Gustavo Kuerten : "Roland-Garros, c'est le meilleur endroit du monde, c'est ma maison"
Mis à jour 07/06/2020 à 13:16 GMT+2
ROLAND-GARROS – Triple vainqueur du tournoi, Gustavo Kuerten a été un des rois du Grand Chelem parisien. Il a aussi été une des idoles du public de la porte d'Auteuil, qui lui a conservé une réelle affection bien après sa carrière de joueur. Pour Eurosport, Guga est revenu cette semaine sur son épopée à Roland-Garros.
Paris, dimanche 25 mai 1997. Alex Corretja s'offre une dernière session d'entraînement à la veille du coup d'envoi de Roland-Garros. L'Espagnol n'est pas loin d'en être le principal favori. En dehors du Top 20 au début du printemps terrien, il débarque à Paris nanti du statut de tête de série numéro 8. Personne n'a gagné plus de matches que lui lors de la préparation pour Roland. "J'étais en feu, a-t-il rappelé cette semaine sur Eurosport dans le vodcast Tennis Legends, animé par Mats Wilander. J'avais gagné à Estoril, fait finale à Monte-Carlo, finale à Munich, puis j'avais gagné à nouveau à Rome." A 23 ans, il tient la forme de sa vie.
Ce dimanche, son staff lui a programmé un entraînement avec un tout jeune joueur. Il s'appelle Gustavo Kuerten. Ce Brésilien de 20 ans a fait un peu de bruit à la sortie de l'hiver en battant Andre Agassi à Memphis et Wayne Ferreira, alors 10e mondial, à Indian Wells. Mais en dehors de quelques acharnés, personne n'y prête une grande attention. Il gravite entre la 60 et la 70e place à l'ATP et n'a pas accompli de miracles sur terre battue les semaines avant Roland. Il débarque du Brésil, où il vient de remporter un Challenger, à Curitiba, il y a huit jours. Mais il n'y a battu que des joueurs de seconde zone.
"Il m'a tué pendant cet entraînement"
Une heure plus tard, le Catalan n'a rien compris. Ils ont joué un set et ce jeune Kuerten vient de le laminer. "Il m'a tué pendant cet entraînement, avoue aujourd'hui le consultant d'Eurosport. Genre, facile, 6-2." Mi-agacé, mi-bluffé, Corretja lance au Brésilien : "toi, tu vas gagner le tournoi". "C'est vrai, se marre Guga vingt-trois ans plus tard. Il m'a dit 'si tu joues comme ça, tu vas gagner Roland-Garros'. Il a été le premier à voir si loin pour moi !"
Cette petite anecdote sur le pouvoir divinatoire d'Alex Corretja possède une saveur certaine. Mais pour lui, après cette heure d'entraînement intense, il y avait là comme une forme d'évidence : "Encore une fois, je jouais vraiment du très, très bon tennis. J'arrive à Paris après avoir balayé Marcelo Rios en finale à Rome. Et là, contre Guga, je n'ai aucune chance. Aucune. Il me détruit avec son coup droit, son revers, son service. Il était tellement relâché, il s'amusait, il s'éclatait. Et je me suis vraiment dit mais, il peut gagner ce tournoi'. Et il l'a fait. Guga, tu me dois une partie de ton prize money ou quelque chose !"
Guga ne s'était jamais rien interdit, mais sans rien s'imposer
Voilà la genèse la grande histoire de Gustavo Kuerten. Alex Corretja disparaîtra dès les huitièmes de finale, sorti par le Belge Filip Dewulf. Kuerten, lui, ira au bout, pour signer une des plus incroyables sensations jamais vues en Grand Chelem. Vainqueur, notamment, de Thomas Muster, Andrei Medvedev, Yevgeni Kafelnikov et Sergi Bruguera en finale, il a, conformément à la prophétie barcelonaise, tout dévasté sur son passage. Ce conte de fées marque alors le début d'une vraie, grande histoire d'amour entre l'enfant de Florianopolis et Roland-Garros, dont il va devenir le grand chouchou de son époque. Plus de deux décennies ont passé, mais sa cote dans la capitale française demeure à des niveaux rarement atteints.
