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Comment Roger a réinventé Federer, ou l'histoire d'une résurrection

Kevin Coulson & Dan Quarrell

Mis à jour 12/01/2018 à 14:48 GMT+1

Un an après la victoire marquante de Roger Federer à l'Open d'Australie 2017, suivez les coulisses du retour extraordinaire d'un joueur exceptionnel...

Roger Federer, the king of men's tennis

Crédit: Eurosport

Deuxième service pour Mackenzie McDonald, 321e joueur mondial. Il pense avoir joué son meilleur atout. Mais c'est sans compter sur un problème de taille : Roger Federer. Le Suisse, de retour à l'entraînement après une pause de quatre mois, coupe la balle de son revers. Cette dernière atterrit juste au-dessus du filet mais le fabuleux effet rétro la renvoie côté suisse. Incroyable. Injouable.
La silhouette en forme de voile de l'hôtel sept étoiles Burj Al Arab, symbole de la richesse de Dubaï, et les palmiers plantent le décor du retour de l'atout inestimable du tennis. Il est de retour après sa déchirure au ménisque lors d'un accident improbable survenu alors qu'il donnait le bain à ses jumelles en janvier 2016, et qui l'a contraint à s'éloigner des courts pendant six mois.
"Son coup de poignet est imbattable", avoue McDonald, qui, par respect pour la vie privée du joueur qu'il idolâtre depuis tout jeune, n'a jamais parlé publiquement jusqu'aujourd'hui des séances d'entraînement de la fin 2016. Le joueur de 22 ans, qui n'est pas en reste et s'est ensuite hissé à la 176e place du classement ATP, s'est entraîné avec Federer après avoir fait spécialement le déplacement depuis les États-Unis avec son compatriote Ernesto Escobedo. Il raconte :
Je suis arrivé tôt le lundi matin. Je me souviens que Roger est arrivé à bord de sa Mercedes, il s'est promené sur le court avec son sac sur l'épaule. C'est un mec plutôt cool à la démarche assurée et décidée, et puis il est sorti et a demandé : 'Comment ça va ? Comment s'est passé le vol ?' Il était chaleureux, sympathique.
Le trio, flanqué de l'équipe d'entraîneurs de Federer, a multiplié les sessions d'entraînement pour faciliter le retour du Suisse à son meilleur niveau avant l'Open d'Australie en 2017. Lorsqu'il repense à Federer, McDonald évoque "un athlète sculpté, un joueur sculpté". Ceux qui connaissent le tennis et qui l'ont vu jouer de près en parlent comme d'une œuvre d'art.
Et pourtant, alors qu'il se concentrait sur sa forme physique, le Bâlois n'en négligeait pas moins certains autres aspects, en les perfectionnant sans relâche. "J'ai cru comprendre que sa santé était essentielle, ajoute McDonald. Il doit faire attention à ça. Il dispose d'un arsenal complet mais s'attache tout particulièrement aux moindres détails."
Il est clair que Federer n'a pas perdu la main. Le problème, c'est qu'il n'avait pas remporté un seul tournoi du Grand Chelem depuis quatre ans. Il avait été éliminé dès le deuxième tour face au 116e joueur mondial Sergiy Stakhovsky à Wimbledon en 2013 : John McEnroe était alors convaincu qu'il ne gagnerait jamais un autre tournoi du Grand Chelem. Dès lors, des rumeurs de retraite s'étaient propagées.
Pourtant, deux mois après s'être entraîné avec McDonald, Escobedo et plus tard Lucas Pouille à Dubaï, de retour après sa première blessure longue et opération de sa carrière, Federer a remporté l'Open d'Australie. Plus tard dans l'année, il est devenu à 35 ans le plus vieux champion de Wimbledon de l'ère moderne sans perdre un set. Ses 18e et 19e victoires en Grand Chelem.
Mais quel est son secret ? Quels "détails" Federer a-t-il changés pour stopper sa chute et réussir sans doute le retour le plus excitant de l'histoire du tennis ? Existe-t-il un secret à son incroyable longévité ?
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Roger Federer, retour au paradis, il y a tout juste un an

