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Les Grands Récits - Hansie Cronje ou la chute de l'homme que l'Afrique du Sud vénérait comme Mandela

Laurent Vergne

Mis à jour 04/04/2020 à 20:48 GMT+2

LES GRANDS RECITS – Capitaine charismatique de l'équipe d'Afrique du Sud de cricket dans les années 90, Hansie Cronje était alors une des personnalités les plus populaires de son pays. Tout le monde l'admirait et l'avait érigé en modèle. Jusqu'à ce que la vérité éclate, réduisant en miettes une carrière et une vie qui s'achèverait peu après sur une note tragique.

Les Grands Récits : Hansie Cronje

Crédit: Eurosport

Le monde du sport est à l'arrêt mais Les Grands Récits continuent. Suite de notre thématique consacrée aux grandes controverses et aux grands scandales de l'histoire du sport. Cette semaine, direction l'Afrique du Sud. Hansie Cronje y était une icône, un modèle fédérateur bien au-delà de la partie blanche de la population, bien plus identifiée au cricket. Mais Cronje, capitaine de l'équipe nationale, faisait l'unanimité. Jusqu'à ce qu'en 2000, il se retrouve impliqué dans une affaire de matches truqués. La chute fut brutale. La fin tragique.

A quoi peut bien penser Sanjeev Chawla dans cet avion qui le ramène à New Delhi ? Installé depuis près d'un quart de siècle au Royaume-Uni, l'homme d'affaires indien au passeport britannique depuis 2005 est contraint de rentrer au pays. Contraint, oui. La justice indienne vient enfin d'obtenir auprès de son homologue britannique l'extradition de celui après qui elle galope depuis des années.
Son ultime recours, devant la Cour européenne des droits de l'homme, vient d'être rejeté. Chawla a perdu cette dernière bataille, et la guerre. Ce 14 février 2020, il regarde une dernière fois sa propriété de Temple Fortune, au nord de Londres, dit au revoir à sa femme et à ses deux enfants, avant d'être emmené par les autorités. Direction l'Inde et la prison. A son arrivée à l'aéroport Indira-Gandhi, menottes aux poignets et masque sur le visage par peur du coronavirus, les caméras ne le lâchent pas. Dans la vie, vient toujours un moment où il faut payer l'addition. Celle de Sanjeev Chawla vient d'arriver.
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Sanjeev Chawla à son arrivée à l'aéroport de New Dehli le 15 février dernier.

Crédit: Getty Images

Wessel Johannes Cronje avait dû régler la sienne il y a vingt ans, quand toute cette histoire avait éclaté, à l'aube d'un nouveau millénaire en forme de crépuscule de sa gloire, immense mais pas éternelle. De lui, on disait alors qu'il était "le deuxième personnage le plus populaire d'Afrique du Sud derrière Nelson Mandela."
Une trajectoire sans faute pour ce fils de bonne famille afrikaner de Bloemfontein : Des études exemplaires au lycée (il est le "head boy", celui que l'on distingue pour ses résultats, mais aussi son comportement) comme à l'université, et une aptitude pour le sport qui saute aux yeux de tous. Surtout, Hansie, surnom hérité de son grand-père maternel, est un leader né. Depuis son plus jeune âge, on l'écoute et le suit les yeux fermés. Chez lui, Napoléon a toujours percé sous Bonaparte. Dès le lycée, le capitaine des équipes de rugby et de cricket, c'est lui. Il excelle dans les deux disciplines mais choisit finalement de s'orienter vers la seconde, suivant les traces de son père, Ewie, ancien joueur de bon niveau.