Ce sacre inattendu, c'est la matérialisation d'un rêve, plus que d'une ambition. Le jeune Guga ne s'était jamais rien interdit, mais sans rien s'imposer. "J'aimais le tennis, tout simplement, confie-t-il. Larri (Passos, son entraîneur de toujours, son mentor, ndlr) m'a fait aimer le tennis. Et une fois que tu as ça en toi, tout le reste devient naturel. Même ce qui peut sembler rébarbatif. Courir pendant huit heures, revenir le lendemain, les week-ends... Je jouais sur le court comme je vivais. J'avais le sourire. Avec de la joie, voir les choses du bon côté."
Sur ce plan, il assure ne pas avoir changé : "Je suis pareil aujourd'hui. Le matin, j'ai envie de jouer avec les gosses, de plaisanter avec ma femme. Les responsabilités, dans ma carrière ou dans ma vie, je n'ai jamais voulu qu'elles m'écrasent. Je ne me suis jamais mis de pression. Si quelqu'un m'avait poussé, forcé, si j'avais eu l'impression de souffrir sur le court, ça n'aurait pas marché."
Que je gagne, que je perde, quelle importance ? Ça ne ramènera pas mon père
A Roland-Garros, en 1997, c'est donc une joviale tornade qui a déferlé sur la porte d'Auteuil. Son sourire communicatif, son jeu, sa personnalité, son revers (ah, ce revers à une main à la gestuelle d'une telle amplitude...), tout a contribué au coup de cœur réciproque entre le public parisien et son nouveau héros. Kuerten avait 15 ans quand il a découvert Roland-Garros. "Je suis venu en Europe avec Larri et il m'a emmené à Roland-Garros, explique-t-il. J'avais trouvé ça génial, énorme. Ça a eu un gros impact sur moi à l'époque. Ça marque quand tu vois un tel endroit à 15 ans. Mais quand je suis rentré, je ne me suis pas mis de pression pour autant, j'ai toujours voulu garder le plaisir simple de jouer au tennis."
Tout ça n'a pourtant pas toujours relevé de l'évidence. Longtemps, Guga a eu du mal à associer les mots tennis et bonheur. C'est son père, Aldo, ancien joueur amateur de bon niveau, qui lui a mis une raquette en main à l'âge de six ans. Deux ans plus tard, il décède brutalement d'une crise cardiaque alors qu'il arbitrait un match juniors à Curitiba. Ce drame intime (doublé d'un autre, car son jeune frère, Guilherme, décédé en 2007, était lourdement handicapé depuis la naissance), qu'il ne peut pas ne pas relier au tennis, Gustavo Kuerten mettra des années à s'en affranchir, avec l'aide de Larri Passos.
Passos est un ami de la famille Kuerten. Il connaissait bien Aldo. Guga a 14 ans quand Larri, convaincu du potentiel du gamin, le prend sous son aile. Mais au début de leur collaboration, quelque chose cloche. On est loin de la joie de vivre et du sourire du Kuerten grand public que tout le monde découvrira. Il raconte : "J'avais 14 ans, et j'avais perdu un match contre un gamin de mon âge. J'étais très déçu, sombre. 'Que se passe-t-il, Guga?' m'a demandé Larri. Je n'avais pas le courage de lui parler, de me livrer. Puis j'ai fini par lui dire, 'que je gagne, que je perde, quelle importance ? Ça ne ramènera pas mon père.'" L'abcès de ce mal-être crevé, ils vont trouver ensemble "ce chemin", comme dit Kuerten. Celui de la joie de jouer, simple mais si efficace. Celui qui l'amènera à soulever la Coupe des Mousquetaires en 1997.
Corretja : "L'impression d'être à Rio"
Si l'histoire s'était arrêtée là, elle serait, avec ses atours de conte de fées, passée à la postérité. Mais de la surprise venue de nulle part en 1997, le Brésilien va se muer ensuite en vrai patron du tournoi. En 2000 et 2001, il signe deux nouvelles victoires, dans la peau du favori cette fois, pour intégrer le clan des triples vainqueurs, comme Wilander, Lendl ou Lacoste. L'histoire est toujours belle, mais ce n'est plus la même. "Quand j'ai gagné la première fois, reprend-il, j'étais le plus heureux du monde, mais je ne comprenais pas vraiment ce que c'était de gagner un tournoi du Grand Chelem. La 2e fois, j'ai compris que ça demandait beaucoup d'efforts. Cette victoire-là m'a fait comprendre que j'étais prêt à devenir N°1 mondial. Ça m'a convaincu et c'est arrivé. Ça m'a apporté des certitudes sur moi-même, que je n'avais pas en 1997."
