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"L'esprit du poker" : radiographie critique d'un jeu
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Publié 11/06/2015 à 14:58 GMT+2
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Le poker est un jeu passionnant avec une infinité de subtilités, révélateur de notre époque. Lionel Esparza, journaliste à France Musique et joueur de poker lui-même a décidé de mener une réflexion philosophique et historique en forme de catharsis. Un regard particulièrement stimulant et assez critique sur ce jeu qui a conquis le monde. Son livre "l'esprit du poker" sort jeudi en librairie et j'ai pu le lire en avant-première. Premières impressions et entretien avec son auteur !
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Dès l’avant-propos, le lecteur comprend que ce livre est celui d’un passionné de poker. D’un amoureux déçu aussi. Un homme qui a passé un temps inouï aux tables et qui décrit désormais le poker comme « un cancer ». Lionel Esparza a essayé de comprendre l’essence de ce jeu, les raisons qu’ils l’ont amené a tant l’aimer. Il a aujourd’hui pris du recul. Il a voulu réfléchir surle poker qui synthétise « l’essentiel des problèmes aujourd’hui posés à l’homme et aux choses». Une quête pour saisir l’essence de ce jeu.
L’auteur se pose une question : le poker est-il devenu le jeu fétiche du capitalisme et traduit-il en termes ludiques les impératifs du libéralisme ?A cette question, Lionel Esparza développe une thèse. Pour lui, la table de jeu concentre l’essentiel des obsessions contemporaines : l’argent, la compétition, le bluff, le mensonge et le spectacle. Le livre est découpé en 6 parties, comme autant de caractéristiques du poker.
Dès les premières pages, on se dit que la démarche de ce livre est inédite. Beaucoup de réflexions pointues, d'analyses ciselées sur ce jeu. Il décrit par exemple, les émotions du joueur avec un regard assez corrosif mais souvent juste, le jeu à la table se résume à «une rumination inquiète ponctuellement secouée par de véritables séismes émotionnels ». Ou encore « la partie est une chasse au signe où chacun est alternativement prédateur et gibier ». Il parle d’ailleurs de «guerre de renseignement» dans le poker. La question du rapport entre le mensonge et la vérité est évoquée puisque selon l’auteur «le mensonge est le noyau du jeu».
Le livre est dense et les références nombreuses. La bibliographie est très abondante, l’auteur a passé plus de 3 ans à mener ce travail. Cet essai est vraiment bien documenté et c’est avec plaisir que l’on découvre des auteurs qui ont réfléchi sur le poker comme Guy Debord. Lionel Esparza enchaine les réflexions vraiment stimulantes « le poker demeure aux États-Unis cette réserve où le mensonge est autorisé, cultivé même comme l’art premier d’une guerre qui ne peut dire son nom ».
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Le deuxième chapitre dresse justement les parallèles entre le poker et la guerre. L’auteur considère ce jeu comme «une sublimation de la guerre totale ». Clausewitz ou Norbert Elias sont invoqués. Lionel Esparza pense que le poker « substitue au combat réel une symbolisation de lutte codifiée». De nombreuses remarques touchent justes « au poker on ne perd pas, on meurt ». Quel joueur n’a jamais éprouvé ce sentiment à une table. Il parle de « mort symbolique » lorsque l’on est éliminé d’une partie. Quoi de plus vrai !Lorsqu’il évoque les tournois, l’approche est judicieuse, il parle d’une bataille « pacifique et sublimée (…) visant l’affirmation d’une domination ». Il cite aussi Hegel et la fameuse dialectique entre le maître et l’esclave.L’auteur développe aussi l’idée que le poker fonctionne selon une logique « post-darwinnienne » où seul les plus forts survivent. Le poker est un jeu violent ! Il n’est pas tendre avec les joueurs pro décrits comme des « machines à éliminer, obtuses et agissant en deçà de toute morale ».
Dans une 3eme partie, il évoque la question du hasard et de la chance. Il y a quelques beaux passages qui décrivent notamment le fameux Bad Beat « qui résonne comme la revanche de l’irrationnel face à la rationalité conquérante que le poker ne cesse de lui opposer ».Lorsqu’il compare le joueur à un entrepreneur, le parallèle est pertinent (investissement, calcul des risques…).