Le plus jeune capitaine depuis le XIXe siècle

Comme il est né sous une bonne étoile, le jeune Cronje a la chance de tomber au bon endroit au bon moment. Il a 22 ans lorsque l'Afrique du Sud réintègre en 1991 le concert des nations après la fin de l'Apartheid. Un an plus tard, Hansie débute sa carrière internationale. Il est alors déjà la grande figure de l'équipe de Free State, qu'il mènera à sept titres nationaux en seulement six saisons.
Mais la légende de Hansie Cronje s'écrit pour de bon en février 1994, après une série de tests où il guide par trois fois en quatre matches l'Afrique du Sud vers la victoire, effaçant au passage certains records de la sélection. Quelques mois plus tard, il devient le capitaine des Proteas à la place de Kepler Wessels, le deuxième plus jeune de l'équipe sud-africaine, le plus jeune depuis la fin du XIXe siècle. Le choix fait l'unanimité. Wessels lui-même a narré au Pretoria News une histoire en apparence anodine mais révélatrice à ses yeux :
Hansie était tout jeune, il n'était pas encore la vedette des Proteas. Nous étions arrivés à Agra (en Inde). Nos bagages étaient dans la remorque d'un camion devant l'hôtel mais il n'y avait personne pour décharger. Nous attendions, certains s'agaçaient, tout le monde était fatigué. Alors Hansie a sauté sur la montagne de valises et il a commencé à chercher, et à faire la distribution. Tout le monde a fait comme lui et en cinq minutes, c'était plié. Vous pouviez voir son leadership, sa capacité à entraîner les autres, même dans de toutes petites choses comme ça.

Une star, une icône, un modèle

Joueur complet, charismatique, bon client pour les médias et bankable avec sa mine brune un rien ténébreuse, Cronje a tout pour lui. Les sponsors se l'arrachent. Il devient une star. Une icône. Un modèle même, dans des proportions pas loin d'être délirantes. Sa mère, San-Marie, reçoit ainsi des appels de parents qui idolâtrent son fils cadet : "S'il vous plait, dites bien à Hansie de ne pas cracher quand il est sur le terrain. Mon fils l'adore et, comme il l'a vu cracher, il fait pareil car il veut tout faire comme lui."
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L'idole des jeunes : Hansie Cronje en pleine séance de décidaces pour des enfants à Johannebourg, en 1997.

Crédit: Getty Images

Dans son sillage et avec une équipe rajeunie, l'Afrique du Sud reprend une place significative dans le cricket mondial, même si la décennie 90 sera source de frustrations, comme lors de la Coupe du monde 1996 où, après un premier tour parfait, les Proteas sont surpris en quarts de finale par les Indes Occidentales. Lors du Mondial suivant, en 1999, l'AfSud échoue cette fois face au tenant du titre australien d'un rien, aux portes de la finale. Comme batteur, Hansie Cronje ne produit pas non plus des statistiques affriolantes. Solide, mais sans plus.
Comme capitaine, en revanche, jamais son aura ne se démentira. Au sein du groupe, il impose à tous une éthique de travail rigoriste, aux frontières de l'ascétisme. L'alcool est banni. Pendant les regroupements, des horaires strictes sont instaurées. Il s'avère plus qu'un capitaine. Il agit comme un manager, crée une structure pyramidale en donnant des responsabilités à des plus anciens que lui. Il prend aussi toutes les critiques sur son dos, impose à quiconque de ne jamais critiquer un coéquipier en public.
Hansie a profondément bouleversé la nature et l'approche du cricket
Cronje prend des décisions, aussi. Son influence est telle qu'on lui a attribué ce pouvoir. En 1996, après un test-match à Johannesbourg contre l'Angleterre, Meyrick Pringle a la mauvaise idée de rentrer au-delà de l'heure fixée le soir. Il ne remettra plus jamais les pieds en sélection. Rarement un capitaine aura eu autant d'influence et de prérogatives que lui, peu importe le sport.
"En quelques années, juge son ancien coéquipier Allan Donald, le capitanat de Hansie a profondément bouleversé la nature et l'approche du cricket en Afrique du Sud et même, je pense, au-delà du cricket. Sa grande réussite, ce fut aussi de trouver un équilibre parfait. Il était à la fois un gars comme les autres dans le groupe, il ne se mettait pas à part, mais il gardait toujours la hauteur de vue du leader qu'il était."
C'est cet homme de 30 ans, adulé et respecté comme personne, capitaine sans discontinuer de la sélection depuis six ans (un record au niveau mondial), devenu presque intouchable, qui, au début de l'année 2000, va s'engouffrer en quelques semaines dans la spirale de la déchéance.
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Hansie Cronje, incomparable meneur d'hommes.

