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Rafael Nadal, le roman de Roland

Mis à jour 24/09/2020 à 15:40 GMT+2

Dans toute l'histoire du tennis, jamais une surface et un tournoi n'avaient à ce point été associés à un champion. Rafael Nadal a fait de la terre battue son empire et de Roland-Garros sa forteresse, presque imprenable. Revivez plus d'une décennie de conquêtes et de domination.

Rafael Nadal. Monsieur Roland-Garros.

Crédit: Getty Images

Par Laurent Vergne et Maxime Dupuis
Évoquant l'histoire de France, Charles Péguy rappelait qu'il convient de distinguer les périodes, celles de la gestion de l'ordinaire, des époques, lesquelles forgent les phases majeures de la vie d'un peuple. A l'échelle du temps, tout ne se vaut pas. Il en va de même pour Roland-Garros. Le temple de la terre battue a connu des périodes plus ou moins marquantes. Il a aussi traversé de rares époques, comme autant d'incomparables points de repères.
Depuis 2005, les Internationaux de France et la terre battue sont entrés dans l'époque Nadal. Rafael de Manacor a fait sien ce territoire, et son règne, par son ampleur et sa durée, recèle quelque chose d'unique. Oui, Rafael Nadal est en train de laisser une empreinte comme jamais un joueur n'en avait posée sur un rendez-vous majeur. Pas même Federer et Sampras à Wimbledon. Pas même Emerson ou Djokovic en Australie ou Borg ici, à Paris. Jamais un champion n'aura à ce point monopolisé une surface.
Rafael Nadal nous accompagne, à moins que ce ne soit le contraire, depuis douze ans. On l'a connu gamin et déjà triomphant, à tout juste 19 ans. On le retrouvera encore cette année, fringant trentenaire. Et toujours dans la peau de l'homme à battre. Parce qu'il est arrivé si tôt, et qu'il fait toujours office de référence, le voilà dans cette position si particulière où il incarne déjà une figure historique, tout en conjuguant son sport au présent. Qui sait, il est même peut-être en train de se réinventer un avenir.
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Rafael Nadal, l'homme de Roland (Par Florian Nicolle)

Crédit: Eurosport

1 - 2005, le Kid était déjà un vrai champion

L’Histoire a un défaut majeur. Elle affectionne les êtres exceptionnels autant qu’elle abhorre le commun des mortels, relégué aux oubliettes sans autre forme de procès. Demandez donc à Lars Burgsmüller. Vous aussi avez sans doute rangé l’Allemand - 65e mondial au climax de sa carrière - dans un lointain tiroir de votre mémoire et on serait bien ennuyé de vous en vouloir.
La dernière fois qu’il a posé les pieds sur la terre de Roland-Garros, Burgsmüller a goûté au meilleur. Touché la légende du bout des doigts quand il lui a serré la pince. Mais ne le savait pas encore. Ce 23 mai 2005, l’Allemand eu le malheur de croiser la route d’un ado aux muscles taillés dans la pierre. Sur un court aux allures d’arènes, le numéro 1, le match n’a rien de mémorable. Corsaire, débardeur, cheveux longs et bandeau sur le front pour maitriser la tignasse noire, le jeune Nadal subjugue plus par son allure que par son coup droit. Mais Burgsmüller se fait quand même éparpiller en trois petits sets (6-1, 7-6, 6-1). Une histoire se termine. La sienne. Une autre débute. La grande. Celle de Rafael Nadal.
Rafael Nadal et Roland-Garros, c’est l’histoire paradoxale d’une impatience assouvie au centuple, après deux premiers rendez-vous manqués. Blessé au coude en 2003, victime d’une fracture de fatigue au pied en 2004, le natif de Manacor débarque finalement à Paris au printemps 2005, auréolé de 17 victoires de suite sur terre battue et une pancarte de favori aussi large que ses épaules. "La question qui se posait était simple : gagnerait-il dès la première année?, résume Sébastien Grosjean, qui fut l’une de ses victimes en 2005. Parce qu’on était déjà sûr d’une chose : il allait gagner Roland-Garros un jour. Et plusieurs fois."
Monte-Carlo, Barcelone, Rome. Quand il arrive dans le XVIe arrondissement de la capitale, Nadal a déjà posé son empreinte sur l’ocre. Dans l’intervalle, il s’est accessoirement payé les scalps de Guillermo Coria et de Gaston Gaudio, les deux finalistes de l’édition précédente des Internationaux de France.
Toni Nadal, le tonton entraîneur de toujours, en est persuadé : son poulain a les cartes en main pour succéder à Mats Wilander, dernier talent sacré lors de son coup d’essai parisien (1982). "Quand il est arrivé à Paris, je savais qu'il avait la possibilité de gagner le tournoi. Il avait gagné Monte-Carlo, Barcelone et Rome. En était-il convaincu ? Il faudrait le lui demander. Il avait une grande confiance mais il n'avait pas de certitudes. Et puis, il y avait un numéro 1 mondial qui s'appelait Roger Federer, alors..."
Le choc entre les deux futurs meilleurs ennemis de l’histoire du jeu est programmé pour les demi-finales et le 3 juin, jour du… 19e anniversaire de l’Espagnol. Mais avant ça, Nadal ne tire pas de plan sur la comète, lance qu’il pourrait bien se retrouver forcé d’aller "à la pêche" d’ici là. D’autant qu’avant de penser au numéro 1 mondial, il a rendez-vous avec un autre génie, présumé celui-là, Richard Gasquet. Ce troisième tour est le remake d’une demi-finale formidable d’intensité et dont Nadal est sorti victorieux sur le fil, un mois auparavant du côté de Monte-Carlo.
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Un visage à l'air encore adolescent : l'accréditation de Rafael Nadal lors de sa première participation en 2005.

Crédit: Getty Images

"Rafael était à l'entrainement avec Feliciano Lopez le jour du tirage au sort, se souvient Oncle Toni. On a vu le tableau et découvert que Rafael devait affronter Gasquet au 3e tour. Là, on s'est dit ‘ça va être difficile’. La pression était sur Rafael, parce qu'il avait dominé la saison sur terre. Mais après le tirage, les journalistes français ont commencé à beaucoup parler de ce match. On avait l'impression que c'était la finale ! Tout le monde ne parlait que de ça, de comment Gasquet pouvait battre Rafael, etc. Je me souviens lui avoir dit : ‘c'est bon, Gasquet va se retrouver avec la pression tellement on en parle. Et Gasquet n'a pas fait un bon match..."
La victoire de Nadal est totale (6-4, 6-3, 6-2). Tennistiquement et mentalement. Dans la tête, le numéro 5 mondial est des années-lumière devant le Français. Rafa a du béton dans les bras. Et du plomb dans la tête. Déjà. "Ce jour-là, l’édifice Nadal était deux fois plus solide que l’édifice Gasquet et on a vu la différence, juge Philippe Bouin, grand reporter à L’Equipe durant plus de vingt-cinq ans. J’ai d’ailleurs tendance à penser que le premier match entre les deux hommes, à Monte-Carlo, était un accident. Si le talent se résume à ses coups de raquette, Gasquet est très talentueux. Mais quand on se penche sur la globalité de leurs qualités, on se rend compte que Nadal est un champion."
Le rapport de force entre le petit Mozart et le Matador s’est cristallisé ce jour-là, à Roland-Garros. Nadal s’est affirmé en tant qu’homme. Gasquet est resté à sa place, dans l’ombre de l’Ibère, dont la maturité éclabousse l’année 2005 et ses adversaires, souvent réduits au rang de faire-valoir à l’heure de croiser le fer sur ocre.
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Richard Gasquet et Rafael Nadal, juste avant leur 16e de finale, en 2005.