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Dans la 4eme partie, il est question du rapport à l’argent. Il y a quelques passages vraiment très bien écrits sur la place des jetons et ce qu’ils représentent, des objets éminemment charnels. Evidemment, le poker est souvent un révélateur de la relation que les joueurs entretiennent avec l’argent.Pour l’auteur, le poker aussi au cœur d’une dynamique de circulation. Le joueur ressemble parfois à un Trader. « Le poker n’a qu’un dieu, l’argent ; qu’une religion, le capitalisme ; qu’une inspiration le marché ».
Dans un 5eme temps, il souligne à quel point le poker se confond avec certaines valeurs de la société américaine : le libéralisme, une forme d’égalité utopique, le mérite…Parfois, Lionel Esparza se perd dans certaines digressions ou dans des extrapolations discutables comme lorsqu’il a tendance à faire des parallèles entre l’esprit du jeu et le fonctionnement institutionnel ou politique d’un pays.
Dans la dernière partie, il essentiellement question de l’évolution historique du poker et de ses racines européennes. L’importation du jeu aux Etats-Unis au XIXème, en fait un symbole de la mondialisation. L’auteur cite à juste titre le travail pionnier de Franck Daninos sur l’histoire du poker. Il rappelle le décollage du jeu et sa médiatisation à Las Vegas à la fin du XXeme siècle. On apprend énormément de choses.
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Ce livre fera date c'est sûr. Il y a fort à parier qu'il deviendra une référence par sa densité, son regard incisif et ses apports conceptuels sur le jeu. Le poker méritait un livre de cette qualité, à la fois pointu et exigeant. Cet essai est aussi dérangeant pour les amateurs de poker. Leur jeu fétiche est décortiqué et disséqué avec méthode. Son image ne sort pas forcement grandie mais on ne peut pas nier que le poker suscite chez les joueurs à la fois un amour immodéré et en même temps parfois une forme de rejet.
L'esprit du poker Comment un jeu d'argent a conquis le monde Lionel Esparza 15 euros Zones Sortie le jeudi 13 février 2014
Interview de Lionel Esparza
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Comment est née l'idée du livre ? Quelle est la genèse du projet ?
Ce livre est le fruit d'une expérience de joueur passablement compliquée ; je devrais dire, de looser compulsif... Je me suis mis au poker en 2008, au moment où il parvenait au sommet de sa popularité mondiale. Comme beaucoup, je me suis trouvé saisi par ce jeu sans savoir pourquoi. Pas jusqu'à l'addiction suicidaire, mais pas loin, vraiment. J'ai eu une chance, c'est de comprendre au bout de quelque temps que si je n'arrivais pas à gagner, c'est que je n'étais pas fait pour cela ; que je n'avais pas toutes les qualités, minuscules et innombrables, qui font, je ne dirais pas un champion, mais ne serait-ce qu'un joueur à l'équilibre. C'est, comme l'écrit Guy Debord, l'un des secrets les mieux gardés du poker : quoiqu'on fasse, certains seront toujours meilleurs que d'autres. J'ai donc essayé, pour m'éviter de sombrer totalement, de donner à cette passion une autre direction. Ecrire a été une manière de me sortir d'une forme douce d'addiction.
Combien de temps avez-vous mis pour rédiger ce livre ? Le travail que vous avez fourni apparait important à l'image de la bibliographie qui est foisonnante.
Il m'a fallu trois ans, sans compter les heures passées auparavant à la table de jeu, où j'ai eu abondamment le temps de méditer, entre deux bad beats. Beaucoup de lectures ont été nécessaires, à commencer par les témoignages des grands joueurs. Mais dans la mesure où je voulais relier le destin du jeu à celui des États-Unis, au développement du libéralisme, à la question du hasard dans les sociétés post-modernes, ou encore à celles de l'égalité, de la réussite et de l'argent, j'ai dû élargir l'éventail de mes recherches. Je me suis donc plongé dans des ouvrages sur l'histoire des États-Unis, les théories libérales, l'anthropologie du risque... Comme il arrive souvent lorsqu'on s'attache à un vrai sujet, un fil tiré en attire trois autres. D'où l'abondante bibliographie. En fait, pour peu qu'on veuille bien se pencher, le poker nous met en relation avec une masse considérable de significations potentielles. Sa richesse ne réside pas uniquement en lui-même, mais dans le réseau qu'il construit entre des domaines pouvant paraître très éloignés de lui.
