autres parce que je commence déjà à me sentir proche d'un certain type de héros contestés, les défenseurs d'un ascétisme rigoriste comme les pourfendeurs d'une bienséance établie.
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Andre Agassi et Steffi Graf

Crédit: Eurosport

Agassi est de ceux-là. Rapidement, il divise. Alors qu'il tarde à confirmer ses débuts fracassants, le public se met à lui reprocher la façon dont sa tête dépasse du troupeau. J'aime ses rodomontades, ses tenues excentriques, ses cris gutturaux à la frappe parfois entrecoupés d'un couinement strident après une faute idiote. A l'heure de la préadolescence, j'aime surtout son obsession à incarner la position du rebelle face à toute forme d'ordre moral.
Position qui lui vaut des incompréhensions de premier ordre, à commencer par cette fameuse campagne publicitaire lors de laquelle on lui demande, pour quelques poignées de dollars, de décréter que tout ce qui compte, c'est l'image. "Image is everything". Sa trajectoire semble épouser ce slogan, lui dont les contrats juteux se font moins attendre que le premier sacre majeur. Mais tout cela n'est qu'un malentendu. En réalité, on le comprendra plus tard lors de la sortie de sa célèbre autobiographie ("Open"), Agassi ne fait que se cacher. Il attire à lui la lumière pour mieux masquer sa part d'ombre.
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Roland-Garros 1988 : Andre Agassi débarque avec son short en jean.

Crédit: Getty Images

1990, année faste et terrible

En 1990, Agassi fait sensation avec son polo rose fluo, assorti à ses pantys. Je tanne mes parents de m'acheter le même et, ainsi vêtu, j'écume avec un succès contrasté les tournois du Tarn-et-Garonne. Je singe son tennis, également. Contrairement à celui qui est en passe de devenir son immense rival, Pete Sampras, dont la fluidité gestuelle est - un peu à l'instar de Federer - une œuvre d'art aussi fascinante qu'inaccessible au commun des tennismen, la technique d'Agassi me semble à la portée de n'importe qui. Tout paraît simple.
En coup droit comme en revers, la balle arrive, Agassi tire la raquette en arrière et pan ! Pas de préparation excessive, pas d'accompagnement exagéré, aucun mouvement parasite, juste le strict minimum. Une frappe très sèche, épurée, qui résonne comme la détonation d'un colt qu'il semble porter à la ceinture. Clean. Propre. La beauté du geste, c'est l'apanage des grands. La sensation de facilité aussi, mais celle-ci est illusoire. Combien de passings de revers expédiés dans les bâches par la faute à Dédé ?
1990, donc. Une année faste et terrible à la fois pour Agassi qui, dans ses tenues luminescentes (rose puis jaune), décroche ses deux premiers gros titres – Miami et le Masters – mais perd aussi ses deux premières finales de Grand Chelem, dans la peau du favori : celle de Roland-Garros face à Andres Gomez puis celle de l'US Open contre Pete Sampras. La première me hantera longtemps, et pour cause. Je suis à Roland-Garros, pour la première fois. Pour le souvenir, je m'achèterai plus tard la cassette VHS du tournoi, avec les commentaires de Christian Quidet. Je la regarderai environ 500 fois, avec toujours ce même pincement à la fin. La finale perdue contre Sampras m'attriste un peu sur le moment mais la plaie se refermera vite, en constatant face à quel genre de champion Agassi s'est incliné ce jour-là...
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Andre Agassi à Roland-Garros en 1990

Crédit: AFP

Impossible, d'ailleurs, de parler d'Agassi sans s'arrêter un instant sur son rival californien, que j'admire aussi mais pour d'autres raisons. Sampras exerce sur moi une fascination purement tennistique, avec ses gestes déliés propres à lui, son tiré du coude en coup droit, la désynchronisation de ses bras au service, ses coups de génie délivrés dans un apparent détachement, sa puissance n'ayant d'égale que son agilité. Avec Agassi, je suis plus dans l'humain. Quoiqu'il en soit, sans doute bercé par les doux effluves de mes souvenirs enfance, je juge cette rivalité comme la plus belle à laquelle il m'ait été donné d'assister. Rares sont les Agassi-Sampras décevants. A chaque fois des combats de MMA, où tous les coups les plus ébouriffants sont permis, avec en point d'orgue ce fameux quart de finale de l'US Open 2001 émaillé de quatre jeux décisifs sans aucun break. Globalement, Sampras domine cette rivalité. Je soutiens pourtant toujours Agassi, au moins pour une raison : je trouve que son palmarès ne reflète pas sa vraie valeur. Et je déteste l'injustice.

