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Big data : les nouveaux devins du football ?

Thibaud Leplat

Publié 28/02/2018 à 12:08 GMT+1

Il y aurait donc des lois du football. C’est ce que l’observation par les machines de notre principale passion semble promettre. Le Big data vient de réaliser ce que Mourinho avait été jusque là le seul à vendre avec succès : la formule secrète de la gagne à tous les coups.

L'entraînement de Manchester City

Crédit: Getty Images

Les siècles passent et avec eux se succèdent les mêmes émerveillements devant les miracles de la technique. Il y a quelques jours eut lieu un colloque "Think football" organisé par l’agence "News tank football" se proposant de présenter les dernières avancées technologiques en matière de données et -nerf de la guerre- les possibilités d’en exploiter économiquement les retombées. Parmi les "keynotes" proposés -dans le futur on ne dit plus "table-ronde" mais "keynote" il va falloir s’y faire-, certains ont attiré l’attention rien que par leurs exotiques intitulés : "Les applications mobiles dans les stades : contraintes/connectivité, opportunités et enjeux pour les clubs", ou "Le réenchantement du parcours supporters dans les stades" ou enfin, une gourmandise pour l’idéaliste : "De l’exploitation des data à l’intelligence artificielle : quels impacts sur le football ?". Alors pour nous rassurer et donner une autorité morale aux entreprises si impatientes de proposer leurs services à des présidents assoiffés de certitudes, le futur nous présenta sur une estrade de l’université Paris-Dauphine ceux par qui il avait choisi de s’incarner : Raymond Domenech et Gérard Houllier. En fait, douloureuse désillusion, le futur ce n’était rien d’autre que du passé recyclé.
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Raymond Domenech

Crédit: Getty Images

L’intelligence de l’intelligence artificielle

Ce qui attire tout de suite l’attention dans cette fable futuriste, c’est l’étonnante unanimité au sujet de l’introduction du "Big data" dans le football. De fait, les entreprises proposant leurs services se multipliant, les colloques -dans le passé on disait "foires" mais on était mal élevé- réunissant les commerçants et leurs clients potentiels ne portent déjà plus sur la légitimité d’un tel recours ou la nature de l’intelligence propre à l’intelligence artificielle. Non, ces thèmes -sans doute trop ringards pour de tels esprits- semblent définitivement écartés de toute réflexion non mercantile. La seule préoccupation légitime -la présence de Fatma Samoura secrétaire générale de la FIFA et de Laura Flessel, ministre des Sports, achevant de donner un caractère officiel à ce défilé-, la seule préoccupation officielle, donc, concerne la nature des débouchés commerciaux qui seront accordés à cette invraisemblable surproduction de données, sans préalablement se poser une question pourtant centrale : le football a-t-il besoin du Big data ? Ou n’est-ce pas plutôt le contraire : le Big data qui a besoin du football ?

L’obsession de la mesure

En effet, quel inavouable penchant une telle profusion d’informations dissimule-t-elle ? Cette critique est brillamment formulée par la philosophe Isabelle Queval dans S’accomplir et se dépasser et aurait pu faire, à elle seule, l’objet d’une table-ronde -pardon d’un "keynote connecté"- sur le sens à donner à cette nouvelle passion. "L’obsession de la mesure", écrit-elle, est le symptôme de l’inquiétude propre à l’idée de progrès. Car le fantasme du Big data c’est celui du bon vieux scientisme : transformer le vivant en pourcentages, algorithmes et classements comparatifs, puis, à partir de cette cruelle hiérarchie, inventer une norme de toute pièce, absolument déconnectée de la réalité vivante : la moyenne de passes réussies par match, le taux de but attendus, les indices de performance.
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L'entraînement du Real Madrid, le 13 février 2018