Crédit: AFP

Chapitre 1 - Une nouvelle arme

Ce n'est pas tous les jours que le décalage horaire et le mal d'oreille stimulent l'innovation. Mais il semblerait qu'ils aient tous deux conduit Federer à ajouter une dimension offensive à son jeu en 2015. Le Suisse était au plus mal après un vol à destination de Cincinnati en août, où il s'entraînait sur le court central avant le Masters 1000 en compagnie de Benoît Paire.
"C'était une bonne séance d'entraînement, très détendue, confie Paire à Eurosport. En réalité, c'était mon premier entraînement sur le court car je venais tout juste d'arriver." A dire vrai, c'était si décontracté que Federer, plutôt blagueur à l'entraînement (McDonald se souvenait de lui grognant volontairement fort, frappant ses revers à deux mains et remplaçant la balle par ses baskets au service), décida d'accélérer le jeu en se plaçant en fond de court pour réceptionner la balle, la bloquer et monter au filet. La fatigue a également joué un rôle important car Federer souhaitait limiter au maximum la longueur des échanges.
"C'était une blague et, évidemment, c'était très drôle, ajoute Paire. J'étais très surpris que Roger le fasse juste pour s'amuser au début. Nous échangions des balles lorsqu'il a testé son attaque SABR. Elle a très bien fonctionné, alors il a continué à l'utiliser dans les matchs !" Encouragé par l'un de ses entraîneurs, Severin Lüthi, Federer a utilisé cette tactique lors du tournoi et a fini par battre Novak Djokovic en finale.
Visuellement, le geste semble simple. Il ne l'est pas. Le fait de prendre de court son adversaire sur un service de 145 km/h n'est pas comparable à un enchaînement traditionnel d'amorties et de montées au filet, c'est beaucoup plus difficile que de couper une balle ou un service depuis la ligne de fond de court, et c'est un risque énorme. Le peu de joueurs qui utilisent leur propre version de l'attaque SABR illustre bien la difficulté de cette technique. Mais si elle est déployée et réussie, elle peut déstabiliser n'importe quel joueur, même Djokovic, et faire pression sur son jeu, en le forçant à frapper plus fort ou plus près des lignes.
Certaines voix dissonantes ont réagi à la tactique en affirmant que Federer ne devrait pas bouger autant pendant le service de son adversaire. Ce fut notamment le cas de l'entraîneur de Djokovic à l'époque, Boris Becker, qui la qualifia de "presque irrespectueuse". Avec le recul, l'Allemand a adouci ses propos, tout en admettant qu'il avait vécu cela comme un choc. "La tactique SABR de Roger m'a surpris car il ne l'avait utilisée qu'à l'entraînement il y a trois ans", confie Becker à Eurosport. "Il est évident que vu son talent pour manier la raquette, il peut tout se permettre. Beaucoup souhaitent l'imiter, mais ils n'ont pas ses capacités techniques."
Grâce à Roger et à sa technique, il n'y a plus aucune limite. "Dès le début, il a senti que cela perfectionnerait son arsenal pour faire pression sur ses adversaires", dit Becker. Paradoxalement, Federer a utilisé ce qu'il déteste le plus sur le terrain pour l'exploiter à son avantage. Après avoir été en difficulté face à des joueurs adeptes des enchaînements d'amortis et de montées au filet au début de sa carrière, comme Tim Henman, qui a bousculé le style élégant du Suisse, et Mario Ancic qui l'a battu à Wimbledon en 2002, il est désormais celui qui met la pression sur ses adversaires.
"Cette tactique est juste un moyen pour lui de s'amuser sur le court, juge Alex Corretja. Il voit le jeu différemment des autres et il utilise parfois sa technique parce qu'il joue de manière si détendue et détachée qu'il peut simplement inventer quelque chose de nouveau que personne n'a jamais vu auparavant."
L'entraîneur de Serena Williams, Patrick Mouratoglou, avoue que cette stratégie à haut risque témoigne du courage et de l'agressivité de Federer autant que de ses capacités : "L'attaque SABR en dit long sur la volonté de Roger de prendre les devants et de jouer un match 100% offensif. C'est amusant, c'est spectaculaire." Federer ne s'est donc pas seulement réinventé, il s'est approprié les points forts de ses adversaires, mais il a également redéfini les limites du tennis.
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Le palmarès majeur de Federer, long comme le bras