Agassi sublime le combat

La beauté des Agassi-Sampras, auxquels il aura peut-être manqué une finale de Grand Chelem de légende (celle de l'US Open 2002 restera, mais surtout pour son contexte), réside dans l'opposition de style. Ceci dit, j'ai le sentiment qu'Agassi est en opposition de style avec tout le monde. Son tennis "matche" avec n'importe lequel ses rivaux. J'aime aussi ses duels contre Stefan Edberg et Boris Becker, face auquel il perd ses trois premiers affrontements (dont un fantastique en coupe Davis en 1989), mais qu'il battra ensuite 10 fois sur 11 après avoir repéré ce "truc" magnifique : l'Allemand tire toujours la langue du côté où il s'apprête à expédier sa première balle.
Contrairement, là encore, à un Sampras qui a cette capacité unique à "étouffer" le combat, Agassi, lui, le magnifie, le sublime, le personnifie. C'est lié à son tennis de puncheur, digne héritier de son père qui était un boxeur iranien avant d'émigrer aux Etats-Unis. Agassi joue comme un boxeur, avec une fâcheuse tendance, dans ses jeunes années, à rechercher trop rapidement le K. O. Plus tard, sous l'influence notamment de Brad Gilbert, il apprendra à mieux user du jab, du crochet et de l'uppercut pour faire travailler l'adversaire, avant de lui expédier sa grande droite.
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Andre Agassi et Brad Gilbert.

Crédit: Getty Images

Mais au début, il veut surtout cogner, épater, ce qui est l'antithèse du tennis. Ça le frustre et le précipite vers un troisième échec en finale de Grand Chelem, à Roland Garros, en 1991, en face à Jim Courier. Dire que je me suis éclipsé d'un banquet familial en banlieue toulousaine pour voir "ça"… Ce Courier commence à me courir. J'apprendrais à l'aimer lui aussi, mais plus tard. Finalement, la lumière jaillit un an après, en 1992, de là où l'attendait le moins : à Wimbledon, qu'Agassi avait longtemps snobé, comme l'Open d'Australie, où il s'imposera dès sa première participation en 1995 (combien de Grands Chelems à son actif, sinon ?). Je suis bien entendu devant la télé, dans le Lot cette fois, pour assister à son premier sacre majeur face à Goran Ivanisevic. De cette finale, je me rappelle surtout d'une scission familiale entre les pro-Dédé dont j'étais, et les pro-Goran. La victoire de mon poulain provoque même une certaine tension ambiante. Peu importe. Le soulagement est immense.
Curieusement, Agassi rentre alors dans une phase qui, bien que glorieuse, me laisse un souvenir moins impérissable. Premier US Open en 1994, premier Open d'Australie en 1995 suivi de la place de n°1 mondial, l'enchaînement est fabuleux. Mais ce ne sont pas mes "années Dédé" préférées. Agassi gagne mais m'émeut moins. Le look, déjà. Cheveux désormais ras, boucles d'oreille ostensibles, bouc plus ou moins heureux, bandana de pirate… Au cœur des "90's", Agassi est à mi-chemin entre le grunge dépravé qu'il fut et le bonze zen qu'il va devenir. La crise existentielle couve.
En 1996, comme tout bon aspirant bachelier, je sèche mes révisions pour zapper sur l'un des pires matches que je l'ai jamais vu jouer, au 2e tour de Roland-Garros, face à son compatriote Chris Woodruff. Incapable de m'infliger plus longtemps un spectacle aussi pathétique – pas plus que de reprendre le cours de mon bachotage -, je file en vélo au Décathlon de Montauban, haut lieu de villégiature qui me paraît être l'endroit rêvé pour m'évader de ce marasme. Raté. Via un écran télé implanté à l'aplomb d'une caisse, j'assiste là-bas à la balle de match. Je suis atterré.

