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Les Grands Récits - La dernière danse de Martin Fourcade

Laurent Vergne

Mis à jour 13/01/2023 à 14:03 GMT+1

LES GRANDS RECITS - Martin Fourcade est un des champions français les plus accomplis de tous les temps. Mais dans toute sa grandeur, il a connu lui aussi le creux de la vague en 2019. Puis ce fut la saison de toutes les résurrections, jusqu'à un dénouement à la portée symbolique inespérée.

Martin Fourcade - Les Grands Récits.

Crédit: Quentin Guichard

En dehors d'Antoine Blondin, dans une veine plus narrative qu'analytique, aucun écrivain n'a mieux capté l'essence du Tour de France que Roland Barthes. Dans un texte merveilleux, "Le Tour de France comme épopée", il résume la course à quatre verbes : mener, suivre, s'échapper, s'affaisser. Du dernier des mouvements, Barthes dit qu'il est "toujours affreux", qu'il "attriste comme une débâcle", qu'il est parfois même "hiroshimatique", selon un de ces néologismes qu'il affectionnait. Le cycliste se grandit à travers ses souffrances au moins autant qu'à travers ses victoires, les secondes trouvant leur sens dans les premières. Plus grand a été le champion, plus son affaissement le transcende.
Mais en réalité, ceci peut s'appliquer à n'importe quelle discipline. La décomposition d'une légende, peu importe son sport, offre toujours un spectacle oscillant entre le sublime et le tragique. Rares sont ceux qui s'en vont au sommet sans jamais avoir eu à se confronter au vent du déclin. Une telle trajectoire est le plus souvent le fruit d'une retraite anticipée. Quand le temps qui passe vient frapper à la porte, il s'agit presque toujours d'un voyage aller sans retour. C'est en cela que le cas de Martin Fourcade interpelle.
Le biathlète français a dominé son sport de façon hégémonique sur une longue période dans les années 2010, avant d'être lui aussi rattrapé par la décroissance de ses performances, qui plus est brutalement. Banal, on vous dit. Ce qui l'est moins, c'est la manière dont il a réussi à rebrousser chemin pour revenir sur la rive du succès. Jusqu'à s'en aller comme il l'avait presque toujours fait : en gagnant.
Une victoire si chargée de symboles et de hasards invraisemblables, dix ans, jour pour jour, après le tout premier succès de sa carrière, au même endroit, et dans la même course, que tout cela ressemble au scénario bâclé d'un mauvais film, trop gros pour être crédible. Lui-même en convient : "Tu écris un truc hollywoodien, tu l'écris comme ça. Mais dans la réalité, tu te dis que ce serait ridicule." Pourtant, dans sa réalité, tout est vrai. C'est ce qui confère à sa sortie de scène un caractère remarquable. Pas loin d'être unique, même.
Martin Fourcade a réfléchi de longue date à son grand départ. Après des Jeux Olympiques en forme de marche triomphale à Pyeongchang en 2018 (trois médailles d'or), il évoque pour la première fois publiquement le bout du chemin. "Pékin, ce sera peut-être trop loin." "Pour moi, ça restait ouvert, dit-il pourtant aujourd'hui. S'engager pour quatre ans ferme c'était trop compliqué, je ne m'en sentais pas le courage. Donc je me suis lancé sur un bail de deux ans, renouvelable une fois. Ou j'arrêtais en 2020, ou j'arrêtais à Pékin. Les deux étaient ouverts."
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Martin Fourcade JO Pyeongchang