Crédit: Getty Images

"Avec sa patte gauche, sa force mentale et une détermination folle, il était difficile à déborder et bougeait déjà extrêmement bien. Il frappait peut-être moins fort que par la suite mais mettait beaucoup d’effet dans ses balles, analyse Sébastien Grosjean, battu en quatre sets au tour suivant (6-4, 3-6, 6-0, 6-3). Il était déjà tellement fort et confiant à l’échange qu’il ne voulait jouer que des points. Rafael Nadal est quelqu’un qui aime le combat. Il adorait déjà ça."
"Son attitude était incroyable. Il se battait comme un lion sur chaque balle. Il fallait vraiment s'arracher pour gagner le moindre point contre lui, renchérit Mats Wilander, dernier débutant sacré à Roland avant Nadal. Pour être honnête, je ne pensais pas qu'il gagnerait le tournoi au début de la quinzaine. Mais au fur et à mesure, je me suis dit qu'il allait le faire, en raison de ce qu’il dégageait. C'était un animal. Il n'avait pas peur et n'était pas timide. J'ai compris qu'on tenait un spécimen différent. Il avait l'air d'un vrai grand champion, déjà."
Mats Wilander est tombé sur le charme. Roger Federer, sous le joug. Les deux hommes ne s’étaient jamais croisés sur terre battue avant cette demie parisienne. Plus rien ne sera jamais comme avant sur la surface naturelle de Rafa. L’avantage pris ce 3 juin par le natif de Manacor est définitif. Parce que sur terre, le gaucher Nadal est au droitier Federer ce que la kryptonite est à Superman. Parce que sa résistance au mal et au doute n’a d’égale que sa science du débordement. Ce jour-là comme beaucoup d’autres, le talent unique et l’autorité tennistique du Suisse ne suffiront pas à gâcher le 19e anniversaire de Rafa (6-3, 4-6, 6-4, 6-3).
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Mats Wilander et Rafael Nadal réunis en 2005. Le Suédois était le dernier joueur, en 1982, à s'être imposé à Paris dès ses premiers pas dans le tableau principal.

Crédit: Getty Images

LA STATOSPHERE NADAL - 19
Le jour de sa première victoire à Roland-Garros, en 2005, Rafael Nadal avait 19 ans et 2 jours. Depuis plus d'un quart de siècle, il s'agit, dans le tennis masculin, du seul sacre en Grand Chelem d'un joueur de moins de 20 ans. C'était du jamais vu depuis Pete Sampras à l'US Open en 1990. Sans égaler les titres à 17 ans de Wilander, Becker ou Chang dans les années 80, Nadal reste un phénomène de précocité dans le contexte du tennis moderne. Depuis dix ans, seuls trois joueurs ont gagné un tournoi ATP à moins de 20 ans...
Les finales avant l’heure ont ceci de particulier qu’elles ont le parfum du nirvana sans porter le goût de l’accomplissement. Avant l’heure, ce n’est pas l’heure. De son tour de force face à Federer à son rendez-vous final face à l’invité surprise Mariano Puerta, le jeune insouciant a été rattrapé par le vertige. "Il était nerveux, évidemment. Il avait bien conscience et moi aussi, que ça allait être le match le plus important qu'il allait avoir à jouer depuis qu'il avait commencé le tennis, justifie Toni Nadal. Quand tu as 19 ans et que tu te retrouves en finale d'un Grand Chelem, ce n'est pas facile. D'autant que Rafael était le favori." Et qu’il s’est retrouvé face à un autre amoureux de l’effort. Guerrier gaucher - pris deux fois par la patrouille - Mariano Puerta avait plus à gagner qu’à perdre et a tout fait pour abattre le jeune impétueux.
Mais après 3h24' d’un combat d’une intensité folle et un dernier coup droit de Puerta dans le couloir, l'Argentin doit s’incliner aux pieds du nouveau roi (6-7, 6-3, 6-1, 7-5). "Ce fut une très belle finale, vraiment, se remémore Toni Nadal. On parle beaucoup des finales de Rafael contre Federer et Djokovic, mais celle-ci était très belle et très dure". Nadal s’autorise alors sa seule faiblesse de la quinzaine : pleurer. Une manière de fendre l’armure, pour celui qui devient le plus jeune vainqueur à Paris depuis Michael Chang 16 ans plus tôt. Rafael Nadal a déjà un pied dans l’histoire.
Six mois plus tôt, il pointait au 51e rang planétaire et disputait le double du tournoi de Doha aux côtés d’Albert Costa. Avant de décrocher le titre, les deux avaient terrassé Nicolas Mahut et Fabrice Santoro en demie. Douze ans plus tard, le premier nommé n’a jamais oublié ce que Costa, vainqueur de Roland-Garros en 2002, lui avait soufflé après la partie : "C’est simple : Rafa est un monstre. C’est le futur plus grand. Lui, il gagnera au moins trois fois Roland-Garros". Trois fois. Costa était loin du compte. Très loin.
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5 juin 2005 : Rafael Nadal bat Mariano Puerta et entre dans l'histoire de Roland-Garros.

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2 - Federer-Djokovic, ennemis intimes, victimes favorites

"Dans les sociétés moribondes, l'ambition satisfaite a le goût amer de l'échec." L'histoire parisienne de Rafael Nadal est l'exacte antithèse de la fameuse formule de l'écrivain Roger Vailland. L'ambition nadalienne, elle, n'aura pas été enrobée d'une pareille aigreur, tant l'ampleur de son palmarès terrien s'est construit dans un contexte d'exception, tout sauf moribond. Non seulement Nadal s'est hissé neuf fois sur le trône de France, mais il a accompli cette prouesse en cohabitant avec deux autres géants du jeu, Roger Federer et Novak Djokovic.
Pour le Majorquin, la route du titre est presque toujours passée par l'un ou l'autre, quand ce ne fut pas l'un et l'autre. Sur ses neuf victoires, il n'y a qu'en 2010 qu'il a atteint le Graal sans croiser leur chemin. Les deux joueurs que Rafa a affrontés le plus souvent à Roland-Garros ? Djokovic et Federer. Les deux joueurs qu'il a le plus battus ? Les deux mêmes. Nole a été six fois sa victime, "Rodgeur" cinq. Ses deux principales proies parisiennes sont donc aussi les deux plus prestigieuses. D'autant qu'au cumul, ses succès face au tandem belgrado-bâlois pèsent six finales et quatre demies.
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L'empereur Nadal, plus fort que les jedis Djokovic et Federer Le bras gauche destructeur de Rafael Nadal. (Par Florian Nicolle)

