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Dossier - Cleveland, une malédiction : La solitude du Clevelander, ce supporter pas comme les autres

Laurent Vergne

Mis à jour 17/06/2015 à 11:58 GMT+2

Greg Deegan est un pur "Clevelander". Agé de 44 ans, il n'était donc même pas né lorsqu'une équipe de sa ville natale a remporté son dernier grand titre. Alors que la disette qui frappe les Browns, les Indians et les Cavaliers est plus vieille que lui, il a décidé de raconter la malédiction de Cleveland dans un livre, baptisé "Surviving the drought". Survivre à la sécheresse.

Attitude habituelle d'un fan des Claveland Browns

Crédit: Imago

Quand et comment avez-vous eu l'idée de ce livre ?
G.D. : Je me souviens très clairement de ce moment. C'était le 5 janvier 2003. Ce jour-là, les Browns et les Steelers s'affrontaient en playoffs NFL. D'ailleurs, depuis, Cleveland n'a plus remis les pieds en playoffs... Après avoir mené de 21 points, les Browns ont fini par perdre. Pittsburgh a gagné 36-33 avec un touchdown dans la dernière minute. Je me souviens très précisément du moment, juste avant la mi-temps, où j'ai senti que le match allait tourner, alors que les Browns menaient encore largement. Je me suis tourné vers ma femme et je lui ai dit : "voilà, c'est fini. Les Steelers ont le "momentum" et vont revenir dans le match." Il y avait quelque chose d'inéluctable dans cet effondrement. Un de plus.
Dans votre tête, le livre était dès lors né ?
G.D. : Après le match, je me suis dit : personne ne peut vraiment comprendre ce que ça fait que d'être un supporter d'une équipe de Cleveland. Nous sommes uniques, désespérés. Alors j'ai eu envie de décrire ce sentiment et la foi qui, malgré tout, habitent ceux qui suivent les équipes de Cleveland.
Avez-vous rencontré beaucoup de gens pour collecter les témoignages?
G.D. : J'ai passé beaucoup de soirées dans les bars et tous les endroits où les gens se réunissent pour vivre ensemble les matches (et les défaites). Au total, j'ai probablement dû interviewer environ 250 personnes.
Quelle est l'histoire la plus emblématique autour de ces années de disette ?
G.D. : C'est difficile d'égaler celle de John Adams. C'est un immense fan des Indians. Depuis 1973, il n'a raté aucun match. Il est célèbre ici pour venir avec sa grosse caisse au stade. Il est devenu si emblématique que la direction de la franchise lui a offert une entrée gratuite à vie. Les Indians n'ont pas gagné de titre depuis 1948 et Adams a surtout connu des décennies de disette mais il est toujours là. C'est un symbole.
Les équipes de Cleveland ne sont tout de même pas nées maudites. Le meilleur moyen de se convaincre que cette malédiction n'existe pas, c'est de se souvenir qu'à une époque, ses équipes étaient dominatrices…
G.D. : Oui, c'est vrai. C'était il y a très longtemps, mais ça a bien été le cas. Cleveland a eu des équipes durablement compétitives. Les Browns et les Indians étaient des équipes très fortes des années 40 aux années 60. Mais 50 ans, c'est quand même très long. Suffisamment pour finir par se convaincre que c'est bien une malédiction.
Justement, quand a-t-on commencé à parler de malédiction ?
G.D. : Dans les années 80. C'est là vraiment que ça a démarré. Les Indians ont décliné à la fin des années 60 et dix ans plus tard, on a commencé à évoquer "la malédiction du Chef Wahoo" (le personnage incarnant le logo des Indians). De 1969 à 1993, les Indians n'ont connu que quatre saisons à plus de 50% de victoires, sans jamais jouer les playoffs. Puis il y a eu les Browns. Dans les années 80, ils ont vécu toute une série de moments qui ont brisé le cœur des supporters, alors que leur équipe était très forte. Ajoutez le fait que Jordan et les Bulls ont martyrisé les Cavs en NBA, et c'était parti. Pour de bon.
Au cours de ces 50 années, quel a été le pire moment pour vous ? Le plus frustrant, le plus dur à digérer ? 
G.D. : Probablement le départ des Browns dans les années 90 quand le propriétaire Art Modell a déménagé la franchise à Baltimore. Cleveland est vraiment une ville qui a le football dans ses veines et des trois équipes professionnelles, les Browns sont de loin la plus aimée des habitants. Les voir partir, c'était bien pire que n'importe quelle défaite. Les gens ont vécu ce déménagement comme une humiliation, une façon de renier leur histoire, de renier ce qu'ils étaient. Depuis leur retour en 1999, les Browns ont été pathétiques et c'est dur à vivre pour nous. Pourtant, ils continuent à jouer régulièrement à guichets fermés, même en étant très mauvais depuis 15 ans.