Crédit: Getty Images

Cette façon de planifier les choses lui ressemble bien. Il s'est toujours apparenté à un joueur d'échecs, désireux d'anticiper les prochains coups de la vie. "Martin, ce n'est pas un aventurier. C'est quelqu'un qui construit. Il sait où il va demain, il sait où il va après-demain et s'il va là après-demain, ce sera pour aller à tel ou tel endroit dans trois jours, pour que ça l'emmènera là dans cinq ans. Il voit loin. Il a toujours un plan pour tout."
Les mots sont de Loïs Habert. L'ancien membre de l'équipe de France de biathlon, mari de la quintuple championne du monde Marie Dorin, est aussi un proche de Martin Fourcade. L'un est parrain de la fille de l'autre et réciproquement. Habert avait une certitude : son ami ne s'arrêterait pas autrement qu'au sommet. "Son rêve de carrière, ce n'est pas Bjoerndalen ou Federer, ceci dit sans dénigrer le moins du monde parce que c'est fabuleux ce que font ou ont pu faire ces gens-là à 40 ans. Il ne peut pas se dire 'Je continue tant que ça me plait et on verra où ça me mène'. Il avait vraiment comme volonté ultime de s'en aller en étant au top."
Ce que n'avait pas anticipé le si prévoyant Fourcade, c'est l'accroc à ce plan presque parfait, sous la forme d'une gigantesque claque en pleine face. Lors de l'hiver 2018-2019, le champion de Font-Romeu, septuple tenant du titre de la Coupe du monde et maître incontesté de sa discipline, subit un violent coup d'arrêt. Loin de ses standards au niveau physique, il rentre dans le rang et abandonne son statut de numéro un mondial au profit de Johannes Boe. Un choc d'autant plus dur à encaisser que, de son propre aveu, il n'a "rien vu venir."
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Fourcade, une légende, 13 dates

Au moins autant qu'une déception, il fait donc face à une totale incompréhension. Pourquoi ? Et pourquoi maintenant ? "J'ai dix ans d'expérience au plus haut niveau, sept en tant que numéro un mondial, j'ai eu des saisons plus ou moins bonnes en préparation et finalement, quand la saison recommençait, tout allait bien, rappelle-t-il. J'ai perdu d'un seul coup 40-50 secondes sur les skis. C'est une énorme différence. Que tu perdes cinq dix secondes et qu'un mec te passe devant, OK. Mais là, non, je n'ai rien compris."
Avec le recul, il ne voit qu'un signe qu'il n'a à l'époque pas perçu comme annonciateur d'un problème de fond. Lors de la préparation avec le groupe France à l'été 2018, ses partenaires se rapprochent. Quentin Fillon Maillet, notamment. Le futur numéro un mondial terminera d'ailleurs sur le podium du classement général pour la première fois de sa carrière cette année-là.
Martin Fourcade reconnaît s'être alors trompé d'analyse : "Le groupe devenait de plus en plus compétitif autour de moi. C'est peut-être ça que je n'ai pas su voir venir. J'ai voulu garder tout le temps la même avance que j'avais sur eux. Mais eux progressaient, et le delta aurait dû se réduire. Moi, j'ai surjoué un peu tout l'été pour conserver la même marge. J'en ai trop fait. Trop d'efforts." Dès le coup d'envoi de la saison à Pokljuka, l'addition va lui être présentée. Il remporte pourtant la toute première course en Slovénie, lors de l'individuel 20km, avant "d'exploser en plein vol".
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La déception de Martin Fourcade, 6e du sprint des Mondiaux d'Östersund - 09/03/2019

