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Nicolas Préault (Tecnifibre) : "Quand on dit à Daniil qu'on va devoir enlever le drapeau russe de son sac, c'est dur"

Laurent Vergne

Mis à jour 26/06/2022 à 19:36 GMT+2

Daniil Medvedev. Iga Swiatek. Joe Salisbury. Elise Mertens. Quatre N°1 mondiaux. En simple pour les deux premiers, en double pour les deux autres. Et ils jouent tous avec une raquette Tecnifibre. Entretien avec Nicolas Préault, le patron de la marque française, qui savoure cette période dorée mais paradoxale, avec le conflit russo-ukrainien qui, pour Medvedev, est quelque peu venu gâcher la fête.

Daniil Medvedev

Crédit: Getty Images

Les deux numéros un mondiaux en simple, les deux numéros un mondiaux en double. Après Head en 2019, Tecnifibre est la deuxième marque à faire main basse sur de la sorte sur les classements...
Nicolas PREAUT : C'est formidable pour nous et pour les équipes, bien sûr. Mais ça l'est encore plus avec des gens comme Daniil ou Iga, avec qui nous avons créé un vrai projet.
C'est-à-dire ?
N.P. : On ne cherche pas des joueurs, on cherche des ambassadeurs. Des champions qui vont incarner la marque. Ça va au-delà de la raquette. Avant même de parler d'argent, on parle projet. Avec Iga, ça s'est passé comme ça. On lui a dit 'Si tu cherches un chèque, ne viens pas chez nous'. Peut-être que d'autres te le proposeront, mais on ne fonctionne pas comme ça. En revanche, on lui propose un vrai projet, dans lequel elle va pouvoir s'investir, et devenir une véritable ambassadrice. Une fois qu'on s'est mis d'accord sur la nature du projet, tout est vraiment sur du long terme.
Qu'entendez-vous par ambassadeur ?
N.P. : Prenez Daniil, par exemple. Il s'implique dans la transmission. Il a participé à des camps où il était là pour donner des conseils. Ça, Daniil, ça lui est toujours resté en tête.
Vous n'avez pas recruté des stars, des joueurs déjà établis. Medvedev est avec vous depuis l'adolescence. Swiatek avait 19 ans et n'avait pas encore explosé quand vous êtes entrés en contact avec elle. Est-ce une satisfaction supplémentaire pour vous ?
N.P. : Oui, la satisfaction est énorme. Et elle est énorme pour tout le monde en interne. Quand un Daniil émerge au plus haut niveau, c'est toute la compagnie qui est derrière parce que chacun le connait depuis des années. Daniil, ce n'était pas quelqu'un qui pesait sur le tennis mondial quand on l'a pris chez nous. Donc, oui, c'est très gratifiant.
Est-ce que ce lien noué très jeune et sur la durée entraîne une part affective importante ?
N.P. : Sans aucun doute, et ça génère une proximité avec l'athlète. Avec Daniil, par exemple on est très proche. On se voit, on communique beaucoup par WhatsApp. Parfois, ça me permet de dépasser un peu le cadre de la relation CEO/athlète.
Avez-vous un exemple précis en tête ?
N.P. : C'était à Vienne, je crois, il y a deux ans. A la fin d'un match, Daniil casse sa raquette. C'est vraiment un truc qui m'a choqué. Pendant quelques heures, je me suis dit : 'Qu'est-ce que je fais ?' Est-ce que je lui dis ou pas ?' Finalement, je décide de lui envoyer un message. Quelque chose comme 'Daniil, tu es un grand champion, on sera toujours derrière toi, que tu gagnes ou que tu perdes. Mais casser une raquette en cours de match, c'est une chose. Faire ça à la fin du match comme tu l'as fait, par rapport à ton image, celle que tu veux véhiculer, par rapport à notre image aussi, ce n'est pas possible.'
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Il vous a répondu ?