Big-bang psychologique

Pourtant, Andre est encore loin du fond du gouffre, qu'il atteindra un an plus tard, en 1997, en même temps que bat déjà de l'aile son tout récent mariage avec Brooke Shields. C'est l'époque où il touche à la drogue, la méthamphétamine, qui lui vaudra un contrôle positif "masqué" par l'ATP, suivi d'un lynchage collectif que je trouve assez injuste, vu l'honnêteté de ses aveux et la nature du produit, récréatif. Peut-être enveloppé par une certaine naïveté, j'estime qu'un sportif dont les succès reposent sur le dopage est généralement une étoile filante, ou finit par se faire épingler pour de bon.
Agassi, lui, est un phénomène de précocité tout autant qu'un exemple de longévité. A cette époque, il vit surtout un véritable big-bang psychologique lors duquel il prend au moins conscience d'une chose : bien sûr que si, il aime ce tennis qu'il a longtemps cru détester simplement parce qu'il ne l'avait pas choisi. Désormais, il va jouer pour lui et uniquement pour lui. Il a 27 ans. La chrysalide devient papillon. A partir de maintenant, tout va changer.
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La traversée du désert parisien d'Andre Agassi. Ici, en 1995, après sa défaite contre Yevgueni Kafelnikov.

Crédit: Getty Images

Deux ans passent et Andre s'est reconstruit. En 1999, perché tout en haut du court Philippe-Chatrier, maillot de l'Ajax d'Amsterdam sur le dos, je le vois jouer en "live" pour la première fois, contre Carlos Moya. C'est Roland-Garros et l'alchimie réopère. Dédé rayonne, à nouveau. Quelques jours plus tard, il est en finale face à Andreï Medevdev. Je suis à un gueuleton chez mon futur beau-frère. A deux sets à rien pour l'Ukrainien, je décrète l'organisation d'une partie de pétanque dans le jardin.
Cette fois encore, je ne veux plus voir ça. Je ne reviens devant la télé qu'une heure et demie plus tard, alors qu'Agassi a largement amorcé sa "remontada". Je serai au moins le témoin de son moment de gloire. Face à lui, Medvedev fait figure de perdant magnifique. Deux mois plus tôt, les deux hommes se sont pris ensemble une bonne cuite au Jimmy'z, un club branché de Monte Carlo. L'Américain, touché par la détresse de Medvedev qui souffre alors du poignet au point de vouloir arrêter sa carrière, passe sa soirée à le convaincre du contraire. C'est probablement ce soir-là qu'il bâtit, sans le savoir, les fondations de sa victoire. Je reste persuadé que Medvedev, très inconsciemment bien sûr, n'a pas pu "achever" son adversaire dont il était le premier fan, le premier à se ravir de l'intronisation dans la légende du jeu, ce jour-là.
S'il y a une image qui symbolise la carrière d'Agassi, c'est sûrement l'instant de son sacre à Paris. Son incrédulité dans le regard, ses mains sur le visage, ses tressautements étouffés en sanglots.... A cet instant, Agassi boucle son Grand Chelem en carrière et devient définitivement l'un des plus grands champions de l'histoire. Il devient aussi un homme, tout simplement, mais l'un va avec l'autre. En coulisses se joue les prémisses de sa love-story avec Steffi Graf, gagnante la veille d'une finale tout aussi légendaire contre Martina Hingis. Les deux champions uniront bientôt leur glorieux destin. Agassi ne sera plus jamais le même, mais comme il le dira : il n'est pas devenu sage parce qu'il a rencontré Steffi Graf, il a rencontré Steffi Graf parce qu'il était devenu sage. Quand l'élève est prêt, le maître apparaît, dit le proverbe bouddhiste.
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Roland-Garros 1999 : La libération, enfin, pour Andre Agassi.