Crédit: Getty Images

Début février, il occupe encore la deuxième place du classement général, loin derrière Johannes Boe, devenu intouchable, mais devant le reste du monde. Il décide malgré tout de faire l'impasse sur la tournée nord-américaine. Un choix qui, vu de l'extérieur, a désorienté. "Les gens n'ont pas compris, admet Fourcade. Même dans mon entourage, on pensait que c'était juste une méforme. Mais j'analysais clairement la situation : il y avait un gros problème." Et ce problème ne s'appelait pas Johannes Boe ou Tartempion, mais Martin Fourcade :
"Jusqu'en janvier, j'ai tout donné. Je n'ai rien lâché. J'ai élevé mon niveau de tir comme jamais. Et malgré ça je finissais 4e, 5e, 6e. Le grand public se disait 'Il nous fait un flan parce qu'il a perdu trois places'. La réalité, c'est que j'étais premier avec de la marge même quand je n'étais pas à 100%, et je suis passé 4e en étant à 200% de mes possibilités du moment. J'ai limité les dégâts sur le tir, la fierté, l'investissement. Mais j'ai perdu 50 secondes cet hiver-là ! Si vous enlevez 50 secondes à n'importe quel biathlète, il devient anonyme. Je décrochais complètement, pas par rapport aux autres, mais par rapport à mon meilleur niveau."
Pour tenter de sauver sa saison, il mise donc tout sur les Championnats du monde. D'où son impasse à Soldier Hollow, dans l'Utah. Pari perdant. Fourcade contracte un virus durant sa préparation. "Un truc comme je n'en avais jamais chopé. Complètement à plat pendant deux semaines. Le néant. J'étais allongé au milieu du salon, mes filles me marchaient dessus, ça ne me faisait même pas réagir." Ses Mondiaux virent au supplice. Le Français dit stop et met un terme à sa saison. Devant les médias, il relativise, en montre le moins possible. Mais il se sent totalement démuni face à une problématique si inédite pour lui qu'elle fera dire à Patrick Favre, l'entraîneur du tir tricolore : "Martin n'a jamais été dans le dur. Mentalement, il est inexpérimenté face à ce problème."
"Oui, c'était une forme d'inconnue, confirme l'intéressé. En général, quand je prenais une claque, le lendemain, je gagnais la course. Mais là, mon corps saturait en permanence. Je n'arrivais plus à élever mon niveau. J'avais perdu mes repères. Je n'en ai pas beaucoup parlé, parce que je bottais en touche, mais pour moi ça a vraiment été compliqué à vivre et j'ai eu beaucoup de mal à traverser cette phase".
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Martin Fourcade à Hochfilzen en 2019.

Crédit: Getty Images

L'anomalie, ce n'est pourtant pas cet hiver 2019, mais tout ce qui a précédé. A la tête d'un groupe qui, lui aussi, a eu tendance à banaliser la victoire dans des proportions ahurissantes, Claude Onesta, l'ancien sélectionneur de l'équipe de France de handball, rappelait en 2016 à Rio que "dans le sport de haut niveau, la victoire est anormale". Elle constitue l'exception, pas la règle. Dans le cas de Fourcade, tout le monde a eu tendance à l'oublier, y compris, peut-être, lui-même. A l'instar d'un Roger Federer en tennis au cœur des années 2000, il avait "créé un monstre", pour qui la victoire constitue une norme, presque un minimum syndical, et tout autre résultat une forme d'échec.