Crédit: Eurosport

Chapitre 2 - "Une incroyable" transformation mentale

"Il avait l'habitude de jeter ses raquettes et de se déconcentrer, comme un enfant", indique Corretja. "Il faisait beaucoup de blagues et lançait ses raquettes... mais mentalement, il a fait des progrès incroyables. Il a réussi à se calmer et à se contrôler." Federer a toujours eu du talent, mais surtout une volonté d'évoluer du point de vue mental. De ses débuts émotifs à sa transformation en véritable machine à gagner imperturbable, il réussit encore en ce début d'année 2017 à trouver une nouvelle approche, et une nouvelle source d'inspiration, après ses six mois en dehors du circuit.
Plus précisément, les motivations extérieures de Federer ont changé. Cette fois-ci, il s'est senti obligé d'offrir à ses quatre enfants, deux jumeaux et deux jumelles, le souvenir de regarder leur père jouer et, bien entendu, gagner. "Je pense que les enfants [Myla Rose et Charlene Riva, huit ans, et Leo et Lennart, trois ans] ont joué un rôle dans sa renaissance au point qu'il souhaitait vraiment que tous, et plus particulièrement les filles, aient un souvenir conscient de l'avoir vu jouer, raconte le biographe de Federer, Chris Bowers, à Eurosport. Je pense que ses enfants ont été un facteur de motivation."
Pour Federer, il ne s'agit pas du premier changement d'état d'esprit. Sa défaite face à Franco Squillari à Hambourg en 2001 avait déjà marqué un tournant dans sa carrière. À l'époque, le jeune Federer avait cassé sa raquette sous la chaise de l'arbitre après sa défaite 6-3, 6-4. C'est à cet instant qu'il avait réalisé qu'il devait changer son comportement avant de perdre complètement le contrôle de son jeu.
Ce changement d'état d'esprit avait fonctionné à merveille puisque Federer avait atteint les quarts de finale des deux tournois du Grand Chelem suivants, une étape qu'il n'avait jamais franchie auparavant. La mort de l'un de ses anciens entraîneurs, Peter Carter, dans un accident tragique, lui a également permis d'élargir ses perspectives.
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Roger Federer et Peter Carter en 1998

Crédit: Imago

Roberto Forzoni, psychologue sportif de premier plan, qui a travaillé avec Andy Murray et d'autres stars du tennis de haut niveau, n'a aucun doute sur la force de caractère inimaginable dont a dû faire preuve Federer pour passer d'une tête brûlée à une machine imperturbable. Il ajoute : "Beaucoup de joueurs ont du mal à contrôler leur température émotionnelle sur le court, en particulier les jeunes joueurs. Pour changer, un talent et un dévouement tout particuliers sont indispensables."
Forzoni est même convaincu que le changement aurait pu être un facteur essentiel dans la réussite future de Federer. "Il n'est jamais facile de passer de quelqu'un qui perd le contrôle à quelqu'un en contrôle total, et en général lorsqu'un artiste s'engage dans ce processus et s'améliore, le processus devient plus facile et plus gratifiant, presque à l'image d'une prophétie auto-réalisatrice, confie-t-il. Vous développez votre volonté de changer et utilisez certaines stratégies pour garder le contrôle, à terme vous constatez les avantages et le cycle continue."
Mais le plus remarquable dans tout cela est la façon dont Federer s'est motivé pour revenir après son absence de six mois. La question se pose alors de savoir s'il est revenu plus concentré que jamais ? "Je mets cela sur le compte de son amour pour ce sport, avance Boris Becker. Son retour après six mois d'inactivité illustre à merveille l'amour que Roger porte au tennis. Il n'avait aucune raison de revenir. Il a remporté tous les tournois à plusieurs reprises, de nombreux Grands Chelems, donc au fond il doit réellement aimer ce sport pour subir les épreuves de la rééducation et en arriver là où il en est aujourd'hui."
Comment Federer est passé d'un "enfant" à un homme présenté comme le joueur masculin le plus déterminé et solide mentalement de toute l'histoire grâce à un modèle qu'il utiliserait ensuite pour se réinventer, alors que sa carrière semblait toucher à sa fin.
"Tout le monde voit son talent car il est indéniable, mais Roger est un incroyable compétiteur et un combattant, explique Mouratoglou. Il croit en lui-même plus que n'importe quel autre joueur et n'abandonne pas ; il est toujours capable d'élever son niveau de jeu lors des grands matches."
Et puis n'oublions pas la pression, ou dans le cas de Federer son absence (relative), après n'avoir remporté aucune victoire dans un tournoi majeur pendant près de cinq ans et avoir revu ses attentes à la baisse suite à une blessure grave. David Law, l'un des premiers à avoir côtoyé le Suisse depuis sa toute première participation au Tennis Tour il y a 20 ans, se souvient de son humeur avant son match retour à Melbourne l'année dernière, lorsqu'il a parlé avec Federer et son entraîneur Ivan Ljubicic dans le salon réservé aux joueurs.
"Nous discutions paternité, joueurs et de diverses choses, se souvient le commentateur et présentateur de Tennis Podcast. Je regarde le grand écran et je lui dis 'Mince, tu es censé être sur le terrain depuis environ une demi-heure' ! " Il s'agissait de son premier match après six mois sans jouer. Et là, il regarde l'écran diffusant les images d'Angelique Kerber qui joue avant lui, et il me dit : Je crois qu'il faut que j'y aille, c'est mon tour après !"
Tandis que les autres joueurs préfèrent s'isoler pour se concentrer avec leurs écouteurs vissés sur les oreilles ou pour méditer dans les vestiaires, Federer lui était simplement ravi d'être de retour dans le circuit. "Il planait complètement, il a joué avec une liberté inouïe", confie Law.
Un véritable amour du jeu, l'envie d'offrir à ses enfants des souvenirs éternels et une libération de la pression constante semblent avoir donné à Federer la volonté nécessaire pour faire évoluer sa carrière différemment, malgré son âge avancé. Mais c'est également son caractère associé à son envie de changer sa propre mentalité et son approche qui lui ont permis d'évoluer.
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Roger Federer à Wimbledon.