En ajoutant un lendemain à l'exploit de ses 20 ans, il s'est crédibilisé. Il s'est senti à sa place. A la fin de cette saison 2000, vainqueur du Masters, Kuerten deviendra effectivement numéro un mondial. Et c'est avec ce statut qu'il décroche sa 3e couronne parisienne au printemps 2001. L'apogée de sa carrière et de sa popularité. L'année des "cœurs". Ceux tracés sur les courts, à l'encre ocre, avec sa raquette en guise de crayon. C'est l'année du huitième de finale miraculeux remporté contre Michael Russell. L'année, aussi, de sa victoire en finale contre un certain Alex Corretja. L'homme avec qui, d'une certaine manière, tout avait donc commencé.
Un match en deux temps. Acharné, puis à sens unique. L'Espagnol arrache le 1er set au jeu décisif, en près d'une heure et quart. A 5-5 dans la 2e manche, il bénéficie d'une balle de break. Là, il décoche un revers long de ligne imparable mais la balle s'échappe d'un rien dans le couloir. Ce point-là aurait, peut-être, pu tout changer. "Une carrière, ça tient parfois à quelques centimètres", regrette dans Tennis Legends celui qui, malgré deux finales à Paris (il s'était incliné en 1998 contre Carlos Moya) n'a jamais remporté de titre majeur. Dans le jeu suivant, Kuerten réussit un break synonyme de set, avant de dérouler dans les deux dernières manches, 6-2, 6-0.
Pour un peu, à l'heure où l'on parle de huis clos pour l'édition 2020, Alex Corretja aurait aimé jouer cette finale 2001 sans public. La foule était entièrement acquise à la cause de son adversaire. Un match rythmé au son des "Guga ! Guga!". "Si on avait joué à huis clos, j'aurais gagné cette finale, lance-t-il aujourd'hui à son bourreau. Ils étaient tous pour toi. J'avais l'impression d'être à Rio. Tout ça parce que tu avais dessiné un cœur sur le court..." Alex se marre. Guga aussi.
La magie ne s'est jamais éteinte
De ce 3e titre, Kuerten conserve un paradoxal sentiment de plénitude et d'amertume. Il est alors au sommet de son expression. Trois Roland-Garros à 24 ans, numéro un mondial, une victoire au Masters. Des horizons s'ouvrent, toujours plus grands. A Paris, notamment, où il commence tout doucement à lorgner le record de Borg. Il est à mi-chemin. "Quand je reviens dans le vestiaire après la finale, souffle-t-il, je pense déjà au prochain Roland-Garros. Chacune de mes victoires ici m'avait ouvert de nouvelles perspectives, permis d'aller voir plus haut et dans mon esprit, c'était pareil pour celle-là. Mais trois mois plus tard, je pouvais à peine jouer au tennis."
C'est à l'été 2001 que sa hanche, qui pourrira la fin de sa carrière, se met à couiner. Guga, malgré un retour de flamme en 2004, où il va atteindre les quarts de finale après avoir battu un certain Roger Federer (la dernière fois avant Wimbledon 2013 où le Suisse perdra avant les quarts de finale en Grand Chelem), il ne sera plus jamais lui-même.
D'où cet arrière-goût en repensant à 2001, non pour la victoire elle-même, peut-être la plus satisfaisante et riche en émotions de son triptyque, mais parce qu'elle a marqué la fin du chemin. "Je ne savais pas que ce serait le dernier. Je pensais avoir encore beaucoup d'occasions de gagner. Donc je n'en ai rien retiré d'autre que la satisfaction de la victoire elle-même. Mais avec le recul, tu apprécies plus."
Aujourd'hui, Gustavo Kuerten a franchi la quarantaine. Le coup de tonnerre de ses 20 ans appartient à un autre siècle. Mais son aura est intacte. Son amour pour Roland-Garros aussi. "Roland-Garros, le Chatrier... C'est le meilleur endroit du monde pour moi, c'est ma maison, conclut le Brésilien. Roland-Garros est devenu une religion, une part de ma vie. Ça dépasse tout. La première fois que j'ai vu Roland, c'était un nouveau monde qui s'ouvrait devant mes yeux. La magie ne s'est jamais éteinte."
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