"Oui, il avait eu des difficultés en junior, il était reparti chez lui, voulait arrêter, mais à partir du moment où il est monté en Coupe du monde, sa carrière, c'est un rêve, souligne Loïs Habert. Il a fait huit années au sommet de son sport. Après, il a connu cette saison très pénible, mais ça doit faire partie d'une carrière d'athlète un moment donné. C'est dur mais c'est nécessaire et je pense que ça a été enrichissant pour lui, même si c'est compliqué à vivre sur le moment."
Pour le roi déchu du biathlon, le processus de redressement s'opère en trois étapes : l'acceptation, qui n'est pas la résignation, la compréhension et la remobilisation. Il règle la première en crevant l'abcès émotionnel et celui de l'orgueil lors d'une séance de débrief de fin de saison avec Vincent Vittoz, l'ancien fondeur devenu entraîneur national. Une séquence inédite pour lui, mais sans doute salvatrice, où la carapace finit par se désintégrer : "J'ai craqué comme jamais je n'avais craqué. Humainement, un moment très fort, qui m'a beaucoup appris sur moi."
S'il n'avait "rien vu venir" en amont, il lui faut pourtant comprendre a posteriori les raisons de ce brutal coup d'arrêt. Décision est prise de lever le pied à l'intersaison suivante pour ne pas reproduire les erreurs du printemps et de l'été 2018 où il estime en avoir "trop fait". Mais si le niveau physique demeure un indispensable préalable, c'est aussi la tête qui doit reprendre le dessus. Chasser le doute coûte que coûte, jouer sur le sentiment de revanche et la volonté de prouver que sa place est toujours au sommet.
La saison 2019-2020 de Martin Fourcade sera remarquable. 7 victoires et 10 podiums en Coupe du monde. Et deux médailles d'or aux Mondiaux, une pour lui seul dans l'individuel, une autre avec ses camarades du relais masculin, avec lequel il n'avait encore jamais été sacré. Il va même passer à deux minuscules points d'un huitième gros globe de cristal, cédant finalement d'un cheveu face à Johannes Boe. Une forme de renaissance, sur laquelle tout le monde ne misait pas.
Au fond, ses déboires de la campagne précédente se sont drapés d'une double vertu. Ils ont à la fois donné un relief nouveau à ses succès passés tout en conférant aux victoires de son ultime saison une saveur particulière. Un mal pour un bien ? Il n'ira pas jusque-là. Mais un mal qui ne fait pas que du mal. "Ce qui est rigolo, c'est que, médiatiquement, et par rapport au public, ce passage m'a plus servi que desservi, relève-t-il. Les gens ont vu que, finalement, ce n'était pas si facile de gagner. Ça a peut-être donné de la valeur rétrospectivement à ce que j'avais fait avant. Ça m'a humanisé."
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Martin Fourcade ou la folle résurrection de la dernière saison.