Crédit: Getty Images

Chapitre 3 - Le cerveau derrière l'artiste

De nombreux entraîneurs de renom se sont succédé aux côtés de Federer tout au long de sa carrière, mais un seul d'entre eux est resté. Pierre Paganini, le gourou fitness responsable de son alimentation, de son entraînement physique et de son emploi du temps, est considéré comme le "cerveau" du Suisse et de sa remarquable longévité. "Paganini avait compris lorsque Roger était adolescent que pour le garder en forme, cela ne servait à rien de lui dire 'tu dois aller à la salle', se souvient Bowers. "Il considérait qu'il était de sa responsabilité que Roger adopte un programme d'entraînement intéressant et varié, afin qu'il soit toujours enthousiaste et motivé car cela stimulerait à la fois son esprit et son corps."
Lorsque des joueurs tels que Nick Kyrgios et Bernard Tomic confient à quel point ils détestent s'entraîner, et que leurs différents échecs reflètent leur état d'esprit général, on est en droit de se demander si le fait d'avoir un "cerveau" derrière chaque joueur n'est pas essentiel à leur réussite. C'est exactement ce que Paganini offre à Federer, l'éternel optimiste, et cette aide est inestimable pour son élève vedette.
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Team Federer: Pierre Paganini, Severin Luthi et Ivan Ljubicic

Crédit: Imago

Comme l'expliquait l'ancien entraîneur de Federer, Paul Annacone, à Eurosport : "Paganini est à la fois un cerveau et un entraîneur avec un certain vécu. Il se connaissent depuis 20 ans maintenant et Roger a une confiance énorme en lui. Pierre crée tellement d'applications pratiques pendant l'entraînement qu'il peut le rendre amusant et intéressant, nouveau et vivant, créatif. C'est parfaitement adapté à la façon dont Roger joue au tennis. Pour Roger, ce qui est unique, c'est de voir à quel point il apprécie l'entraînement après toutes ces années ; les sourires, les rires, les exercices, le travail acharné."
Les joueurs parlent toujours de la routine qui s'installe avec le rythme des tournois. Et comment ne pas citer André Agassi qui est peut-être la star la plus connue du circuit à avoir eu souvent du mal à trouver l'envie de jouer au tennis. À l'inverse, Federer aime toujours jouer et s'entraîner, peut-être même encore plus depuis son retour sur les courts. Lorsqu'il a offert un rare aperçu de ses méthodes lors d'un live sur Twitter en décembre 2016, on ne pouvait que constater à quel point ses sessions étaient uniques et novatrices.
Paganini, ancien décathlonien qui a travaillé avec Federer à son arrivée au centre de tennis junior suisse alors qu'il n'était âgé que de 14 ans, voyage rarement avec son équipe, mais son impact est énorme. Il a été l'un des premiers entraîneurs à exiger une autonomie sur l'alimentation et le planning des tournois d'un joueur, il a immédiatement apporté la structure et la discipline qui ont aidé Federer à rapidement devenir un professionnel de haut niveau. Mais en outre, il est un élément essentiel du retour savamment orchestré du joueur de 36 ans en 2017.
Si l'amour de Federer pour le jeu est intact alors qu'il a déjà presque tout remporté, les méthodes novatrices et l'esprit créatif de Paganini y sont pour beaucoup.