Crédit: Eurosport

Les cas de Federer et Djokovic diffèrent. Le premier n'a jamais eu les armes adéquates pour battre Nadal à Paris. Le second, oui. Il a d'ailleurs fini par y parvenir, en 2015, lors d'un quart de finale à sens unique. Le Majorquin n'était alors plus que l'ombre de lui-même, quand Djokovic surfait sur une irrésistible vague. Mais, même au-delà de cette unique victoire, le Djoker a toujours été un rival plus menaçant que le Suisse pour Nadal. Oncle Toni ne dit pas autre chose :
Pour Rafael, c'était plus "simple" d'affronter Federer. Parce que, contre lui, il avait une ligne de jeu plus claire. Il savait qu'en jouant d'une certaine façon, il le gênerait. Contre Djokovic, c'est plus difficile. Il n'y a pas une méthode aussi nette pour le dominer. C'était un combat à chaque fois.
Roger Federer s'est retrouvé face à une équation insoluble. "Federer, souligne Mats Wilander, a une toute petite lacune technique, parce qu'il ne possède pas ce grand revers au-dessus de l'épaule qui aurait pu lui permettre de contrer Nadal sur terre. Mais ce tout petit déficit a engendré un problème tactique insurmontable. Parce que Nadal a le jeu parfait face à un joueur avec ce type de faiblesse."
VIDEO - SPORTS EXPLAINER : Le coup droit "top spin" de Rafael Nadal, cette arme absolue sur terre battue (Par Arnold Montgault)
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Sport Explainer : Le coup droit "top spin" de Rafael Nadal, cette arme absolue sur terre battue

Le triple vainqueur de Roland-Garros va même un peu plus loin. Pour lui, "Federer-Nadal, du point de vue de l'incompatibilité tactique, c'est un des pires matchups de tous les temps. A un degré moindre, McEnroe était aussi très problématique pour Borg, car il avait ce service de gaucher qui pouvait le sortir du court. Mais rien de comparable avec le cauchemar que Nadal représente pour Federer." Surtout sur terre, où cette connexion du revers de Federer et du coup droit de Nadal a pris toute sa mesure.
Au cours de ses cinq duels parisiens contre Nadal, Federer n'a de fait été capable que de jouer par séquences. Des fulgurances de quelques jeux, parfois un set entier, comme ce 6-1 infligé dans la première manche de la finale 2006, qui fit naître les espoirs les plus fous chez ses supporters. Mais Nadal a toujours su laisser passer l'orage. Parce qu'il savait, justement, que ce n'était rien d'autre. "L'intelligence de Nadal, reprend Wilander, a été de comprendre très vite qu'il avait la clé. Quand il a battu Federer en 2005 à Roland-Garros, il s'est dit 'ce gars, je le tiens, il suffit de faire ça et ça et ça marchera à tous les coups'."
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Roger Federer lors de la finale 2007 de Roland-Garros, une des quatre perdues par le Suisse contre Nadal à Paris.

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A tous les coups, oui. Quatre défaites en quatre sets, sans jamais vraiment approcher une possible victoire. Et une boucherie, lors de la finale2008. 6-1, 6-3, 6-0. Personne n'avait infligé un 6-0 à Federer au XXIe siècle. Son dernier "bagel" remontait à 1999, quand il avait 17 ans. Depuis, il avait joué plus de 2000 sets sans connaitre cette forme d'humiliation. Et voilà qu'elle ponctuait sa déroute en finale de Grand Chelem, contre son plus grand rival. "Federer n'était pas dans un très bon jour et pour Rafael, tout allait à merveille dans ce tournoi", se souvient Toni Nadal, presque gêné.
LA STATOSPHERE NADAL - 35
Soit le nombre de défaites concédées par Nadal sur terre battue dans toute sa carrière, en 417 rencontres (91,6% de réussite). Mais il faut avoir en tête que 12 de ces défaites datent d'avant son premier titre à Roland-Garros, et 11 autres sont postérieures à son dernier sacre parisien, en 2014. Sur sa période phare, soit de Roland-Garros 2005 à Roland-Garros 2014, Rafa n'a perdu qu'à 12 reprises en... 262 matches (95,4% de réussite) !
Cette destruction en règle a marqué l'esprit de chacun. Ou comment le tsunami Nadal a éteint le feu de l'excitation du central. "Je me souviens que Larry Ellison, PDG d'Oracle et grand fan de tennis à tel point qu'il allait plus tard acheter le tournoi d'Indian Wells, était venu s'asseoir fièrement dans la tribune, attendant comme tout le monde un vrai grand duel, raconte le journaliste américain Christopher Clarey. Au fur et à mesure du match, j'ai commencé à jeter des coups d'œil furtifs à Ellison, et je voyais sa déception qui devenait palpable."
Pour la plume du New York Times, qui a vécu tant et tant de finales de Grand Chelem, ce match reste un moment fort. "C'était fascinant de voir un joueur au faîte de sa domination terrasser avec une telle facilité un des plus grands champions de l'histoire." Ce jour-là, plus que jamais, le problème dans ce rapport de forces, ce fut bien Nadal. Pas Federer. "Je pense qu'on a été un peu injuste pendant des années avec Roger Federer, juge d'ailleurs Mats Wilander. Il était tellement bon, il jouait tellement bien et, à chaque fois, contre Nadal, les gens avaient le sentiment qu'il passait à côté. Mais il fallait juste réaliser que ce matchup, pour lui, était terrible."
Rien de tel avec Novak Djokovic, même si, paradoxalement, le Serbe a concédé une défaite de plus que Federer contre Nadal à Paris. Il convient de distinguer deux époques : l'avant et l'après 2011. De 2006 à 2008, Nole a subi trois fois de suite la loi de Rafa à Roland-Garros, sans jamais lui prendre un set. C'était sa période d'apprentissage du très haut niveau. Après sa prise de pouvoir sur le tennis mondial en 2011, le Belgradois a subi trois nouveaux revers, très douloureux. Deux en finale (2012, 2014), un en demie (2013). Le syndrome Federer ? Nullement.
Pour Patrick Mouratoglou, Djokovic a eu un problème psychologique avec Roland-Garros. Pas avec Nadal. Après son Petit Chelem en 2011, le majeur parisien, le seul qui manquait à son palmarès, a viré à l'obsession chez lui. "Dans le cas de Novak, analyse le coach de Serena Williams, la terre battue est un faux débat. Quand Novak est à son meilleur niveau, la surface importe peu, il peut être performant partout. Il a ainsi souvent battu Rafa partout sur terre, et même sévèrement parfois." Les confrontations entre les deux hommes ne disent pas autre chose. Nadal a remporté leurs neuf premiers duels sur terre. Mais de 2011 à aujourd'hui, c'est bien Djokovic qui a le dessus : 7 victoires, 6 défaites.
Le Serbe a dompté Nadal à Monte-Carlo, à Madrid, à Rome mais à Paris, le Majorquin gardait toujours le dernier mot. Dominer Nadal en deux sets gagnants est une chose, mais en cinq manches... Pourtant, là encore, Patrick Mouratoglou balaie l'argument. "Il n'y a aucune logique à cela, assène-t-il. Novak est ultra fort en cinq sets, c'est un des joueurs les plus endurants. C'est une anomalie qu'il n'ait pas battu Nadal plus tôt à Roland. Mais il a fait un blocage, tout simplement.Ça arrive quand on commence à tourner autour d'un titre, on se met à réfléchir." D'ailleurs, même après avoir enfin vaincu Nadal en 2015, Djokovic butera sur la dernière marche, nommée cette fois Stan Wawrinka.
Contrairement à Federer, si Djokovic a autant été marqué au fer rouge par Nadal, ce n'est donc pas parce que les clés lui manquaient, mais parce qu'il ne parvenait pas à les utiliser. "Je me souviens de leur demie en 2013, il passe complètement à côté, juge Mouratoglou. Comme lors de ses finales contre lui, il n'était pas rentré dans le match avec le bon état d'esprit".
Cette demi-finale, en dépit de leurs deux finales, reste sans aucun doute leur sommet commun sur le Chatrier. Un monument. Mené une manche à rien puis deux sets à un, Novak Djokovic parvient à pousser son rival dans un cinquième set décisif, où il va compter un break d'avance, avant de s'incliner 9-7.
Un match d'une intensité folle, au point que le public, estourbi, aura besoin de souffler, laissant le pauvre Jo-Wilfried Tsonga débuter la seconde demi-finale, face à David Ferrer, devant des travées largement clairsemées. Chris Clarey se souvient des larmes de Toni Nadal dans le "Player's lounge" après la bataille : "C'était rare de le voir comme ça, mais l'émotion était forte après ses blessures de 2012."
A Roland-Garros, Nadal pouvait tout oublier. Tout surmonter. Même ses doutes et cicatrices les plus profondes. Ici, c'était chez lui. Djokovic ou pas Djokovic. Federer ou pas Federer.
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L'extraordinaire demi-finale de 2013 reste le sommet de la rivalité entre Rafael Nadal et Novak Djokovic. L'Espagnol l'avait emporté 9-7 au 5e set.