Crédit: Getty Images

L'accident

Mais qui est vraiment Hansie Cronje ? "En Afrique du Sud, tout le monde savait qui il était, mais à part ses proches, son frère et sa sœur notamment, je ne sais pas si grand monde le connaissait vraiment", dira, après la chute et les drames, son ancien sélectionneur Bob Woolmer. Sous l'édénique vernis du succès et de la reconnaissance, pointe une âme plus sombre. "La gloire est le deuil éclatant du bonheur", selon la phrase de Madame de Staël, aveu à peine masqué de sa détresse. Le grand capitaine charrie derrière lui quelques drames plus ou moins intimes. La souffrance et la mort y rodent déjà.
En 1992, peu après ses débuts en sélection, Hansie Cronje rentre en Afrique du Sud à l'issue d'une tournée en Inde. Les Proteas ont atterri à Durban. Il a une heure et demie de route, le long de la côte, pour rallier Empangeni, où il doit assister au baptême de sa nièce. Peu avant son arrivée, une petite fille déboule en courant dans une rue. Hansie n'a pas le temps de l'éviter et la percute. L'enfant décèdera de ses blessures quelques jours plus tard.
Le futur capitaine des Proteas respectait la limitation de vitesse et n'a commis aucune faute. Il ne sera pas inquiété. Mais cet évènement va le marquer profondément. Né dans une famille très pieuse, il n'était pas lui-même très spirituel jusqu'à ce tragique évènement, qui va bouleverser son rapport à la religion, à la vie, à la mort. Plongé dans la bible, il devient un "Born again Christian". Un rapprochement avec dieu qui le sauvera, de son propre aveu, mais sera cruellement tourné en dérision quand le scandale éclatera.
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Hansie Cronje et son sélectionneur, Bob Woolmer.

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La théorie de l'acte manqué

Au-delà de ce drame survenu quand il n'avait que 23 ans, c'est peut-être dans son enfance, ou son absence d'enfance, qu'il faut aller chercher les signes de cette autodestruction que personne n'avait vue venir. A un de ses oncles, Hansie a confié un jour "je n'ai jamais eu la chance d'être un enfant." Aimé, choyé, couvé même, mais aussi érigé dès son plus jeune âge en modèle et poussé à assumer des responsabilités. Leader né, ou leader imposé ?
Un psychologue qui l'examinera en 2000 au moment de "L'affaire" avancera la thèse de "l'acte manqué", comme si, inconsciemment, il s'était mis dans le pétrin pour s'extirper de son rôle de "mister perfect" et d'icône qui lui pesait plus qu'il ne voulait l'avouer. Psychologie de bazar à deux rands ? Peut-être. Une chose est sûre, l'irréprochable Hansie était une personnalité complexe et son image publique un leurre.
New Delhi. 13 mars 2000. Sanjeev Chawla est dans le hall de l'hôtel de Taj Mahal. Il passe un coup de fil. "Oui, j'ai prévenu, tu peux monter, je suis dans la chambre 346", lui répond-on. Chawla ne le sait pas, mais son portable est sur écoute. Depuis plusieurs semaines, la police indienne a décidé de scruter les téléphones mobiles d'une dizaine d'hommes d'affaires dans le cadre d'une investigation sur des soupçons d'extorsion de fonds. Ainsi naissent parfois les plus grands scandales, dont certains changent le monde et pulvérisent des vies : par hasard.
L'enquêteur qui écoute la conversation est attiré par l'accent prononcé de l'interlocuteur de Chawla. Ce n'est pas un accent indien. Sud-africain, peut-être. Intrigué, il contacte discrètement l'hôtel. Le locataire de la chambre 346 s'appelle Hansie Cronje. Mais pourquoi diable le capitaine de l'équipe d'Afrique du Sud, bien connu et très populaire en Inde, grand pays de cricket, pouvait-il avoir rendez-vous avec un businessman local ?
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Hansie Cronje.