N.P. : Oui. En général, il me répond par des vocaux. Le lendemain, il me répond, en français. Il fait toujours l'effort de parler en français, par respect, c'est important pour lui. Il me dit : 'J'ai revu les images. Tu as raison, ce n'est pas acceptable. Je suis vraiment désolé et dis bien aux équipes que je le suis. Je suis un humain, je sais que j'ai des travers, je travaille beaucoup là-dessus. Je te promets que je vais tout faire éviter que ça se reproduise.' Là, on n'est plus dans le programme marketing. On va au-delà de ça. Cette forme d'humilité et d'intelligence, ça me touche autant que quand il gagne un grand titre. Quand tu crées durablement ce lien avec les joueurs, c'est formidable. Et c'est comme ça qu'on essaie de travailler dans le tennis, comme dans le squash, d'ailleurs.
Que représente Tecnifibre dans le squash ?
N.P. : C'est la marque de référence. On a 60% du top 10 mondial. Aujourd'hui, notre problème sur le squash, c'est de dire non à des jeunes joueurs très forts parce qu'on en a déjà trop. On doit leur dire, 'désolé on n'a plus de place'. On aimerait se diriger vers ça, toutes proportions gardées, dans le tennis. Ça change, tout doucement. Il y a quatre cinq ans, on n'était pas forcément hyper crédibles pour un jeune de 16 ans. Peut-être parce qu'il avait un projet un petit peu plus sexy ailleurs. Ou qu'on lui proposait plus d'argent. Daniil et Iga nous amène énormément de crédibilité.
Concrètement, que vous apporte le fait d'avoir deux têtes d'affiche comme Medvedev et Swiatek ?
N.P. : Deux choses. D'abord le fait de légitimer Tecnifibre comme une grande marque du tennis. Ensuite, ça a aussi crédibilisé Tecnifibre par rapport aux partenariats qu'on veut construire avec des jeunes athlètes. La donne a complètement changé. Il y a quatre-cinq ans, on devait aller au devant des jeunes et ce n'était pas facile. Je ne dis pas que les portes se fermaient systématiquement, mais il y avait d'autres propositions en face qui étaient plus motivantes pour eux. Non seulement on a ces deux joueurs qui nous portent, mais en plus, tout le monde sait comment on travaille avec eux. Il y a ce qu'on a, et ce qu'on fait avec ce qu'on a.
Aujourd'hui, on vient davantage vers vous ?
N.P. : Ça n'a plus rien à voir. On a beaucoup plus de demandes. On n'est plus dans une démarche proactive qui consiste à aller vers les athlètes. Maintenant, on vient vers nous. Quand on est sur des gros évènements de jeunes, type Les Petits As, les entourages viennent frapper à notre porte.
Vous avez toujours privilégié la qualité à la quantité. Le sur-mesure plutôt que le prêt-à-porter. Si, un jour, vous avez 60% du Top 10 masculin ou féminin, ne risquez-vous pas vous éloigner de votre ADN ?
N.P. : Ce n'est pas une question quantitative. Quand je dis que j'aimerais qu'on fasse la même chose en tennis qu'en squash, c'est par rapport à ce que représente la marque dans ces deux sports. Notre place dans le tennis n'est pas encore comparable avec ce qu'elle est dans le squash. Quand tu parles raquette dans le squash, Tecnifibre, c'est la marque avec laquelle il faut jouer. L'idée, c'est un peu ça. Mais surtout pas en faisant du nombre. Ce n'est pas notre démarche. Bien sûr qu'on veut étoffer notre présence dans le Top 5, dans le Top 10 et, par ricochet, dans le Top 100. Mais si on peut simplement maintenir un ou deux athlètes, homme et femme, dans le Top 10 sur les vingt prochaines années, ça m'ira très bien. Pour ça, il faut faire un peu plus de quantitatif sur la partie basse de la pyramide, pour s'assurer un groupe solide. Mais il faut constamment préparer la suite.
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Iga Swiatek