Crédit: Getty Images

Comme souvent, Loïs Habert abonde dans le sens de son ami : "Ces gens-là, qui gagnent 50, 80, 100 fois, ils ont besoin de se faire malmener, d'être challengés. Un athlète qui écrase sa discipline, qui est tellement au-dessus qu'il gagne tout le temps, ça fait rêver un moment mais les gens finissent par se lasser." Pour autant, Fourcade n'est jamais redevenu Fourcade, et c'est lui qui le dit : "J'étais à 100% jusqu'en 2018, je suis descendu à 65% en 2019 et je suis remonté à 85. En 2020, je ne suis pas revenu à mon meilleur niveau. Je me suis remis devant les autres, pas devant Johannes."
Johannes. Son successeur. Le premier à l'avoir fait durablement vaciller et, finalement, destitué de son piédestal. Quand le Français s'est retrouvé au fond du trou, le Norvégien a opéré une razzia sur le circuit avec 16 victoires, le record sur une saison. Une hégémonie née de son propre talent et de l'absence de rivalité. "Johannes explose le record parce que moi, je ne gagne plus, estime le quintuple champion olympique. L'année d'avant, il en claque neuf, moi aussi, et il fait neuf fois deuxième. En 2019, il en gagne 16 aussi parce que moi, je n'en gagne plus une. Je n'ai jamais eu ce regard sur Johannes en me disant 'Mince il est devenu trop fort'. C'est moi qui déraillais. Il jouait son jeu, il était très bon mais je sentais que ce gouffre venait de moi, plus que de lui."
Concernant sa dernière saison, Martin Fourcade affiche la même lucidité, à fronts renversés. Si tout s'est joué sur le fil entre eux pour le classement général, c'est en grande partie parce que Boe s'est écarté du circuit au mois de janvier afin de rester auprès de sa compagne, sur le point d'accoucher. Sans le Nordique, l'ex-roi déchu domine de la tête et des épaules la concurrence, comme à ses plus beaux jours. A Oberhof et Ruhpolding, il ne laisse rien, alignant quatre victoires de rang.
Au-delà des résultats, il n'a pas semblé aussi fort depuis deux ans. La conséquence directe de l'absence momentanée de Johannes Boe. Là aussi, c'est Fourcade qui en parle le mieux : "Est-ce que le fait qu'il ne soit pas là m'a aidé à agir de façon plus libérée ? Le fait est que je suis arrivé à faire en janvier des choses que je n'arrivais pas à faire en décembre quand il était là. Ce qui est sûr, c'est qu'il était meilleur que moi cette saison-là. C'est lui qui dictait la loi comme je l'avais dictée pendant dix ans. Comme je ne pouvais pas me résigner à ça, j'étais obligé de me caler sur lui. Mais comme il était meilleur que moi, ça m'obligeait souvent à surjouer. En décembre, j'enchaîne trois sprints en loupant les deux dernières balles. J'aimerais affirmer que ce n'est pas lié à lui, mais si je me regarde dans la glace, je dois admettre que ça ne m'a pas aidé."
En revanche, après ce mois de janvier, il va conserver sa dynamique, même une fois Boe revenu aux affaires. Menacé pour le gros globe, le champion norvégien se retrouve sous pression, bien plus que son rival. Peut-être parce que celui-ci a autre chose en tête. Car la grande affaire de ce début d'année 2020 pour Martin Fourcade, c'est son départ à la retraite. Il veut réussir sa sortie, sur le fond comme sur la forme.
L'idée, en gestation depuis Pyeongchang, s'épaissit au fil des courses et des mois. Puis à l'issue des Championnats du monde à Antholz en février, sa décision est prise : il va raccrocher en fin de saison, un mois plus tard. La première dans la confidence est son épouse, Hélène. "Je n'en avais jamais parlé avec elle jusqu'ici. Chaque fois qu'elle avait avancé la discussion, je l'avais envoyée chier." Lui-même avait besoin de temps pour verbaliser la chose. "Même si dans ma tête c'était clair, je n'arrivais pas à le dire. C'est peut-être bête mais c'est une chose de penser 'Je vais arrêter' et une autre de dire à tout le monde 'J'arrête'."
Jusqu'au tout dernier moment, Hélène sera la seule au courant, avec le journaliste Jean Issartel, qui avait accompagné le champion dans l'écriture de son autobiographie. "On avait une vraie relation de confiance et il m'a aussi aidé à mûrir cette réflexion de par l'écriture du livre, donc ça faisait partie du deal pour moi. Je ne sais pas si je lui avais dit textuellement mais en tout cas je pense qu'il avait compris."
Pour le reste, fidèle à sa volonté de contrôle, Fourcade cloisonne. Y compris en équipe de France : "Si tu le dis à une personne, tout le monde le sait. C'est pour ça que je n'en ai pas parlé à mes coéquipiers. Ce n'était pas un manque de confiance vis-à-vis d'eux, mais si en plus tu commences à le dire à une personne, elle va le dire à une autre et certains vont l'apprendre indirectement, pas par toi, et ça cause des problèmes."
Alors, de non-dits en plaisanteries, la possible voire probable retraite du leader bleu devient "un running gag", comme il le dit. "J'en jouais aussi mais ça allait dans les deux sens avec mes coéquipiers et le staff. Quand Vincent me disait 'Allez, tu fais comme si c'était la dernière de ta vie', je lui répondais : 'Tu feras moins le malin l'an prochain quand je ne serai plus là.' Jusqu'au dernier jour ça a été comme ça."
Le dernier jour est fixé au 22 mars 2020, lors de la mass start d'Oslo-Holmenkollen. Quoi de mieux que de quitter la scène en Norvège, au pays du ski nordique, devant un public de connaisseurs qui le respecte ? Fourcade prévoit de faire venir sa femme et ses enfants pour ce week-end d'adieu. Son grand frère, Simon, sera là lui aussi. Le départ parfait. Mais rien ne va se passer comme prévu. Tant pis. Mais tant mieux.
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Martin Fourcade.