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3 - El "luchador", le gentleman guerrier

Retour au 8 juin 2008. A cette finale en forme de victoire absolue. L’entreprise de démolition totale. Avec tout le respect et la déférence que l’on doit à Roger Federer, le déroulement et le dénouement de cette finale 2008 correspondent à s’y méprendre à une humiliation. En moins de deux heures, Rafael Nadal a détruit le Suisse, corps et âme. Du haut de ses 12 majeurs déjà glanés, le numéro 1 mondial n’a inscrit que quatre jeux, soit la finale la plus déséquilibrée des trente dernières années chez les hommes en Grand Chelem.
Lors de la cérémonie protocolaire, micro en main, Federer rit jaune, s’excuse auprès du public et n’oublie pas de rendre hommage à son taureau de bourreau, qui écoute religieusement sa victime préférée sur terre. "Rafa paraissait presque gêné à la fin, se souvient Christopher Clarey. Il semblait beaucoup moins embarrassé sur le court quand il présidait à l’exécution de Federer". Tout Nadal réside dans cette dualité.
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Finale 2008 : La compassion du jeune homme bien élevé après la démonstration sans pitié du champion guerrier.

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Construction - baston - désintégration, c’est le triptyque immuable de Rafael Nadal. Même si son jeu a évolué vers l’efficacité en raison d’une fragilisation physique manifeste, l’Espagnol est un tennisman d’une férocité absolue qui ne connait qu’un tempo. Le sien. A 100%. Tout le temps. Et même en amont de la bataille. "Avant d’entrer sur le terrain, vous le voyez déjà en train de sprinter dans le vestiaire. Il prend un ascendant psychologique à cet instant-là. On sent qu’il a besoin d’entrer dans l’arène. Il aime les grands matches, le combat et l’effort physique", admire Sébastien Grosjean.
"Dans l’histoire, je ne vois que deux personnes capables de tenir la comparaison au niveau de la compétitivité : Jimmy Connors et Monica Seles, ajoute Philippe Bouin. Ces joueurs-là ne se posent jamais la question de savoir s’ils doivent gagner ou perdre mais ils donnent le maximum absolu à chaque instant, sur chaque balle. Chez les autres, il y a toujours un moment de moins bien."
Tout respire la lutte chez Nadal. Et depuis ses premiers pas sur les courts de la Porte d’Auteuil. "Les pantacourts et les t-shirts sans manche, c’était une trouvaille marketing mais elle le caractérisait tellement bien", se souvient Patrick Mouratoglou, subjugué par le look à part du Majorquin. Comme Andre Agassi, autre génie précoce, Nadal annonçait la couleur sans le fluo tape-à-l’œil du Kid de Las Vegas mais par son style bien à lui. "Avec ses cheveux longs, c'était un ovni, décrit l’entraîneur de Serena Williams. Je trouve que sa tenue le résume bien : ce sont des vêtements de guerrier."
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Cheveux longs, bandeau dans les cheveux, t-shirt sans manche et pantacourt : le look de Rafael Nadal, véritable composante de la figure du combattant.