Crédit: Imago

Et moi, combien tu me paies ?
La semaine suivante, les échanges téléphoniques se multiplient entre les deux hommes. Et ils ne manquent pas d'intérêt. Chawla, apprend la police de Delhi, est aussi, parmi ses nombreuses casquettes, membre du syndicat des paris en Inde. Une véritable industrie.
Au fil des conversations, nait l'évidence que les deux hommes sont en train de se mettre d'accord pour truquer certains des matches qui doivent opposer l'Inde à l'Afrique du Sud jusqu'à la fin du mois. Moyennant rémunération, Hansie Cronje accepte de sous-performer sur certaines rencontres précises. Il tente d'entraîner également dans son sillage plusieurs de ses coéquipiers : Herschelle Gibbs, Nicky Boje, Henry Williams et Pieter Strydom. Seul le dernier refusera. Difficile de dire non à "Cap'tain Hansie".
Le 19 mars, toute la brigade criminelle se cale devant la télé pour suivre le dernier ODI (One Day International) entre lndiens et Sud-Africains. Leurs yeux se focalisent sur les joueurs suspectés. Les Proteas s'inclinent. A l'issue du match, KK Paul, le boss de la section en charge de l'enquête, est convaincu de tenir ses proies. Les preuves sont solides. Quarante pages de retranscriptions téléphoniques. Certains passages sont accablants, comme celui-ci :
- Chawla : Combien ?
- Cronje : Les gars veulent 25 chacun.
- Chawla : Donc 75 000 au total pour eux trois ?
- Cronje : Oui. Et moi, combien tu me paies ? Je ne sais même pas combien tu comptes me donner.
Puis les deux hommes se mettent d'accord sur 150 000 livres.

Cronje drapé dans sa dignité

Le vendredi 7 avril 2000, le tremblement de terre se produit. Epicentre, New Delhi. Mais toute l'Afrique du Sud va ressentir le séisme. La police indienne rend son enquête publique et inculpe Hansie Cronje pour association de malfaiteurs. Elle dévoile des retranscriptions écrites de certaines conversations entre le capitaine sud-africain et Sanjeev Chawla, rentré entre temps au Royaume-Uni et recherché par Interpol. Il faudra donc vingt ans pour le ramener en Inde et le traduire en justice. L'onde de choc continue de répandre ses vagues, même aujourd'hui.
L'Afrique du Sud n'en revient pas. Personne n'a rien vu venir. Les premières réactions officielles sont teintées d'indignation, à l'image de celle d'Ali Bacher, le patron du cricket sud-africain : "Cronje est connu pour son incontestable honnêteté et intégrité. Ces accusations sont bonnes à jeter à la poubelle." Le principal intéressé se drape lui aussi dans sa dignité. "Ces allégations sont absolument sans aucune substance, assure Cronje. Cela a toujours été un honneur pour moi de représenter l'Afrique du Sud et je ne ferais jamais rien pour laisser tomber mon pays."
Samedi 8 avril. Le jour d'après. L'affaire devient politique et même diplomatique. Le ministère des Affaires étrangères sud-africain demande des comptes à son vis-à-vis indien, réclame une copie des écoutes, s'étonne de la publication d'éléments de l'enquête et s'interroge sur les motifs de la mise sur écoute de Cronje. Le sélectionneur Graham Ford vole lui aussi au secours de son capitaine : "Tout ceci est une tempête dans un verre d'eau. Je suis certain que quand les détails seront connus, l'innocence de Hansie et des autres joueurs sera prouvée."
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Hansie Cronje en 1998. Le château de cartes finira par s'écrouler.

Crédit: Getty Images

Bullshit !