Crédit: Getty Images

Et Agassi est prêt, désormais. A l'aube de ses 30 ans, il entre dans sa période la plus faste. Il enchaîne quatre finales de Grand Chelem consécutives, dont trois victoires, incluant l'US Open 1999 et l'Open d'Australie 2000. Son tennis en cadence, parfaitement canalisé par la maturité, devient irrésistible, réglé comme du papier à musique. Finie la flamboyance, la quête infinie de la perfection, place au tennis pourcentage. L'Américain n'en est pas moins toujours aussi beau à voir.
En 2001, dix ans après la finale de Coupe Davis à Gerland, je suis malgré tout "contre" lui une deuxième fois : il affronte Arnaud Clément en finale de l'Open d'Australie. Je me trouve à Nantes, pour les championnats du monde de hand, qui sacreront l'équipe de France. La période est propice aux exploits, alors pourquoi pas… Mais "La Clé", en bout de course, s'incline sèchement. Quelques mois plus tard, à Roland-Garros, son pote Sébastien Grosjean le venge lors d'un quart de finale marqué par l'apparition de Bill Clinton en présidentielle. Je me targue d'y être aussi, pour la première fois, en tribune de presse. Que de chemin effectué, mon Dédé…
Pour Agassi, reste encore à accomplir un huitième et dernier fait majeur, à l'Open d'Australie 2003, contre l'inattendu Rainer Schuettler. Là encore, je me souviens parfaitement d'où j'étais, dans mon nouveau bercail haut-marnais. En plein big-bang sentimental à mon tour, sa victoire me rappelle l'exemple à suivre et me donne la force d'aller au bout de ma révolution personnelle. Je change tout, Agassi ne change rien mais les choses deviennent plus dures.
Car il prend de l'âge, en même temps que la folle génération actuelle éclot. Il reçoit une leçon de Roger Federer et Rafael Nadal, respectivement en finale de l'US Open 2005 et au 3è tour de Wimbledon 2006. Il n'affrontera en revanche jamais celui auquel il est pourtant le plus comparé, Novak Djokovic, dont il était l'idole d'enfance et dont il deviendra le coach. Depuis mon fief montalbanais, je vis son dernier tournoi, l'US Open 2006, comme une série Netflix, un blockbuster à suspense. Sa toute dernière victoire au 2è tour, contre Baghdatis, n'est pas loin d'être la plus belle. Un parfait condensé de sa carrière. C'est son dernier rugissement, son dernier monument. Le lion vidé de ses forces s'éteint au tour suivant contre Benjamin Becker. Nous sommes le 3 septembre 2006. Agassi, c'est fini. Quatre mois plus tard, je débarque à Tennis Magazine. Quelque part, ma boucle est bouclée.
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Andre Agassi et Novak Djokovic

Crédit: Getty Images

Je n'aurai donc jamais la chance de suivre Agassi sur le circuit, mais néanmoins le privilège d'aller l'interviewer chez lui à Las Vegas, en 2011, à l'occasion d'un "very good trip" organisé par l'un de ses principaux partenaires, une luxueuse marque de montres suisse. Avec quelques confrères, nous avons 48 heures pour débarquer dans la métropole américaine, profiter de ses festivités surréalistes le temps d'une soirée légèrement rallongée au cœur du Strip (vous n'en saurez pas plus, ce qui s'est passé à Vegas reste à Vegas…), avant d'aller visiter le lendemain l'école à vocation caritative fondée par le champion. Et de s'entretenir avec le maître des lieux, accompagné de sa célèbre épouse. Autant dire qu'à l'heure de l'interview, je ne sais plus trop où j'habite, ni dans quel état j'erre (ah oui, Nevada).
Face à l'icône, j'ai plus l'impression de passer un grand oral que d'exercer mes fonctions. Heureusement, Andre a désormais ce ton posé et ce regard doux qui lui donnent un air las mais aussi accessible, amical. Chacun de ses mots sont pesés, structurés. Un bref instant, entre deux réponses, je le regarde et je me dis : c'était vraiment lui, cet ado déjanté qui aura orné durant toutes ces années mon classeur d'histoire-géo ?
Andre Agassi est devenu Andre l'assagi. Aucun champion sans doute n'aura autant évolué durant sa carrière. Et j'ai l'impression qu'aujourd'hui, tout le monde a au minimum une certaine forme de tendresse à son égard. Sans doute parce qu'on a tous en nous quelque chose de lui, un fragment de vie raccroché à la sienne, une turbulence de l'âme faisant écho à ses propres errances, une simple leçon que l'on a retenue. Andre Agassi a 50 ans. Et c'est déjà la légende d'une vie…
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