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La terre promise parisienne n’a pas toujours été pavée des meilleures intentions à l’endroit de son maître. Mais jamais, Nadal n’a baissé les bras devant la difficulté ni montré quoi que ce soit d’autre qu’un engagement sans faille. Doute-t-il ? Lui seul le sait. Mais il ne laisse jamais rien transpirer. Sinon une volonté absolue, même dans l’adversité. Surtout dans l’adversité. "A Roland, Rafael s’est parfois retrouvé mené, ça lui est même arrivé plusieurs fois en finale, rappelle Oncle Toni. Mais ce n'était qu'un set dans son esprit. Quand tu as fait tout ton possible pour arriver en finale de Grand Chelem, tu ne t'arrêtes pas de lutter parce que tu as perdu un set. Rafael, c'est un ‘luchador’ : il aime se battre."
Quand il tient les rênes, ne comptez pas sur lui pour desserrer l’étreinte. Le terme relâchement n’existe pas dans son dictionnaire. "Quand vous êtes mené par un autre joueur que Rafa, vous pouvez continuer à y croire. Mais contre Nadal, à Roland-Garros ? C'est comme se retrouver avec l'obligation de monter trois ou quatre fois la Tour Eiffel à pied", image Mats Wilander.
L’intensité n’empêche pas l’humilité. Bien au contraire. Elle est même le fondement du tennis du natif de Manacor. Une fois la raquette posée, Rafael Nadal est d'ailleurs un homme d’une modestie confondante. Qui a croisé l’Ibère dans les allées de Roland peut en témoigner. Le combattant ne se prend pas pour ce qu’il est devenu à son insu : à savoir une superstar.
LA STATOSPHERE NADAL - 81
8 avril 2005. 20 mai 2007. Pendant deux ans, un mois et douze jours, Rafael Nadal est resté invaincu sur terre battue. De sa défaite contre Igor Andreev à Valence en quarts de finale à celle face à Roger Federer en finale à Hambourg, l'Espagnol n'a connu que la victoire. 81 matches consécutifs avec une issue favorable. Pour la petite histoire, c'est contre Gaël Monfils, alors âgé de 18 ans, que Rafa avait débuté sa série au 1er tour de Monte-Carlo en avril 2005. C'est la plus longue série d'invincibilité sur une même surface dans l'histoire.
"Quand on laisse traîner ses oreilles dans les allées du stade, on se rend compte que Rafa fait l’unanimité. Tout le monde insiste sur sa politesse, son comportement, son éducation et le fait qu’il est très humble et respectueux, relate Fabrice Santoro. Il est très simple, sympa et disponible avec les bénévoles et les chauffeurs. Lorsqu’on fête son anniversaire à Roland-Garros, il est toujours ravi de partager ce moment avec l’organisation." "A aucun moment, vous n’avez l’impression de faire face à une vedette", renchérit Philippe Bouin. Avant d’ajouter : "Je ne pense pas qu’il se regarde dans le miroir en se disant ‘tiens, je suis Rafael Nadal’. C’est très rare."
Le soir de son premier triomphe parisien, Christopher Clarey fut l’un des rares privilégiés invités à marcher dans les pas du phénomène. Sa mémoire nous entraîne dans les festivités qui avaient suivi l’avènement de Rafa 1er. "J’avais été invité à diner au Café de l’Homme au Trocadéro avec sa famille et lui. Ça s’est terminé dans une boîte de nuit très tard, se souvient le journaliste. J’ai été frappé par la manière dont il a géré cette situation, avec la tête froide et courtoisie. Il n’y pas eu de douche de champagne. On aurait dit un vieux sage. Il n’a pas fait la fête comme un gars de 19 ans. Etre le centre de l’attention ne l’intéressait pas plus que ça. Je me souviendrai toujours de cette nuit car ce que j’avais sous les yeux, sans m’en rendre encore compte, était ce qui allait devenir sa marque de fabrique : maturité et humilité."
Et la preuve d’une chose, que synthétise Philippe Bouin à merveille : "On peut être bien élevé et être un combattant de l’extrême sur un court. Pas besoin d’être un méchant dans la vie".
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Rafael Nadal fêtant son anniversaire à Roland-Garros, une tradition pour le Majorquin, né un 3 juin.

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4 - 2009, le tremblement de terre

Quand surgissent les évènements les plus improbables, il y a toujours des gens, empereurs de l'a posteriori, pour vous dire "moi, je savais". Tous ceux avec qui nous avons évoqué ce tremblement de terre battue nous l'ont confirmé : ils ne savaient pas. Ce dimanche 31 mai 2009, ils n'ont rien vu venir quand le roi de France Rafael Nadal est passé sous la guillotine de Robin Söderling, transformant un banal huitième de finale en un des plus gros séismes de l'histoire du tennis. "Je ne regardais même pas le match au début, tant j'étais persuadé que Nadal gagnerait facilement", nous avoue Christopher Clarey.
Et pour cause. Nadal n'avait jamais été autant favori à Paris qu'aux abords de cette édition 2009. Invaincu sur ocre en trois sets gagnants en une quarantaine de matches, quadruple tenant du titre à Roland-Garros, il avait même étendu son territoire en s'imposant pour la première fois à Wimbledon en juillet 2008 puis à l'Open d'Australie en janvier 2009.
Vainqueur au printemps à Monte-Carlo, Barcelone et Rome, il avait certes cédé en finale à Madrid contre Federer, mais c'était sur une terre rapide et au lendemain d'un match de quatre heures face à Djokovic. Qui pouvait donc imaginer le déclin de l'Empire majorquin ? Surtout face à ce Robin Söderling, que Rafa avait étrillé trois semaines plus tôt à Rome, 6-1, 6-0.
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Après 31 victoires en 31 matches, Nadal subit sa première, et avant-dernière défaite à ce jour, sur la terre battue parisienne.

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En réalité, le choc, immense, tient autant à ce que nous ignorions de l'Espagnol qu'à ce que nous ne savions pas du Suédois. Ce que le premier ne pouvait plus produire, ce que le second avait à offrir.
Nadal, d'abord. A Roland-Garros, il souffre en silence. Rien ne filtre, d'autant qu'il a expédié ses trois premiers tours sans perdre un set. "Je n'avais noté aucun signe de fébrilité ni un quelconque problème dans ses déplacements", assure d'ailleurs Chris Clarey. En 16es de finale, il a même détruit Lleyton Hewitt (6-1, 6-3, 6-1). Il vient alors de porter sa série de sets gagnés à Paris à... 32, soit depuis la finale 2007 ! Tous les voyants semblent donc au vert, comme d'habitude. Mais dans son genou gauche, c'est l'alerte rouge. "Rafael avait très mal, raconte Toni Nadal. Après le match contre Hewitt, le soir à l'hôtel, il était calme mais triste. Il souffrait. Il espérait quand même gagner ce tournoi, mais il savait qu'il ne pourrait s'exprimer à 100%."
Pour autant, l'oncle coach prend soin de noter que "Robin Söderling a vraiment fait un très, très grand match". Et c'est bien l'autre clé qui va transformer ce huitième de finale en évènement historique. La grande gigue de Tibro, au potentiel bien connu mais mal exploité, donne sa pleine mesure ce jour-là, pour s'imposer en quatre sets (6-2, 6-7, 6-4, 7-6). Mats Wilander a conservé un marqueur visuel bien précis : "je me souviens du visage de Rafa après les 4 ou 5 premiers jeux. On pouvait lire 'oh mon dieu, je ne vais pas m'en sortir aujourd'hui'. Je n'avais jamais vu ça avant sur sa tête à Roland-Garros."
Cette inquiétude a-t-elle été accentuée par ses limites physiques du moment ? "C'est possible, poursuit Wilander, mais je veux vraiment donner du crédit à Robin. Non seulement il a produit du grand tennis, mais il a réussi autre chose de plus important ce jour-là : il a trouvé le moyen de contrarier Nadal sur terre battue." Jusqu'alors, à Roland-Garros, Nadal n'avait jamais rencontré pareille opposition. En 31 matches, il n'y avait perdu que sept manches, dont trois contre Federer, sans que le Suisse ne soit jamais en mesure de l'emporter.
En réalité, le premier joueur à avoir montré la voie aura peut-être été... Paul-Henri Mathieu. En 2006, le Français a livré un combat épique au déjà maître des lieux. Une baston ahurissante, qui fit de ce troisième tour le plus long match de l'histoire du Grand Chelem hors cinq sets : 4h53' d'une intensité inouïe. "Il avait fallu que Rafael soit dans un très bon jour pour s'en sortir", se souvient Toni Nadal. Thierry Tulasne était à l'époque l'entraîneur de PHM. Il avait mis au point un plan tactique que personne n'osait effleurer :
L'idée, c'était de tenir sa ligne de fond sans reculer et de ne pas hésiter à jouer plein coup droit sur Nadal. Paulo avait un super revers et le coup droit croisé de Nadal qui venait sur son revers, ça lui allait très bien. Il tenait la diagonale et arrivait à s'ouvrir le court pour jouer de l'autre côté.
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4h53. Le duel entre Paul-Henri Mathieu et Rafael Nadal (5-7, 6-4, 6-4, 6-4) est le plus long jamais joué en Grand Chelem hors match en cinq sets.