Crédit: Getty Images

L'invité surprise se nomme Covid-19. La pandémie qui s'apprête à déstabiliser l'équilibre de la planète entière menace par ricochet le monde sportif. Les reports puis, bientôt, les annulations, se multiplient au mois de mars. Le circuit pose ses valises à Kontiolahti, en Finlande, théâtre de l'avant-dernière manche de la Coupe du monde de biathlon, la semaine précédant Holmenkollen. Le mercredi, Martin Fourcade appelle son attachée de presse pour lui faire part de ses intentions et préparer avec elle la meilleure manière de rendre la nouvelle publique. La date de l'annonce est fixée au dimanche.
Le futur retraité pose des mots sur une feuille. Tout est prêt quand, le jeudi, l'IBU annonce l'annulation de la manche d'Oslo. Tout s'arrêtera dès ce week-end à Kontiolahti. Le planificateur Fourcade, qui adore qu'un plan se déroule sans accroc, doit tout repenser de fond en comble. Pire, la rumeur d'une suppression pure et simple des épreuves de "Kontio", synonyme de fin prématurée de la saison, commence à galoper en Finlande. Le scénario du pire pour Fourcade. "Ma vraie crainte, confie-t-il, c'était de courir en ne sachant pas que c'était ma dernière. Ne serait-ce que pour bien vivre le moment je devais pouvoir me dire 'Je vais faire la dernière course de biathlon de ma vie'. C'était vraiment super important pour moi."
Finalement, Kontiolahti est maintenu, mais la mass-start du dimanche passe à la trappe. Martin Fourcade achèvera donc sa carrière le samedi 14 mars, lors de la poursuite. Le vendredi, en début de soirée, il publie un communiqué annonçant sa retraite. Dans quelques heures, il ne sera plus biathlète. Dans trois jours, la France et une bonne partie de l'Europe seront confinées. Le coronavirus lui semble loin, et pas qu'à lui. "La Finlande a pris le Covid deux semaines après tout le monde. Au téléphone, tout le monde nous disait 'Ici, c'est la catastrophe'. Nous, on était en boîte le soir de la dernière course, on ne comprenait pas trop."
L'enchaînement des évènements aurait pu tout gâcher. Il offre pourtant au géant du biathlon un cadeau inattendu sous forme d'anniversaire. Dix ans plus tôt, le 14 mars 2010 se tenait, déjà, une poursuite à Kontiolahti. Martin Fourcade en était sorti vainqueur. La toute première victoire de sa carrière chez les grands. Même lieu, même course, même date. A peine croyable. Lorsqu'il se réveille ce samedi matin, le clin d'œil lui échappe pourtant. Il ne le percevra qu'après sa dernière course.
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Martin Fourcade

Crédit: Getty Images

Il garde le souvenir d'une matinée stressante. Mais assez vite, le compétiteur prend le dessus sur le futur retraité et sur l'homme. "Je mets rapidement de côté le fait que c'est ma dernière course. Certains moments te le rappellent à la fin de l'échauffement. Tu te dis 'Ah oui, c'est la der'. Mais ça ne me pollue pas plus que ça." Il a une dernière bataille à mener. Un huitième gros globe est sur la table, même s'il n'a plus les cartes en main. Fourcade doit gagner cette poursuite et espérer que Johannes Boe ne termine pas dans les quatre premiers.
Malgré le vent, sa dernière course vire au chef-d'œuvre. Il la survole. Quand il quitte le pas de tir après le dernier debout, malgré deux fautes, la victoire est en poche. Il n'a plus qu'à profiter de ses derniers instants de sportif de haut niveau. "J'ai toujours eu l'impression d'avoir une flamme qui brûlait en moi et j'avais conscience que franchir la ligne d'arrivée pour la dernière fois, c'était éteindre cette flamme. Je fais le meilleur temps du dernier tour alors que je n'étais pas à la bagarre. J'avais ce truc de me dire 'Allez c'est la dernière fois que tu te fais mal.' Ce dernier tour est super fort en souvenirs, en émotions et en symboles."
Cerise sur le gâteau, Quentin Fillon Maillet et Emilien Jacquelin l'accompagnent sur le podium pour un triplé tricolore. Derrière, Johannes Boe est en souffrance. Parti avec 20 secondes d'avance après sa victoire sur le sprint, le Norvégien commet une erreur au deuxième couché, puis trois lors de son premier tour debout qui vire au supplice. Il peut tout perdre. Heureusement pour lui, il sauve les meubles avec un cinq sur cinq au dernier tir. Il termine 4e et s'offre, d'un cheveu, son deuxième globe de cristal.
Le triomphe ne sera donc pas total pour Martin Fourcade, mais peu lui importe. Au contraire, presque : "Je n'irai pas jusqu'à dire que c'était mieux comme ça, mais je n'étais pas du tout déçu. S'il n'y avait pas eu les impasses de Johannes en janvier, peut-être. Là, la logique sportive était respectée et j'ai toujours été sensible à ça. Le meilleur avait gagné. C'est juste que je n'ai pas fait ce qui aurait été une forme de hold-up." L'étreinte entre les deux hommes est belle. Les mots aussi, et on les sent sincères. "Martin est une légende, clame Boe.Il a poussé tout le monde à devenir meilleur, à commencer par moi, pas seulement comme un biathlète mais aussi en tant que personne. Je veux le remercier au nom de toute la Norvège."
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L'accolade entre Martin Fourcade et Johannes Boe à Kontiolahti en 2020 après l'ultime course du Français.