Chapitre 4 - Un retour sans revers

Le revers de Federer a toujours fait partie de ses faiblesses. Dans le cas présent, il ne faut pas confondre les mots "faiblesse" et "faible" car il n'y a rien de faible dans le revers de Federer et, pour beaucoup, il s'agit plus d'un coup de pinceau que d'un coup de fond de court. Mais en 2013, son coup de pinceau ne suffisait plus face à la force des coups portés à deux mains d'Andy Murray, de Novak Djokovic et de Rafael Nadal.
Mais suite à sa victoire dans le dernier set contre Nadal à Melbourne l'an dernier, l'Espagnol a remarqué une différence, un changement. "Roger a réalisé quelque chose d'incroyable et je crois que son revers est super maintenant, a admis Nadal. Je pense que son retour est un énorme progrès."
Les propos de Nadal n'apportaient rien à ce qui avait déjà été dit auparavant mais, venant de lui, ils prenaient une importance considérable. Cela n'était pas dû uniquement au fait qu'il avait lui-même rencontré les mêmes difficultés par le passé, mais plutôt parce qu'ils s'étaient tous deux affrontés 34 fois, et que Nadal avait été victorieux 23 fois contre 11 pour Federer.
Il avait battu Federer pour la première fois en 2004 alors qu'il n'était qu'un jeune prodige de 17 ans. Au fil des ans, il est apparu évident qu'il possédait toutes les qualités de jeu nécessaires pour terrasser son ancien adversaire sur le court. Son coup droit croisé de la main gauche, qu'il a perfectionné sur son île de Majorque dont le fabuleux rebond provoque un lift, est l'une des armes fatales de son jeu. Pour son plus grand rival, cela s'apparente à de la kryptonite car elle s'attaque au tir le plus faible du suisse, ce qui lui fait adopter une mauvaise posture et permet à Nadal d'imposer son jeu. De la même façon, son service peut prendre à contre-pied les droitiers, particulièrement le deuxième, et rebondir au-dessus des épaules.
Corretja se souvient avoir utilisé une technique similaire pour battre Federer en quarts de finale de Roland-Garros en 2001.
J'ai parlé à mon père après le match et il m'a dit : " ce type joue bien, mais il fait beaucoup d'erreurs surtout avec les balles hautes en revers " et je lui ai répondu : " Eh bien, oui, mais c'était le seul angle d'attaque que je pouvais utiliser ".
Federer, qui a toujours cherché des moyens d'améliorer son revers après avoir renoncé à utiliser les deux mains lorsqu'il avait 12 ans, possédait un défaut essentiel dans son jeu. Paradoxalement, sa capacité à frapper proprement la balle d'une main le gênait : la liberté faisait naître des contraintes.
Maintenir la puissance et le contrôle face à un rebond élevé est déjà assez difficile, donc la capacité de Federer à remporter un Grand Chelem avec autant de facilité lorsqu'il jouait à son plus haut niveau en dit long sur son incroyable talent. Mais la puissance et les effets ajoutés à la balle par Nadal ont accentué le problème, et l'Espagnol disposait d'une bonne longueur d'avance sur son grand rival.
Il y a quatre ans, Federer a commencé à corriger son défaut et la première étape semblait très simple...

