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Didier Deschamps, le romantique derrière le pragmatique

Thibaud Leplat

Mis à jour 08/06/2016 à 07:51 GMT+2

EURO 2016 - C’est l’histoire d’un éternel paradoxe. Cette équipe de France faite d’imprévus successifs, de désorganisation et, il faut bien le dire, d’une certaine improvisation, semble étrangement renouer - sans le vouloir - avec une tradition du jeu qu’on pensait enterrée. Et si Deschamps était devenu un romantique… par pragmatisme ?

Didier Deschamps

Crédit: Panoramic

Dans une grande salle du Musée National du Sport de Nice ont été assemblés les pièces d’un puzzle imaginaire. On trouve sur les murs, regroupés par édition, les faits marquants de tous les championnats d’Europe disputés jusqu’à nos jours. En s’approchant d’un présentoir à l’intérieur duquel on avait exposé un objet rebondissant en polyuréthane (aux couleurs du drapeau français), présenté comme le "ballon officiel de l’Euro 2016".
À sa surface, on distingue une inscription : "Beau jeu". La légende placée au pied de cette vitrine nous renseigne sur la signification de cet étrange hiéroglyphe : "Depuis quelques décennies, le ballon officiel du tournoi final porte un nom qui évoque une singularité historique ou culturelle du pays organisateur de l’Euro. ‘Beau jeu’ renvoie à la tradition d’un football offensif et spectaculaire largement partagée par les amoureux de football en France."

À contre-courant

Ici, on le sent bien, une blessure se ravive. Car, où que l’on regarde dans le football français moderne, c’est le contraire que l’on voit. Toujours ce même petit homme pour lever tous nos trophées : Marseille 1993, les Bleus de 1998, les Bleus de 2000. À première vue, le football de Deschamps a peu à voir avec la tradition que ce ballon semble pourtant convoquer.
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Thierry Henry et Didier Deschamps, lors du sacre au Mondial 1998

Crédit: AFP

Quand nos anciens, à force de panache offensif et de défenses friables, avaient offert au goût français pour le football toute sa vérité, lui, n’avait eu qu’une seule élégance : décider, à quatorze ans, de quitter Bayonne pour entrer au centre de formation du FC Nantes dirigé alors par Raynald Denoueix, prêtre du jeu collectif et offensif. "Je me souviendrai toujours de la première fois que je l’ai vu. C’était en Coupe Nationale des minimes. Il faisait un temps épouvantable : pluie, vent. Et au milieu de ces éléments déchainés, alors que tous ses coéquipiers n’avaient qu’une idée en tête, en finir au plus vite, lui il continuait".
Avant d’être un milieu de terrain récupérateur, Deschamps était un caractère contredisant frontalement le dilettantisme en phase de récupération de ses contemporains, Christian Perez, Corentin Martins ou Reynald Pedros. Or, c’est précisément ce moral à contre-courant qui lui avait ouvert la route de tous les palmarès de son époque. Sa carrière à l’OM de Tapie, à la Juve de Lippi ou dans la France de Jacquet est entièrement fondée sur ce paradoxe : être l’homme de la loyauté, du conservatisme, de la rigueur au pays des alexandrins, des philosophes et des esthètes. Deschamps était italien, c’est vrai. Mais pas comme Raphaël ou Leonard de Vinci. Non, plutôt comme Machiavel et Genaro Gattuso.

Le moderne et les anciens

Notre sélectionneur incarne en effet le grand renversement en quoi avait ensuite consisté la formation de notre goût pour le football dans les années 90. Il était fini le temps où on admirait encore Jean-Marc Guillou, Serge Chiesa ou Michel Platini. Désormais, seuls les tableaux d’affichage de Bernard Casoni, Franck Sauzée et Eric Di Meco trouvaient grâce à nos yeux. Ces hommes, à force de trophées mais aussi d’aphorismes redoutables - "seule la victoire est belle", "le football de très haut niveau, ça se joue sur des détails" - étaient parvenus à nous faire changer d’avis sur les milieux de terrain "de devoir".
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FOOTBALL 1993 Marseille - Deschamps et Sauzée

Crédit: AFP

Rappelez-vous d’eux, ceux qui ne touchaient le ballon qu’au coup d’envoi mais étaient prêts à tous les sacrifices du monde pourvu qu’on leur laissât le droit de jouer avec nous. Il faut le dire ici. Notre tradition du beau jeu s’était toujours moqué de ces "porteurs d’eau" - Cantona a eu raison de s’en prendre à Deschamps, mais il a vingt ans de retard. Avec DD, le béton avait pris sa revanche définitive sur les romantiques. 1998 était venu laver 1982. Penser offensif, désormais, c’était le conservatisme. Jouer la contre-attaque, telle était la formule secrète de cette nouvelle modernité.

(Dé)formation du goût

Quand, aujourd’hui, on souligne plus aisément, parce qu’on y semble plus à l’aise, le football remarquable de N’Golo Kanté en insistant sur sa loyauté et ses facultés d’adaptation au poste de sentinelle, sans trop s’attarder sur la qualité de ses mouvements en phase de possession, sur la précision de ses relances, sur l’intelligence de son placement et surtout devant le peu de kilomètres qu’il avait à faire pour orienter le jeu, on ne fait que succomber un peu plus au coup d’état intellectuel en quoi avait consister le renversement des valeurs du football. On préfère parler du volume de jeu et des ballons récupérés plutôt que de la créativité de Dimitri Payet, de son invraisemblable progression depuis qu’il a connu d’autres entraîneurs romantiques (Bielsa à Marseille, Bilic à West Ham) et qu’ils s’est tenu éloigné des éternels bétonneurs de Ligue 1.
Ce qui est prodigieux chez Deschamps c’est que le pragmatisme qu’il convoque sans cesse à l’heure de changer d’avis pourrait bien cette fois-ci le réconcilier avec la tradition qu’il avait pourtant passé sa carrière à renier, celle de Nantes. L’entraîneur défensif sans défenseur est bien obligé, après la cascade de forfaits sur les lignes arrières et afin de s’assurer que les fébriles remplaçants ne touchent pas trop souvent le ballon, de faire confiance aux éléments les plus créatifs de son groupe, c’est-à-dire les milieux de terrain (et apparentés).
C'est l’heure d’un renversement dans l’autre sens : Kanté-Pogba-Payet, telle est peut-être la formule définitive de la sérénité nouvelle. Le beau jeu rétabli officiellement, on pourrait ensuite crier depuis toutes les tribunes de France, entre une inondation, une grève et une menace d’attentats, comme on le ferait autour d’une table festive : Champagne ! Donnez-nous du football champagne !
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Pogba sous l'oeil de Deschamps

Crédit: AFP

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