Crédit: Imago

Cristal ou pas, la sortie de Martin Fourcade est triomphale. Et s'il regrette de ne pas avoir pu dire au revoir au public, puisque ce dernier week-end s'est tenu à huis clos, cet anniversaire des dix ans séparant la première de sa 83e et dernière victoire enveloppe le tout d'une aura presque mystique, même pour lui, le grand cartésien. "Oui, même pour moi, c'est trop gros pour être le hasard, sourit le Catalan. Je ne suis pas croyant, pas tellement sensible aux symboles et aux superstitions, mais là, il y a beaucoup trop de clignotants pour que tu ne les vois pas. Et je crois que ça m'a aidé aussi à tourner cette page. C'est la fin parfaite, ça ne pouvait pas être autrement, c'était écrit."
"Je n'y vois pas un clin d'œil du destin mais un signe de plus qu'il devait s'arrêter là, juge de son côté Loïs Habert. Ça renforce ce côté timing parfait. En plus, dix ans, ce n'est pas sept, c'est pile une décennie, sur le même site. Martin a besoin que l'histoire soit belle parce que, comme tous les champions qui ont de l'ambition extra-ski, qui veulent utiliser leur carrière pour une autre carrière derrière, il a besoin de soigner son image et que l'histoire soit belle. Là, elle l'était."
Boucler la boucle de manière aussi parfaite, Martin Fourcade n'aurait peut-être pas osé l'écrire s'il avait dû scénariser sa fin de carrière. Faut-il émettre un regret, ne serait-ce qu'un soupçon, de ne pas l'avoir vu continuer alors qu'il était (presque) revenu à son meilleur niveau ? Surtout pas, pour Loïs Habert. "Le top, pour un athlète, c'est de finir en gagnant et en étant sûr de ne pas pouvoir aller plus loin. Physiquement, l'année d'avant lui a coûté cher. Une vie d'athlète de haut niveau, c'est magnifique, mais il y a aussi beaucoup de sacrifices. Si Martin ne les fait plus, c'est parce qu'il n'est pas sûr que ces sacrifices paient encore."
C'est aussi le retour du joueur d'échecs, perpétuellement en quête de sa prochaine action, comme le rappelle Habert : "Il avait beaucoup d'ambition pour la suite de sa carrière. Il y avait une ouverture au CIO pour un poste de délégué des athlètes à la Commission avec quelqu'un qui partait. Ce poste-là ne se serait peut-être pas représenté un ou deux ans après. Le timing était parfait." Le coup d'après, toujours.
Le temps a passé depuis ce 14 mars 2020. Martin Fourcade appartient désormais aux livres d'or du biathlon et du sport français. Il ne regrette rien, et surtout pas de ne pas avoir rempilé : "J'ai été gâté. Jusqu'au bout." Nous aussi.
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L’odyssée Fourcade

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