Chapitre 5 - Apprivoiser Nadal

Changer de raquette, en remplaçant l'ancienne par un modèle disposant d'une tête plus grande afin augmenter l'angle d'attaque et la cohérence avec le lift, semblait simple. Mais jeter l'outil qui vous a permis d'engranger 17 titres du Grand Chelem n'est pas chose aisée.
Les meilleurs joueurs passent des milliers d'heures à s'entraîner avec leurs raquettes et sont tellement attentifs au manche, au cadre, à la sensation, aux cordes et à la tension, qu'ils remarquent le moindre petit changement.
"J'ai essayé de pousser Pete Sampras à prendre une raquette plus grande, mais je n'y suis jamais arrivé car il était tellement à l'aise avec celle qu'il utilisait, ajoute Annacone. Roger était très ouvert sur le sujet et l'envisageait parfaitement, tout en étant conscient des avantages et des inconvénients qui en découlaient. Il était très heureux de le faire, et il ne nous restait plus qu'à déterminer le bon moment."
Lorsqu'il a essayé une raquette avec une tête plus grande à l'été 2013, il a subi plusieurs blessures au dos, mais Annacone a malgré tout estimé que ce changement le rendrait plus fort et non pas plus vulnérable. "Même s'il l'a essayé, il n'a pas pu continuer avec la nouvelle raquette à cause des blessures, explique Annacone. Même après cette période d'essai, il savait qu'il réessaierait, il lui suffisait juste de trouver le bon moment. Au final, en 2017, nous avons vu à quel point il était à l'aise avec ça."
Ce n'est qu'en 2014 que Federer a changé de raquette de façon permanente et son nouvel entraîneur, Stefan Edberg, l'un des meilleurs serveurs-volleyeurs de l'histoire, l'a aidé à gérer son agressivité. Le joueur a commencé à utiliser son revers comme une force d'attaque, un coup pour gagner des points, et plus seulement pour les prolonger. Il se faisait confiance pour monter davantage au filet, grâce aux volées et à l'attaque SABR, afin d'imposer son jeu.
C'était une évolution, et non pas une révolution essentielle à sa réussite future. Djokovic et Murray, tous deux de six ans ses cadets, dominaient les tournois, devant Nadal, et repoussaient sans cesse les limites de l'endurance et de l'athlétisme, en remportant des matchs en fond de court grâce à une précision métronomique et un tennis extrêmement offensif.
Federer, quant à lui, se suffisait à lui-même en réduisant la durée des échanges pour accroître son succès. Ce processus a commencé avec Edberg, bien entendu, mais à la fin 2015, le duo a cessé de travailler ensemble et le Suisse a remplacé l'idole de son enfance par son ami Ljubicic. Le choix semblait étrange : comment un homme qui n'avait gagné qu'un seul titre Masters 1000 pourrait-il aider le plus grand joueur masculin, qui avait multiplié les succès par le passé sans l'aide d'aucun entraîneur ?
En un mot, il pourrait affiner et renforcer : aiguiser les coups et persuader Federer que ces changements allaient fonctionner. Il n'y avait guère que trois éléments susceptibles de justifier le choix du Croate : il avait battu trois fois Federer au début de sa carrière et connaissait ses faiblesses ainsi que celles de ses adversaires. Il disposait d'un puissant revers à une main capable de marquer des points et il était (et reste encore à ce jour) un fin stratège.
Bien que nous ne sachions jamais jusqu'où s'étend l'influence de Ljubicic (il ne donne aucune interview et Federer reste très discret sur leur relation), le revers du Bâlois s'est beaucoup amélioré, et ce dernier a également concédé que le but de Ljubicic était d'améliorer les petits détails de son jeu, "pour atteindre la perfection".
Bowers confirme : "Je pense que Federer recherche chez un entraîneur une bonne discussion les veilles de matchs. Il n'apprend rien de nouveau à Roger, il lui fait simplement une piqûre de rappel ; c'est à ce niveau-là que la relation fonctionne."
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Nadal-Federer, deux géants, une rivalité éternelle

Crédit: Eurosport

Même lors de la finale de l'Open d'Australie contre Nadal alors qu'il était mené 3-1 dans le dernier set, Federer a utilisé son revers à presque toutes les occasions et semblait parfois collé à la ligne de fond de court pour réduire les angles d'attaque ainsi que le temps de réaction de l'Espagnol et en profiter pour l'attaquer. Il n'a pas dévié de sa stratégie une seconde.
De toute évidence, il était resté actif durant sa mise au repos forcée. Alors que certains pensaient qu'il ne reviendrait jamais au même niveau, et que les rumeurs de retraite reprenaient de plus belle, Federer peaufinait son retour sur les courts avant de mettre en place une stratégie encore plus impitoyable et un "super revers", selon Nadal. "J'ai observé son jeu pendant l'Open d'Australie... il utilisait davantage son revers, il jouait en fond de court, glisse McDonald. J'avais presque oublié qu'il travaillait déjà probablement sur ces détails à Dubaï !"
Depuis ce set final à Melbourne, Federer n'a pas perdu une seule fois contre Nadal en quatre matches. En travaillant sur ses faiblesses pour contrer son grand rival, Federer a réussi le pari de s'offrir un retour sans revers.
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Le revers de Federer, toute une histoire