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Trois ans plus tard, c'est avec le même leitmotiv, agresser Nadal, crime de lèse-majesté ultime, que Söderling déboule sur le Chatrier. Avec plus de violence encore au service et côté coup droit par rapport à Mathieu. "Robin a joué comme si c'était lui qui avait les clés, estime Mats Wilander. Et ça, c'était quand même très nouveau. Quand il jouait bien, Robin savait qu'il avait les armes pour battre n'importe qui, n'importe où."
Le fruit d'une conviction inoculée par son coach d'alors, Magnus Norman. Le technicien suédois, qui débloquera ensuite Stan Wawrinka, a joué un rôle majeur dans cet exploit. "Avant le match, racontera un an plus tard Söderling en revenant sur les lieux du crime, Magnus m'a dit que je devais imaginer ma tête à la Une de tous les journaux après ma victoire. Il voulait que je me visualise en vainqueur." Sur la balle de match, au paroxysme de sa vie de champion, la réaction mesurée du Suédois témoignera pourtant d'une forme d'incrédulité.
LA STATOSPHERE NADAL - 98
Quand Rafael Nadal rentrera sur le court pour disputer son premier tour dans cette édition 2017, il jouera le 99e match de sa carrière sur terre battue dans une rencontre au meilleur des cinq sets. Son bilan est effarant : 96 victoires, 2 défaites. Soit un taux de réussite de 98%. A Paris, Nadal a gagné 72 matches et subi ses deux uniques défaites. A cela, il faut ajouter 24 autres rencontres en trois sets gagnants, en Coupe Davis ou jadis dans certaines finales hors Grand Chelem (Masters 1000 ou Barcelone), qu'il a toutes remportées.
Pour Rafael Nadal, cette élimination fut bien sûr très douloureuse. "Perdre pour la première fois à Roland-Garros, ça avait été compliqué pour lui, oui, concède Toni Nadal. Bien plus que d'encaisser la défaite face à Djokovic en 2015, ou même son renoncement sur blessure en 2016. "Je me souviens bien de 2009, note Fabrice Santoro. Il était extrêmement touché et triste. Je crois que des larmes avaient coulé."
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Rafael Nadal quitte pour la première fois le court Philippe-Chatrier dans la peau du battu. Cette défaite contre Söderling, c'est une des plus grosses sensations de l'histoire du Grand Chelem.

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Une tristesse teintée d'une pointe d'aigreur, le clan Nadal jugeant que le public parisien, en prenant fait et cause pour Söderling, avait manqué de respect à Rafa. Ce dernier le dira poliment lors de sa conférence de presse. Son oncle se montrera autrement plus virulent, clamant que le public parisien était "stupide". Huit ans plus tard, les mots ont changé, mais pas le fond de sa pensée. "Le public peut faire ce qu'il veut, juge Toni. J'avais trouvé qu'il n'avait pas été correct avec Rafael. Mais il n'a pas perdu à cause du public."
Paradoxalement, avec le recul du temps, la digestion de cette journée aura été presque plus difficile pour Söderling que pour Nadal. On peut se relever des plus douloureux échecs, mais on demeure à jamais prisonnier de ses propres exploits. Anthony Perkins a souvent dit que si sa performance inoubliable dans le Psychose d'Alfred Hitchcock lui avait apporté la gloire, elle avait aussi figé sa carrière. Il fut à jamais Norman Bates. Söderling a connu le syndrome Perkins. Il est le type qui a battu Nadal à Roland-Garros pour la première fois. Longtemps, il fut même le seul et c'est avec un certain soulagement qu'il a accueilli la deuxième défaite du Majorquin, en 2015. Mais Söderling le sait, jusqu'à la fin de ses jours, on ne lui parlera que de ça.
Rafael Nadal, lui, aura vite tourné cette page. Douze mois plus tard, il triomphera à nouveau à Paris, entamant même un nouveau cycle de cinq années de règne, plus long encore que le premier. Lors de la finale 2010, comme pour boucler la boucle, il retrouvera Söderling. Sans lui laisser un set. Le bourreau d'hier était redevenu une docile victime...
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2010, la revanche. Nadal reprend son bien et redevient le maître de Roland. Sa dernière victime, en finale, n'est autre que Robin Söderling.

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5 - Nadal - Borg, le choc des extraterriens

"C'est monstrueux, surréaliste, on ne reverra sans doute pas ça de notre vivant", dit Patrick Mouratoglou des accomplissements terriens de Rafael Nadal. Dans 40 ou 50 ans, on parlera encore de cette ère comme d'un moment à part et, parce que nous avons le nez dedans, la véritable portée de ces accomplissements échappent à notre raison. Il faudra le recul du temps pour cela. "Je crois qu’on ne mesure pas encore l’impact réel de Nadal sur le tennis", souffle d'ailleurs Nicolas Mahut.
Nadal va laisser une trace colossale. Inégalable ? Peut-être. A l'échelle de l'histoire, un seul champion peut lui disputer par-delà les époques le titre honorifique de plus grand joueur de l'histoire de la terre battue : Björn Borg. Si débat il y a, ce ne peut être qu'entre eux. Pour reprendre les préceptes de Péguy, avant l'époque Nadal, il y eut l'époque Borg. "Ce sont bien les deux joueurs les plus forts que j’ai vus sur terre battue", résume Philippe Bouin, tout en refusant d'aller plus loin : "la hiérarchie n’est pas claire car on ne peut pas comparer les époques. L’un est-il plus fort que l’autre ? Il s’est passé trop de temps entre les deux. Et puis, est-ce qu'on compareMozart et Beethoven ?"
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Rafael Nadal et Björn Borg, duel à travers les âges. (Par Florian Nicolle)

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Ce choc d'extraterriens à travers les âges n'offre évidemment pas de réponse scientifique. C'est une discussion sans fin, mais ce sont toujours les plus excitantes... Essayons donc d'apposer sur ce débat des éléments objectifs. Il y a d'abord ce qui rapproche Borg et Nadal : l'ampleur de leur suprématie. L'un et l'autre ont écrasé la concurrence sur terre des années durant. L'impuissance du commun comme du plus exceptionnel des adversaires de Nadal est similaire à la forme de tyrannie tranquille imposée jadis par Borg.
Contemporain de Borg, contemplateur de Nadal, Thierry Tulasne voit clairement une gémellité entre les deux. "Pour moi, c'est comparable", note l'ancien numéro 10 mondial. Dans ce domaine, il donnerait même un tout petit avantage au Nordique au bandeau. "J'ai l'impression que Borg dominait encore plus, dit-il. Il perdait très peu de jeux. A part un Panatta ou à la rigueur un Pecci qui pouvaient l'embêter un peu, en trois sets gagnants, il avait une telle marge... J'ai le sentiment qu'aucun joueur ne pouvait lui poser des problèmes. Alors que Rafa, parfois, a dû se sortir de situations difficiles, peut-être plus que Borg."
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Le bandeau, les cheveux longs, le regard : Bjorn Borg, la première megastar du tennis moderne.