C'est le joueur, le champion, le capitaine, mais aussi l'homme de foi qu'il convient de défendre. Ray McCauley, à la tête de l'Eglise-Rhema, à laquelle appartient Cronje, s'engage publiquement : "Parce que je connais Hansie personnellement, que je sais l'homme intègre qu'il est, je ne peux pas croire une seconde qu'il puisse faire partie d'une telle histoire."
Dimanche 9 avril. Le pays fait plus que jamais bloc derrière son héros. La presse sud-africaine se déchaine. "Bullshit !", titre le Sunday Times.
Hansie Cronje, lui, donne une conférence de presse à Durban : "Je démens avoir jamais reçu la moindre somme d'argent durant les ODI en Inde. Je veux être très clair sur le fait que je n'ai parlé à aucun membre de l'équipe de la possibilité de perdre volontairement un match." Puis, ajoute-t-il, "la seule façon de laver mon nom est de vérifier mes comptes bancaires et de parler aux joueurs concernés."
Puisque tout le monde le croit, il n'a pas besoin de convaincre. Alors, en assénant publiquement et aussi fermement ce qu'il sait être un mensonge, qui Hansie Cronje tente-t-il de persuader ? Son peuple ? Ses proches ? Ou lui-même ?
Paradoxalement, son intervention n'a pas convaincu. Est-ce son ton ? Son visage ? Son regard ? Les premières brèches dans la certitude nationale naissent de cette conférence de presse.
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9 avril 2000 : La conférence de presse de Hansie Cronje, dans laquelle il dément toutes les allégations.

Crédit: Getty Images

Les premiers aveux, à 3 heures du matin

Le lendemain, la justice indienne affirme détenir de nouvelles preuves, issues de l'audition de l'homme d'affaires Rajesh Kalra, interpellé dans le cadre de l'enquête. L'étau se resserre. Soutenu par tout un pays mais seul avec son mensonge, Hansie Cronje va craquer.
Dans la nuit du 10 au 11 avril, à 3 heures du matin, il téléphone en larmes à Ali Bacher et admet ne pas "avoir été entièrement honnête." Formule alambiquée et aveux à demi-mots. Le capitaine reconnait des contacts avec des bookmakers indiens et confesse avoir "fourni des informations" en échange de 15 000 livres. Mais il continue de mentir et de démentir avoir volontairement "sous-performé". Aveu trop lourd pour le capitaine-modèle qu'il est.
Qu'il était, plutôt : le mardi 11 avril, Bacher, qui n'a pas dormi de la nuit, apparait détruit devant les caméras. "Nous sommes brisés, sous le choc, lance-t-il. Nous devons faire face à cette crise. C'est dur, mais nous ne pouvons échapper à la réalité." Hansie Cronje est aussitôt renvoyé de l'équipe qui devait affronter le soir-même l'Australie. Il est suspendu jusqu'à nouvel ordre. En quatre jours, le château de cartes s'est écroulé.

La Commission King

Il faudra deux mois de plus pour que la vérité éclate pleinement. Au mois de juin, la "Commission King" est chargée d'enquêter et de faire toute la lumière sur l'affaire, dont la magnitude apparait bien plus importante que ne le laissaient imaginer les premiers demi-aveux de Cronje.
Pat Symcox est le premier à témoigner sous serment. L'ancien international explique avoir été approché par Cronje dès la fin de l'année 1994 pour prendre part au trucage d'un match face au Pakistan. Pourquoi n'a-t-il pas parlé à l'époque ? Sa réponse en dit long sur ce que représentait alors le capitaine des Proteas : Symcox était persuadé que personne ne le croirait. Il a même pensé que Cronje le testait pour vérifier sa probité.
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Hansie Cronje face à la Commission King, en juin 2000.