Avec ce livre vous apportez une réflexion vraiment inédite sur le poker, avez-vous l'impression de combler un vide ?
Il me semble, même si ce livre sera totalement inutile pour ceux qui veulent apprendre à jouer ou se perfectionner. ElkY et Fitoussi n'y découvriront rien, pas plus que l'amateur qui après sa lecture sera aussi démuni qu'avant. Peut-être percevra-t-il mieux les motivations secrètes ou inconscientes qui fondent sa passion, mais ce n'est pas pour cela qu'il jouera mieux. Après tout, il existe déjà à cet effet une flopée de manuels stratégiques, les ouvrages de Montmirel, Sklansky, Hansen et autres, sans compter une multitude d'ouvrages en anglais. En revanche, je crois apporter à celui qui voudrait en savoir plus sur la signification de ce jeu un regard un peu décalé, susceptible d'intéresser les amateurs aussi bien que ceux qui n'y entendent rien. Un petit exemple : on considère en général que le poker est un jeu américain. Ce n'est bien sûr pas faux en soi. Cependant, l'histoire nous apprend qu'il n'est pas né parmi les populations américaines natives, mais parmi des émigrants d'origine européenne, en un lieu qui vient à peine d'être racheté à une grande puissance coloniale (la Louisiane), et à un moment où la conscience américaine commence à peine à se cristalliser. J'en tire la conclusion que le poker est moins jeu américain que du devenir américain. Ça semble peu, mais dans la perspective de la mondialisation, cela prend un sens fondamental.
Vous portez un regard assez critique sur ce jeu que vous semblez aussi adorer ? Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe et nous parler de votre expérience de joueur ?
J'ai en effet un point de vue ambivalent. J'adore me retrouver à une table de poker, en virtuel ou en dur. Comme beaucoup d'amateurs, je suis un mordu ; et bien que je me sois aujourd'hui éloigné des tables, je le reste. Dans le même temps, ce que représente ce jeu me rebute un peu. L'obsession de la gagne, de l'argent, de la rivalité, tout ce qui fait le poker et sans lequel on ne peut gagner, ce n'est pas moi, ça ne me ressemble pas. Je ne m'explique pas vraiment ce paradoxe, mais je suis bien forcé de le reconnaître ; et de me dire donc que la table éveille en moi des potentialités que je ne reconnais pas toujours, mais qui sont bien là. Jeu est un autre, pourrait-on dire... Pour compliquer l'affaire, il y a je dirais la valeur objective. Pour parler vite, le poker est la forme ludique d'un néo-libéralisme dont il traduit toutes les composantes, reproduit toutes les inflexions. Ce n'est donc pas un jeu anodin, ni par ce qu'il murmure à chacun, ni par ce qu'il nous raconte à nous tous comme collectivité - qui plus est, comme collectivité quasi-mondiale.
Dans votre travail, on sent bien la "touche France Culture", c'est à dire quelque chose de très exigeant intellectuellement mais qui peut être excluant pour une partie du public parce que trop pointu, avez-vous conscience que cela pourrait désarçonner vos futurs lecteurs ?
Absolument. Il est certain que pour plonger dans ce livre, il faut avoir envie de comprendre, et pour cela de se confronter à une pensée et un vocabulaire qui reconnaissent la complexité des phénomènes. En même temps, je tiens à rassurer les amateurs : j'ai essayé de rester le plus accessible possible. Et même si je convoque pas mal de références sociologiques ou philosophiques, j'espère être resté suffisamment clair pour tous ceux qui auront envie de stimuler leur passion.
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