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Une impression qui tient la route. De 1977 à 1981, au sommet de sa domination, Borg a joué 120 matches sur terre battue. Il en a perdu... quatre, dont deux sur abandon et un sur la terre battue américaine, si spécifique, lors de l'US Open 1977. Pour ne parler que de Roland-Garros, Borg et Nadal ont tous deux réussi à remporter le tournoi sans perdre un set à deux reprises. Mais rien n'a jamais égalé la boucherie de 1978. Cette année-là, Borg n'avait lâché que 32 jeux en sept matches. Dans l'ère Open, personne n'a fait mieux, ni avant ni après, que ce soit à Paris ou ailleurs.
Mais Borg traîne un sacré handicap : au sommet avant même ses 18 ans, il a été atteint par une irrémédiable lassitude qui l'a poussé à raccrocher la raquette à seulement 26 ans. De fait, son palmarès terrien souffre de cet arrêt précoce face à celui de Rafael Nadal : "seulement" 30 titres et 6 à Roland-Garros, contre 52 et 9 pour Nadal. Or, si les chiffres ne disent pas tout, ils ne mentent jamais. Dans le cas présent, leur poids est si écrasant que, pour certains, ils suffisent à trancher le débat.
Mats Wilander est dans ce camp. "Pour moi, Rafa est bien le plus grand terrien de l'histoire, juge le Suédois. Borg aurait peut-être gagné deux ou trois Roland-Garros de plus. Mais il ne l'a pas fait..." Patrick Mouratoglou ne dit pas autre chose : "Borg a arrêté trop tôt. Les qualificatifs, c'est bien, mais au bout d'un moment, il n'y a que le palmarès qui justifie ça. Quand Rafa montre son palmarès sur terre, personne ne peut ne serait-ce que discuter avec lui. Federer est-il le plus grand joueur de l'histoire sur gazon ? Ça, on peut en parler. Mais Rafa sur terre, aucune discussion possible."
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2014 : Bjorn Borg remet à Rafael Nadal la Coupe des Mousquetaires pour la deuxième fois. C'est le neuvième sacre du Majorquin. Le dernier à ce jour.

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D'autant que le contexte du XXIe siècle n'est pas celui des années 70. Dominer, oui, mais dominer qui ? Non seulement Nadal a imposé sa supériorité à deux autres monstres, mais l'adversité globale avec laquelle il compose est bien plus homogène. "Le tennis a beaucoup changé, relève Thierry Tulasne. La densité de bons joueurs, notamment dans les premiers tours, n'a plus rien à voir. Si Borg dominait plus, ce que fait Nadal est plus fort." De nos jours, gagner neuf fois à Paris ou dix fois Monte-Carlo témoigne presque d'une forme d'anomalie. "9 ou 10 fois, soupire le double finaliste de Roland-Garros Alex Corretja, ça semble impossible. Aujourd’hui, la quantité de sacrifices pour gagner un Grand Chelem est plus grande."
Pour Christopher Clarey, c'est au fond l'ensemble du "package" nadalien qui l'impose presque naturellement. "Pour moi, Nadal est bien le plus grand joueur de terre battue de tous les temps, plaide le journaliste américain. Il l'est pour sa constance, son style, sa longévité et, bien sûr, son palmarès." Pour définir ce qui sépare Borg de Nadal, il avance une forme de Sainte-Trinité toute personnelle mais très éclairante : "pour moi, Borg, c'était force athlétique, précision, concentration. Nadal, c'est force athlétique, précision et passion."
LA STATOSPHERE NADAL - 2
Sur terre, Rafael Nadal a affronté des dizaines de joueurs au fil de sa carrière. Seuls deux possèdent un bilan positif contre lui sur ocre : Alex Corretja et Olivier Mutis. Mais ils ne l'ont croisé qu'une seule fois, à ses débuts. Rafa avait 16 ans quand il a cédé contre Corretja (Barcelone 2003), et 18 face à Mutis (Palerme 2004). Ce dernier est d'ailleurs le seul joueur français à avoir battu Nadal sur terre battue...
La concentration extrême de "Ice Borg", froid comme la glace, a fini par provoquer une ébullition. Quand la cocotte-minute scandinave a explosé, ce fut une rivière sans retour, direction la retraite. Nadal, lui, n'a jamais vu son feu s'éteindre. "Il incarne la pure passion de la compétition, poursuit Chris Clarey. Je pense que la différence est là et c'est pour ça que, contrairement à Borg, il n'a jamais connu de burnout, malgré la pression extrême venant de son pays et du monde entier."
"J'aurais aimé voir Borg jouer jusqu'à 30 ans pour voir s'il aurait continué à dominer, regrette Thierry Tulasne. Le fait marquant à cette époque, ça a été le changement de matériel. Est-ce que Borg aurait continué à tout écraser avec le changement de matériel ? C'est la grande question car cela avait modifié la physionomie du haut niveau." Rafael Nadal, lui, a répondu à la question laissée en suspens par Borg : jusqu'où serait-il allé ? Là où le Suédois lègue un frustrant point d'interrogation, Nadal impose son point d'exclamation.
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Nadal, Nadal, Nadal, Nadal, Nadal, Nadal, Nadal, Nadal, Nadal. (Par Clovis Museux)

