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L’insoutenable légèreté du football

Thibaud Leplat

Mis à jour 20/06/2016 à 19:08 GMT+2

EURO 2016 - Il y a des hommes qui pensent que le football est une activité vaine et futile. C’est souvent à leur mauvaise humeur qu’on les reconnaît. Ils ont raison. Le football ne sert à rien. C’est là peut-être tout son intérêt.

Le drapeau tricolore flottant dans le ciel du Vélodrome avant France-Albanie.

Crédit: AFP

À force d’avaler les spots publicitaires, les opérations spéciales, les scandales à répétition, les consultants exceptionnels, les dispositifs "au plus près des Bleus", les questions minitel, les cotes renforcées, les menus supporters et les crédits à la consommation (un but = 10% de réduction), il est vrai qu’on finit par comprendre le mauvaise humeur de ceux qui n’y connaissent rien. Sous les offensives concertées du marketing on conçoit que le non-amateur, en période d’Euro ou de Coupe du monde, finisse par étouffer sous le poids de ce totalitarisme d’un genre nouveau.
Le seul interêt que le sceptique s’autorise doctement à déployer sur nous et notre passion est celui du clinicien. Tantôt au microscope, tantôt à la lunette astronomique, le non-amateur examine impitoyablement les violences de Marseille, les injonctions de Deschamps, les salaires mirobolants ou notre dévotion sans borne pour les frappes enroulées de Dimitri Payet avec la même cruauté. Après une semaine de compétition, il est arrivé à ce diagnostic implacable : le football est une peste émotionnelle à laquelle il a bien fait de ne jamais succomber.
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Dimitri Payet

Crédit: AFP

Dispensés de sport

Mais, peut-être parce que personne ne l’écoute, le non-amateur est pris tout à coup de mauvaise humeur. Alors, comme Robert Redecker dans Le Figaro la semaine dernière, il se met tout à coup à faire feu. "Quand politiciens, intellectuels et médias en viennent à passer des heures à commenter les propos de footballeur dénués de QI, c’est que l’on a basculé sans espoir de retour dans l’ère du vide. Voyons-y le symptôme d’une provincialisation de la France. Le café du commerce s’est emparé de la sphère publique".
Il serait ici vain de répondre point par point à ces affirmations sans tomber dans l’inévitable mauvaise foi que ce genre de dialectique suppose. Nous nous contenterons simplement de faire remarquer à l’énervé que si les habituels dispensés de sport se privent rarement de donner leur avis sur le bien-fondé de notre passion, le football, il n’y a donc pas de raison que nous aussi ne donnions pas à notre tour notre avis sur les motivations profondes qui les poussent, eux les forts en thème, tous les deux ans, à nous faire la morale.
Il est d’intéressant, n’en démentons pas, de voir combien ces sceptiques au teint blafard, quelle que soit l’époque à laquelle ils s’adressent, semblent toujours regretter la précédente c’est-à-dire celle qu’ils n’ont jamais vécu. On trouve dans leurs incantations le même vocabulaire teinté, selon le temps qu’il fait, d’ironie ou de colère. À notre tour de poser un diagnostic sur eux : sous couvert de lucidité et de discours prétendument critique, les sceptiques souffrent d’une pathologie qui a la forme d’un autre sport national, le déclinisme. René Rémond, grand historien, cité par Robert Franck dans La hantise du déclin (Belin, 2014) : "Elle est une passion bien française, le lieu commun d’une pathologie toute nationale, dans laquelle les Français se complaisent et aiment à se retrouver pour mieux débattre, discuter, se disputer, se renvoyer les uns les autres la responsabilité de la déchéance."

Le sport national

Aussi, en 2016 on entend les mêmes arguments qu’en 1932, année de création du premier championnat de football professionnel en France. Quand le déclinisme - c’est d’ailleurs son principal symptôme - s’intéresse momentanément au footballeur, il ne peut s’empêcher de s’en prendre à son portefeuille, comme s’il lui était toujours insupportable qu’on puisse payer quelqu’un pour s’amuser, c’est-à-dire, à ne rien faire. Comme il avait regretté successivement le salaire de Gusti Jordan au Racing d’avant-guerre, celui de Raymond Kopa au Real Madrid dans les années 50, celui de Platini à Nancy puis à Saint-Etienne dans les années 70 ou celui de Luis Fernandez au Matra ou de Papin à Marseille dans les années 80, il ne manque pas d’en vouloir encore à ces travailleurs du vide de gagner toujours trop d’argent.
Cette année, ce sont même tous les footballeurs qui sont visés par Redeker : "Voici des mercenaires écervelés, immatures et cupides tapant dans un ballon, élus au rang de divinités, quand les véritables créateurs, dont l’avenir retiendra les noms - poètes, penseurs, peintres sculpteurs, architectes, savants - sont rejetés dans le néant." C’est avoir une idée bien archaïque à la fois de l’art (les poètes maudits ont de nos jours très bonne réputation) mais aussi du football et de son incomparable potentiel poétique (tous les footballeurs ne sont pas Prix Nobel mais tous les Prix Nobel ont un jour joué au football).

Le misanthrope

Au fond, Robert Redecker souffre de la même naïveté qu’Alceste, le misanthrope qui chez Molière préférait critiquer le monde et feignait de s’en écarter pour mieux en épouser les règles quand c’était à son tour d’y participer. Le football n’est pas le symptôme d’une mystérieuse maladie plus profonde qui aurait trouvé dans ces manifestations de violence épisodiques son plus fidèle miroir.
L’Euro ne nous empêche pas de déplorer l’attentat de Magnanville, la tuerie d’Orlando, les grèves à répétition, la difficile condition des chômeurs et les contraintes que la loi travail fait exercer sur la négociation collective. Au milieu des tribunes, devant nos téléviseurs ou derrière nos écrans, nous ne sommes pas cette armée de décérébrés n’éprouvant pour les drames du monde qu’une cruelle indifférence. Bien au contraire. Le football, parce qu’il ne nous vend rien d’autre que des joies futiles et intenses, est la seule industrie qui - à la différence de l’idéologie décliniste - ne fera jamais commerce de l’aigreur ou du ressentiment. C’est sa seule grandeur.
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