Crédit: Getty Images

Il ne suffira dès lors plus, pour l’expert autoproclamé, armé de ces normes imaginaires, de repérer les déviants avant, clou du spectacle, de parvenir à les éliminer définitivement. Voilà pourquoi, d’abord, la pensée statistique est une pensée autoritaire. Voilà pourquoi quand Raymond Domenech, dans ledit keynote fait semblant d’être prudent en invoquant "le rôle de l’entraîneur" pour "interpréter" les données, il avoue involontairement la véritable nature du conflit qui se joue ici. Les statistiques dans le football ne sont pas seulement un outil pseudo-scientifique d’observation mais également -et surtout- un outil de pouvoir à l’attention des vendeurs d’objectivité : agents avides, consultants pressés, bookmakers patentés. Charge ensuite est conférée à l’entraîneur de rendre compte comme il peut, devant son employeur gonflé d’une objectivité nouvelle, de ses désaccords avec la machine.

Le mythe de football scientifique

On nous répondra fort justement que les outils d’observation se perfectionnant, il ne s’agit pas de mettre en question le travail de l’entraîneur mais plutôt de mettre à sa disposition et à celle du "supporter" -oui dans le futur il n’y aura plus de citoyens ni de spectateurs, nous serons tous des "supporters"- des informations lui permettant de se faire une opinion sur les performances de son équipe préférée. Plus les données établies par l’observation et l’expérience se multiplieront, plus les clients de ces services disposeront d’une information "objective" de ce qu’il se passe sur le rectangle vert, charge à eux, ensuite d’en faire un usage approprié de "décider en toute connaissance", c’est même le slogan des vendeurs de bagatelles.
Or c’est ici précisément que la morale du scientisme se confond avec celle du sport professionnel : aller de l’avant continuellement, se surpasser en prenant appui sur un corpus d’observation toujours plus grand, mettre en image l’idée de progrès. L’utopie du "football scientifique" -c’est-à-dire du football qui gagne à tous les coups- qu’aucun entraîneur (Mourinho compris) n’était parvenu à réaliser depuis un siècle et demi, était enfin à portée de la main. C’est le Big Data qui allait nous l’apporter.
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Jose Mourinho, Manager of Manchester United looks on during the UEFA Champions League Round of 16 First Leg match between Sevilla FC and Manchester United at Estadio Ramon Sanchez Pizjuan on February 21, 2018 in Seville, Spain.

Crédit: Getty Images

Or, tirer des lois universelles à partir d’une simple succession de cas particuliers -c’est le propos de cette discipline- ne relève pas de la science mais plutôt de la divination. Et cette idée change tout. Car en vertu de ce pouvoir octroyé à celui qui, moyennant finance, s’en fait le détenteur, les statistiques opèrent le miracle qu’aucun entraîneur, qu’aucun magicien n’était parvenu à réaliser avant elles: éradiquer l’imprévu.

L’histoire de la dinde inductiviste

Pour comprendre ce qui finira par nous arriver à force de regarder nos algorithmes briller, c’est à notre tour de parler en énigmes. La nôtre prendra la forme d’une fable de Bertrand Russell. Elle raconte notre naïveté volaillère et l’angoisse existentielle que les prodiges des calculs statistiques promettent d’éradiquer à la petite "dinde inductiviste" friande de chiffres et de Big data : "Dès le matin de son arrivée dans la ferme pour dindes, une dinde s’aperçut qu’on la nourrissait à 9 heures du matin. Toutefois, en bonne inductiviste, elle ne s’empressa pas d’en conclure quoi que ce soit. Elle attendit d’avoir observé de nombreuses fois qu’elle était nourrie à 9 heures du matin, et elle recueillit ces observations dans des circonstances fort différentes, les mercredis et jeudis, les jours chauds et les jours froids, les jours de pluie et les jours sans pluie. Chaque jour, elle ajoutait un autre énoncé d’observation à sa liste. Sa conscience [de] conclure : 'Je suis toujours nourrie à 9 heures du matin'. Hélas, cette conclusion se révéla fausse d’une manière indubitable quand, une veille de Noël, au lieu de la nourrir, on lui trancha le cou".
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