Crédit: Eurosport

Chapitre 6 - Le vrai secret de sa longévité

Quel est son secret pour atteindre une telle réussite dans le tennis de haut niveau ? L'un des secrets les plus méconnus est pourtant très simple : la forme. Très souvent, la disponibilité s'avère essentielle lorsqu'il s'agit de séparer les meilleurs joueurs du monde, et Federer est passé maître dans la gestion de son corps et de son emploi du temps.
À l'exception de sa fameuse longue pause de six mois et de son étrange blessure au dos, Federer est resté en parfaite santé tout au long de sa carrière. Coup de chance ? Peut-être. Mais sachant qu'il joue en haut niveau depuis 1998, la chance ne doit pas être la seule responsable. Selon les connaisseurs, il possède un jeu conçu pour durer, et c'est là le secret de son infini talent.
"Je pense qu'il doit sa longévité à son programme de remise en forme et au fait qu'il pratique une forme de tennis qui n'épuise pas trop son corps" estime Bowers. Je pense qu'un élément du revers à une main diminue la pression exercée sur le corps et, en particulier, sur le coup droit avec prise exagérée. Ce style de jeu ne fatigue pas le corps contrairement à celui de Nadal, Djokovic et Murray. Avec les raquettes modernes, les autres joueurs frappent souvent la balle en s'appuyant sur le pied arrière, ce qui crée une légère torsion dans le bas du dos, et cela ne me surprend pas que bon nombre d'entre eux souffrent de problèmes de dos et de hanches."
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Roger Federer à la Hopman Cup

Crédit: Getty Images

Le style de jeu de Federer est non seulement esthétique, mais il semble aussi lui avoir permis de rester en forme pendant toutes ces années. En d'autres termes, il possède un jeu conçu pour durer.
"Par le passé, les joueurs se disaient : 'si je m'arrête quelques mois, je ne reviendrai jamais à mon niveau', alors ils refusaient de s'arrêter et se blessaient, note Mouratoglou. Roger ne se voilait pas la face : 'Oui, je veux jouer encore quelques années, je n'ai plus l'âge et mon corps ne peut plus se permettre ce qu'il se permettait à 20 ou 25 ans, alors soyons intelligents et jouons moins, préparons-nous pour les principaux événements, le Grand Chelem.' En organisant soigneusement son emploi du temps, je crois qu'il a démontré qu'il pourrait être absent des courts pendant six mois, même s'il est loin d'être un joueur lambda, et revenir en enchaînant les victoires."
L'an dernier, quand Federer est revenu sur son étonnante capacité à gérer son corps, en disant qu'il était reconnaissant d'être resté en bonne santé tout au long de sa carrière, on n'a pu que constater la différence frappante avec ses adversaires ayant eux subi de nombreuses blessures. En réalité, après la finale des Masters en 2017, Federer avait remarqué que "lorsqu'il avait 30 ans, de nombreux joueurs prenaient leur retraite à l'époque, alors vous devez gérer votre emploi du temps différemment, mais certains font la fête pendant 15 ans... jusqu'à ce qu'ils s'écroulent."
À 36 ans, il a déjà largement survécu à des légendes comme Pete Sampras, retraité à 32 ans, Bjorn Borg (26 ans) ou Boris Becker (31 ans), car il a trouvé un moyen d'évoluer malgré les exigences folles du calendrier de l'ATP Tour. Sa décision de renoncer à Roland-Garros, qui se déroulait sur terre battue et qui compte parmi les tournois les plus fatigants, pour se concentrer sur Wimbledon, était un autre coup de maître.
Il traça tranquillement sa route jusqu'au titre sans perdre un set sur le gazon anglais, la surface rapide s'accordant à merveille avec son style de jeu. Avec Nadal, vainqueur des deux autres tournois du Grand Chelem en 2017, qui faisait également son grand retour après une longue période de repos, et les sœurs Williams qui se sont disputées la finale féminine à Melbourne, après avoir joué relativement peu cette année, une autre tendance a commencé à émerger, avec Federer à l'avant-garde.
Cette renaissance particulière de Federer, version 2017, pourrait inspirer d'autres joueurs à ne jouer que sur certaines surfaces, notamment dans les dernières années de leur carrière. Comme Becker l'a expliqué à Eurosport : "Tout tourne autour de son emploi du temps, et c'est là qu'il a été plus intelligent que tout le monde. Il sait exactement quels tournois sont importants pour lui, les pauses dont il a besoin entre deux. Je pense que sa femme, Mirka, joue un rôle essentiel dans l'équilibre et la gestion de la famille pour qu'il n'ait plus qu'à se concentrer sur son jeu. Je pense que cela explique pourquoi il a toujours autant de succès après toutes ces années."
Comme vu précédemment, Pierre Paganini exerce une grande influence sur Federer, mais il doit également sa remarquable longévité à son refus de se voiler la face contrairement à de nombreux autres sportifs connus et la façon dont ils traitent leurs corps.