Concrètement, comment les gens vivent-ils cette incapacité à gagner ?
G.D. : Il y a deux sentiments très répandus : le désespoir et la résignation. Même quand une équipe de Cleveland tourne bien, qu'elle fait une bonne saison et qu'elle fait partie des candidats au titres, tous les supporters attendent quand même le moment ou le rêve va se briser. En gros, ils ne croient pas vraiment au fond d'eux que leur équipe puisse aller au bout. Après 50 ans, ça ne leur parait plus possible. Ils préfèrent en rire, aussi, parfois.
Comment cela ?
G.D. : A tous les gens que j'ai rencontrés, j'ai demandé la même chose : finissez la phrase "La prochaine fois qu'une équipe de Cleveland gagne un titre, je…" J'ai eu beaucoup de réponses marrantes. John Summers, un supporter qui vit à Mentor, dans la banlieue de Cleveland, m'a dit: "… Je sortirai de ma tombe et je prendrai un ticket aller-retour d'une journée en enfer pour narguer Art Modell." C'était une façon pour lui de dire qu'il n'imagine pas connaitre un titre à Cleveland de son vivant. Ici, l'humour accompagne la résignation.
Quel mot définit le mieux le sentiment des supporters de Cleveland : Tristesse ? Honte ? Fatalisme ?
G.D. : Fatalisme. Sans aucun doute.
D'une certaine manière, cette malédiction a-t-elle fini par faire partie de l'identité de la ville?
G.D. : Absolument. Vous savez, Cleveland a été jadis une ville dominante dans le paysage américain. Economiquement, politiquement, socialement, sportivement. Mais elle a décliné dans la seconde moitié du XXe siècle et ses résultats sportifs ont accompagné justement ce déclin, contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres villes, où le sport est devenu un exutoire, une façon d'oublier les problèmes, le chômage, le déclin. Chez nous, il n'a pas eu cet aspect "réconfortant". Il y a clairement un complexe d'infériorité qui, du coup, dépasse le cadre du sport. Puis le sport est devenu une industrie à plusieurs milliards de dollars. Les gens ont donc fini par vivre le sport comme un symbole du déclin de la ville.
Vous dites que les fans de Cleveland sont absolument uniques dans le pays. L'absence de victoire suffit-elle vraiment à les démarquer du commun des supporters?
G.D. : Oui, je le crois. Encore une fois, la longueur de cette disette, couplée à ces moments déchirants où la victoire s'est dérobée au dernier moment de façon cruelle, font que personne d'autre ne peut comprendre ce que nous ressentons. Nous entretenons avec ça une relation entre haine et amour. Ça nous rend effectivement uniques d'autant que, malgré cela, nous continuons à soutenir nos équipes avec une ferveur qui existe dans peu de villes. Beaucoup de gens m'ont expliqué qu'à partir du moment où ils avaient abandonné l'espoir de voir leur équipe gagner un championnat, ça leur avait permis de se focaliser sur l'essence même du supporter, en dépassant la "futilité" du résultat. Puis c'est devenu une façon d'être solidaires. Entre amis, au sein de la famille. C'est un lien social. Comme si les gens avaient besoin de vivre ça ensemble, parce que la défaite est plus facile à accepter ensemble que seul.
Vous reconnaissez-vous dans ce sentiment ?
G.D. : J'ai 44 ans. Mon m'a emmené voir des matches des Browns, des Cavs ou des Indians depuis le milieu des années 70. J'ai partagé avec lui des moments merveilleux. J'ai crié. J'ai ri. J'ai pleuré. J'ai râlé devant tant d'injustice. Mes trois enfants ont grandi comme fans des équipes de Cleveland et on adore regarder les matches ensemble. Ma femme vient de Pittsburgh, la ville qui a gagné le plus de Super Bowls. Sa famille et son meilleur ami sont sans pitié avec moi. Mais à force, même ma femme soutient Cleveland aujourd'hui.
Finalement, ne perdriez-vous pas une partie de vous-même si Cleveland se remettait à gagner ?
G.D. : C'est marrant que vous posiez cette question car à la toute fin de mon livre, je m'interroge à ce sujet. J'ai écrit quelque chose comme : "Voici la question ultime pour les fans de Cleveland : préférez-vous continuer à être cette bande de frères absolument unique avec son mélange de passion, d'enthousiasme et de désespoir, ou devenir comme tout le monde et savourer de temps en temps un titre de champion ?"
Alors, quelle est votre réponse?
G.D. : C'est la toute dernière phrase de mon livre : ma réponse, c'est : ne répondons surtout pas à cette question.
Le livre de Greg Deegan : Surviving the Drought
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