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6 – Opération decima

Sur le socle de la Coupe des Mousquetaires, des noms gravés pour l’éternité. Des champions. Quelques légendes. Et une anomalie. Devant les années 2015 et 2016, l’inscription "R. Nadal ESP" a disparu, laissant place à deux entrants, messieurs Wawrinka et Djokovic. Deux ans sans Rafa, le graveur a dû s’en trouver tout tourneboulé, lui qui avait invariablement inscrit le nom du taureau de Manacor sur le trophée entre 2005 et 2014, laissant juste une respiration en 2009 pour y ciseler le patronyme du plus grand tennisman de tous les temps.
L’histoire se conjugue au présent et il n’est jamais opportun d’en écrire l’épilogue avant de l’avoir vécu. Néanmoins, il ne faut pas être grand clerc pour faire de Rafael Nadal le grand favori des Internationaux de France. Jusqu'à la semaine dernière, il était même "archi-favori", comme nous le confiait Patrick Mouratoglou. Mais Rome, sans remettre en cause ce statut, a quelque peu changé la donne. Parce que Nadal y a subi son premier revers de la saison sur terre, face à Dominic Thiem.
Son coup d’arrêt transalpin a deux conséquences majeures. L’une négative : il rate le quadruplé inédit Monte Carlo - Barcelone - Madrid - Rome. L’autre positive : Rafa a pu souffler. Ce qui, après un début de saison plus éreintant qu’il ne l’imaginait probablement, ressemble à un luxe. La Decima à défaut de la Manita, voilà donc le défi qui attend le Majorquin du côté de la Porte d’Auteuil. Une part d’histoire et un pas de plus dans la légende.
La campagne romaine a aussi permis de matérialiser la montée en puissance du plus prometteur diamant de la jeune génération. A travers son triomphe romain, le plus précoce dans un Masters 1000 depuis une décennie, Alexander Zverev a envoyé un message. "Les jeunes n’ont peur de personne, relève Mats Wilander. Les Zverev, Pouille et Kyrgios peuvent battre n'importe qui sur un match, y compris Nadal." Mais l'Allemand semble clairement en avance sur le Français et l'Australien. Même si Nadal l'avait détruit le mois dernier à Monte-Carlo (6-1, 6-1), le jeune Sascha incarne une des rares menaces tangibles pour l'Espagnol.
Qui d'autre ? Federer n'est pas là, Murray est en perdition et Wawrinka se cherche. Reste l'énigme Novak Djokovic. Le tenant du titre de Roland-Garros n'a certes pas effacé tous ses doutes, mais sa finale à Rome l'a remis en selle. "Rafa joue à un niveau de vainqueur de Roland-Garros, sans aucun doute, glisse Mouratoglou. Maintenant, je ne peux pas m'empêcher de penser que si Novak est à son sommet, il est plus fort que lui." Sauf qu'en dépit de son renouveau italien, le Djoker parait encore loin de ce fameux sommet. Non, on a beau retourner le problème dans tous les sens, l'homme à battre, c'est encore et toujours Nadal. Même avec la prudence qui s'impose.
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Le bras gauche destructeur de Rafael Nadal (Par Florian Nicolle)

Crédit: Eurosport

"Rafa est évidemment favori, mais ce sera sans doute plus dur pour lui que les gens ne l'imaginent", tempère Mats Wilander. Pour avoir triomphé à trois reprises à Roland, le Suédois sait combien la tâche est ardue. "C’est tellement dingue d'imaginer qu'un joueur puisse gagner dix fois le même Grand Chelem. Ça dépasse l'entendement. Mentalement, ça demande un tel engagement et une telle concentration. Déjà, gagner Roland-Garros une fois…"
Toni Nadal est bien placé pour confirmer que l’Everest n’est pas moins haut à la dixième ascension. "On oublie parfois à quel point c'est compliqué de gagner Roland-Garros. C'est toujours difficile, martèle-t-il. Une chose est sûre : si Rafa n’y parvient pas, ce ne sera pas par manque d’envie. Rafa est super motivé et pas parce qu'il n'a pas gagné depuis trois ans : il est toujours motivé à Paris."
Eliminé par Novak Djokovic en quart de finale de l’édition 2015, forcé de jeter l’éponge en raison de son poignet gauche à la veille de son 3e tour face à Marcel Granollers en 2016, Rafael Nadal a laissé comme un vide que la nature, conjuguée au talent de ses successeurs suisse et serbe, a comblé à merveille. Il n’en reste pas moins qu’en 2017, c’est une histoire d’amour qui reprend son cours. Celle de Nadal et de Roland. Depuis l’édition 2010, celle de l’après-Söderling, on n’a jamais autant attendu le retour du roi à Paris.
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Rafael Nadal après son titre à Madrid au printemps 2017.

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Même le public de Roland, qui n’a pas toujours été tendre avec le nonuple lauréat des Internationaux de France ? Nicolas Mahut pense que oui. La raison coule de source : l’ogre de l’ocre a retrouvé les traits humains que son diktat avait fini par gommer. "Les Français étaient lassés de le voir triompher à chaque fois et avaient fini par minimiser ses succès. Maintenant que Federer a gagné, Wawrinka aussi et que Djokovic y est parvenu après avoir échoué à plusieurs reprises, je crois que le public a de nouveau envie de voir Rafa s’imposer. Sauf s’il affronte un Français, évidemment…"
"J’espère qu’il aura beaucoup de soutien parce que l’an dernier avait été particulièrement difficile pour lui. J’aimerais vraiment le voir gagner pour la dixième fois cette année, se mouille Fabrice Santoro. Je n’ai rien contre les autres mais dix Roland-Garros, ce serait incroyable. Ça n’est jamais arrivé avant, ça n’arrivera jamais après et ça restera un accomplissement unique."
LA STATOSPHERE NADAL - 56
Rafael Nadal a remporté 72 de ses 74 matches joués à Paris. Mais le plus impressionnant est peut-être son ratio de victoires sans perdre le moindre set : 56 de ces 72 succès ont été acquis de la sorte, avec 55 victoires en trois sets et un autre avec abandon de l'adversaire, en l'occurrence Novak Djokovic, alors qu'il était mené deux manches à rien. Il a donc signé 77% de ses victoires sans perdre un set. Un taux '"record" parmi les joueurs comptant au moins 50 victoires dans un même majeur.
Unique, il l’est. Quoi qu’il advienne lors de la quinzaine ou durant les années qui séparent le Majorquin du jour où il décidera de retourner pêcher sur son île et savourer sa formidable odyssée. Neuf, dix ou onze couronnes, au fond, ça ne change pas grand-chose. "Rafa, c’est Roland-Garros", lance sans hésiter Nicolas Mahut. Alex Corretja développe : "Je pense qu’il n’a pas besoin de gagner un autre Roland-Garros pour prouver qu’il est de très loin le meilleur joueur de terre battue de l’histoire. S’il remporte un dixième titre, ce sera le sommet mais ça ne changera rien à sa vie."
Entre le paradis et Rafael Nadal, sept marches à gravir. Et une seule véritable inconnue au cœur de sa folle et à la fois rationnelle entreprise. "On sait tous qu’il est physiquement vulnérable désormais, rappelle Christophe Clarey. On ne peut pas écarter cette possibilité". Nadal reste peut-être son principal ennemi. Genoux et poignets ont fait plus que perturber le gaucher ces dernières années. Mais jusqu’ici, tout va bien. Et c’est probablement le plus important.
"Être le favori ou non dépend de tes résultats et de ton état de forme. Et il est très difficile de rivaliser avec la forme actuelle de Rafa, confirme Alex Corretja. Nadal t’impose une bataille à chaque point. Et des batailles, tu peux en gagner quelques-unes face à lui. Mais, à la fin il gagne toujours la guerre. Et je crois qu’il est de nouveau prêt à gagner la guerre". Bandeau sur le front, raquette en main et envie chevillée au corps, Rafa est certainement pressé d’en découdre. Comme toujours. Comme depuis le premier jour.
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Rafael Nadal soulèvera-t-il une 10e fois la Coupe des Mousquetaires ?

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