Crédit: Getty Images

Préparer la suite, c'est aller chercher des jeunes, les Medvedev et les Swiatek de demain ou après-demain ?
N.P. : C'est ça. Détection, accompagnement, construction. Aujourd'hui, on est déjà en train de travailler sur ceux qui seront peut-être les top athlètes dans 5 ans, 10 ans. On a beaucoup de juniors, notamment. A Roland-Garros, on avait Gabriel Debru (vainqueur du tournoi chez les garçons) ou Pacheco Mendez. On ne s'est pas trompés avec eux. Alors, encore une fois, ça ne veut pas dire que ce seront les grandes stars du tennis de demain, mais ils sont là, on ne s'est pas trompés en les prenant il y a quelques années.
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Avec Lacoste, votre maison-mère, vous avez mis en place depuis plusieurs années "Les P'tis Crocos", un programme de détection de très jeunes joueurs et joueuses. Où en est-il ?
N.P. : Pacheco Mendez, par exemple, vient de ce programme. C'est un joueur hyper intéressant. Un môme intelligent. En plus il a une bouille incroyable, il a un physique. Un vrai style de jeu. Lui, c'est un très bon exemple de la façon dont on a pu faire grandir quelqu'un à travers ce programme des P'tits Crocos.
L'idée est de les accompagner jusqu'où ? Les juniors ? A l'aube de leur carrière pro ?
N.P. : Vous savez, on voit très vite les trajectoires. On arrive rapidement à savoir le joueur ou la joueuse qui va pouvoir percer jusqu'au plus haut niveau. Parfois, d'autres nous quittent, choisissent de partir dans d'autres directions. Alors on en fait rentrer de nouveaux. Notre souhait, c'est de continuer à alimenter le vivier. On reste sur 10 ou 15 joueurs, ça, ça ne bouge pas. Aujourd'hui, on a la chance d'avoir une forte notoriété avec ce programme chez les jeunes. Nous, on garde notre niveau d'exigence, à la fois sur le terrain, bien sûr, mais aussi l'entourage, l'aspect parental.
Le contexte autour du joueur est presque aussi important que le joueur lui-même ?
N.P. : La grande majorité des top players actuels ont été des tops players quand ils ont été jeunes. Là où ça devient intéressant mais très compliqué, c'est que, en revanche, tous les jeunes très forts ne sont pas devenus des top players par la suite. Donc il y a un vrai travail d'intelligence dans la détection, c'est le travail chez nous de quelqu'un comme Mathieu Pogam. C'est un bosseur, quelqu'un de très humble. Il attache beaucoup d'importance à la relation avec les parents, l'entourage. Quand il vient me voir en me disant 'Iga, il faut y aller', il ne me dit pas uniquement ça parce qu'il y a un gros potentiel tennistique, mais parce qu'elle est intelligente. Bien sûr, elle va être très forte sur le court mais il y a aussi tout en entourage derrière qui fait qu'elle a un projet solide. C'est ça qui est intéressant.
Cette année, à Roland-Garros, on a vu revenir Léolia Jeanjean. Elle était un prodige à 12 ans, promise à un grand avenir puis elle s'est blessée à 14 ans. Elle regrette d'avoir été lâchée par la FFT et ses sponsors. Comment les accompagnez-vous dans ce genre de situations ?
N.P. : On ne renonce pas à eux comme ça. Le cas de Daniil est d'ailleurs assez intéressant, même s'il n'est pas question de blessure dans son cas. Mais il a d'abord connu une progression rapide chez les jeunes, puis il a stagné. Bien sûr qu'on est super attentifs à ça. Notre mission, c'est de les accompagner jusqu'au plus haut niveau mais la voie pour atteindre ce niveau, ce n'est pas toujours une ligne droite. Donc on vit cette aventure avec eux et toujours dans la proximité.
Revenons à Daniil Medvedev. Le jour où il est devenu numéro un mondial, la Russie envahissait l'Ukraine. Comment avez-vous vécu, lui et vous, ce moment particulier à double titre ?
N.P. : C'était très paradoxal, pour nous mais surtout pour lui. D'un côté, le Graal absolu atteint par Daniil, de l'autre, cette horreur liée à ce conflit géopolitique. On avait prévu quelque chose de massif en termes de communication. On s'est réunis tout de suite, on a pris la décision d'être extrêmement 'light'. Après, notre position, c'est de dire que Daniil est un joueur de tennis. Ce n'est pas un politicien, ce n'est pas un militaire.
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Daniil Medvedev lors de la demi-finale de la Coupe Davis 2021

Crédit: Getty Images

La situation dure depuis maintenant quatre mois. Est-ce un sujet quotidien pour vous ?
N.P. : Nous avons été attentifs à ce qui pouvait se dire dans les médias, sur les réseaux sociaux. Au début, il pouvait y avoir des choses assez radicales, puis ça a évolué. Quand un mec vient s'en prendre à Daniil après un résultat en parlant de la guerre en Ukraine, il se fait vite sortir du truc par la majorité de gens qui rappellent qu'il est Daniil Medvedev, pas Vladimir Poutine. Mais il est évidemment très préoccupé par cette situation. On échange beaucoup là-dessus et Daniil est très ouvert, très constructif.
Ce n'est plus seulement une affaire de communication désormais. Comme les autres Russes et Biélorusses dans le milieu du tennis, il est privé de Wimbledon. Il est donc gêné dans l'exercice-même de son métier.
N.P. : Oui, et à ses dépens. Il est joueur de tennis, il ne fait pas de géopolitique ! Il y a aussi des aspects plus symboliques. Par exemple, quand on dit à Daniil qu'on va devoir enlever le drapeau russe de son sac, c'est dur. Ça lui crève le cœur, mais il nous a dit 'Je comprends'. Avant la guerre en Ukraine, quand Daniil nous parlait de la Russie, il évoquait la culture de ce pays, son histoire. Il connait l'histoire de son pays et il était fier d'en être quelque part l'ambassadeur. Donc c'est très compliqué.
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