Chapitre 7 - Le plus grand, sans discussion ?

Roger Federer, le plus grand de tous ? Même en tenant compte du contraste des époques, des années de vache maigres de Rod Laver après son interdiction de participer aux tournois du Grand Chelem pendant des années, et des records en face à face, l'incroyable année 2017 du Suisse a peut-être mis un terme au débat. C'est en tout cas l'opinion de quelqu'un comme Patrick Mouratoglou. "Il est difficile pour moi de ne pas dire que Roger est le meilleur joueur de tous les temps parce qu'il joue mieux que n'importe quel autre joueur de tennis et qu'il continue de gagner encore aujourd'hui", explique le technicien français.
"Pourtant, nuance-t-il, tout n'est pas toujours aussi simple, plusieurs petits détails doivent être examinés pour être sûr de prendre la bonne décision. Avec le remarquable retour de Federer, ces petits détails pourraient inquiéter ses principaux adversaires. Mais cela n'a peut-être rien à voir car les statistiques parlent d'elles-mêmes, ses 19 titres en Grand Chelem, trois de plus que Nadal, le démontrent bien, surtout lorsqu'on évolue dans la sphère des quatre plus grands joueurs du monde".
Mais la saison dernière, Federer n'a eu à affronter que l'un d'entre eux, Nadal, dans un tournoi de Grand Chelem. Murray s'est retrouvé immobilisé à cause d'une blessure à la hanche, sans doute le résultat de ses efforts incroyables pour atteindre la première place du classement ATP à la fin de l'année 2016. Djokovic a également chuté après avoir remporté le tournoi de Roland-Garros plus tôt cette année-là, tandis que les distractions en dehors des courts et les multiples changements d'entraîneurs ne lui ont pas facilité la tâche. Nadal, quant à lui, a également dû faire face à de nombreuses blessures.
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Wimbledon 2015 : Djokovic prend à nouveau le dessus sur Federer

Crédit: Imago

Ces trois joueurs avaient du temps à disposition. Et pourtant Federer, comme nous l'avons vu précédemment, semble avoir trouvé la faille de son plus proche rival, l'Espagnol, tandis que Murray, qui a commencé à remporter des Grands Chelems trop tard pour s'attaquer au record, pourrait avoir du mal à retrouver son niveau en raison de problèmes récurrents à la hanche.
Il ne reste donc plus que Djokovic, qui a dominé le circuit pendant plus de deux ans jusqu'à sa victoire à Roland Garros en 2016. Depuis la finale du Masters en 2013, il a dominé Federer (10 victoires contre 6 et 4-0 en Grand Chelem). "Au cours des trois années pendant lesquelles j'ai travaillé avec Novak, il était au sommet de son art et il était capable de battre Roger et Rafael à un niveau assez constant, confie Becker. Je suis sûr que quand Novak reviendra il affrontera un Roger Federer plus fort, il doit donc adapter sa stratégie et son jeu."
Djokovic est aujourd'hui un gros point d'interrogation à l'heure de se lancer dans un défi semblable à celui de Federer voilà un an. Dans cette optique, l'Open d'Australie s'annonce passionnant. Si son corps et sa tête vont bien, le Serbe peut incarner une vraie menace. Il a gagné six fois à Melbourne contre cinq fois pour Federer. Un autre succès lui laisserait une ouverture, aussi étroite soit-elle, pour qu'il rattrape son rival en matière de victoires en Grand Chelem.
Pourtant, si Federer bat Djokovic et remporte son 20e titre en Grand Chelem, le débat sera enfin clos. Dans ce cas, le dernier chapitre de sa carrière, pendant lequel il a modifié son jeu après 2013, sera probablement sa plus belle réussite. Comme le dit Becker : Federer a tout le temps su s'adapter à ses adversaires. C'est pourquoi il domine le circuit depuis si longtemps. Roger réinvente le succès, encore et toujours.
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Murray, Nadal, Federer, Djokovic

Crédit: Eurosport

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