Crédit: Getty Images

Les jours suivants, Herschelle Gibbs, Nicky Boje et Henry Williams, incriminés par la justice indienne, avouent à leur tour. Mis au pied du mur, Hansie n'a plus le choix. Afin de l'inciter à vider son sac et libérer sa conscience, la Commission King lui propose un marché : l'immunité contre toute poursuite judiciaire en échange d'aveux complets. En deux temps, laborieusement, l'idole déchue va enfin vider son sac.
Le 15 juin, Cronje lit une longue déclaration dans laquelle il se met à nu. De toutes les auditions de la Commission King, c'est la seule à être retransmis en direct à la télévision. Une catharsis nationale.
"Mes premières dénégations étaient mensongères, dit-il. J'ai menti au Board du Cricket sud-africain et aux membres du gouvernement qui m'ont défendu. Je n'ai pas été honnête et je présente des excuses sans réserve. Les mots ne peuvent décrire la honte, l'humiliation et la douleur que je ressens en sachant le mal que j'ai fait aux autres. A tous, mais en particulier à ma femme, ma famille et mes coéquipiers, je demande pardon."
Pourquoi ne s'est-il pas confié à nous ?
Huit jours plus tard, son calvaire public prend fin. Entendu pour la dernière fois par la Commission King, qui a notamment révélé l'existence de comptes off-shore dans plusieurs pays, Hansie Cronje regrette que "son amour pour son sport et pour ses coéquipiers ait été égalé par son regrettable amour de l'argent". En se relevant afin de quitter la salle, il finit par fondre en larmes. Il faut deux personnes pour le soutenir jusqu'à la sortie, dont son frère ainé, Frans.
Si toute l'Afrique du Sud est blessée par toute cette affaire, personne ne souffre comme la famille Cronje, plongée dans une totale incompréhension. Hester est née 13 mois après Hansie. Entre eux, une relation fusionnelle. En 2018, elle s'est confiée pour la première fois au correspondant en Afrique du Sud du quotidien indien anglophone "Hindustan Times".
Elle se souvient du jour où elle a revu son frère pour la première fois après ses aveux : "Il essayait de se cacher de la presse. Il s'était réfugié chez un ami commun. Nous sommes allés le voir. Il nous a demandé pardon et il a pleuré."
Elle l'assure, sa famille lui a instantanément pardonné. Et si elle avoue avoir ressenti de la colère, ce n'est pas tant pour ses actes que pour ne pas lui avoir parlé. "Je lui en ai voulu, oui, de ne pas avoir la force de dire non, explique-t-elle. Quand il était seul, qu'il avait peur, pourquoi ne s'est-il pas confié à nous ?" "Il se haïssait, a confié de son côté Frans, le frère ainé, au Telegraph. Il n'en voulait à personne, sauf à lui-même. Ce qui a fait le plus mal à Hansie, c'est d'avoir laissé tomber sa famille. C'est ce qu'il pensait. Mais à aucun moment nous n'avons ressenti ça. Nous étions mal pour lui, pas pour nous."

Le bout du tunnel était là

Ce qui hante les uns et les autres, c'est de ne pas comprendre. Pourquoi cet homme qui avait tout ce qu'il désirait, la réussite, la gloire et l'argent (il gagnait l'équivalent d'un million de livres par an), a-t-il pris le risque de tout détruire ? Frans Cronje pense que son frère a craqué parce qu'il était enseveli sous le poids de cette vie frénétique. "Le rythme de circuit l'a rendu fou, juge-t-il. Je me souviens d'une année où il n'a passé que 28 jours à la maison. C'était une vie de dingue. Puis il a toujours eu un côté aventureux. Il aimait se mettre en danger, c'est peut-être ce qui l'a attiré dans cette histoire."
Après l'épreuve de la Commission King, Hansie Cronje se referme sur lui-même et s'isole du monde. "Pendant au moins six mois, il n'a pas quitté la maison, raconte Frans. La seule chose qu'il faisait, c'était lire les journaux, qui ne l'épargnaient pas. Il répétait 'je suis un connard, tout le monde me déteste'. Il a sombré dans une profonde dépression." Banni à vie du monde du cricket (suite à la Commission King, il n'avait plus le droit de jouer ou d'entraîner), le héros devenu paria entrevoit pourtant le bout du tunnel au printemps 2002.
Frans Cronje a un souvenir précis en tête : "Hansie venait de prendre un boulot dans les assurances et il avait signé son premier deal. Nous sommes allés diner pour fêter ça. Il est entré dans le restaurant en souriant. Il avait retrouvé ce sourire et cette confiance qui le caractérisaient. Je crois qu'il était en train de reconstruire sa vie." Après avoir envisagé de quitter le pays pour tourner la page, il avait décidé de rester en Afrique du Sud. Mais il n'y aura pas de rédemption ou de seconde chance.

L'hommage bienveillant de Mandela

Deux semaines plus tard, le 1er juin 2002, Frans Cronje reçoit dans la matinée un coup de téléphone de sa cousine. "Tu es au courant que l'avion de Hansie est porté disparu ?" Paniqué, il prend sans réfléchir sa voiture, direction George, où son petit frère devait se rendre pour rejoindre son épouse. Frans a quatre heures de route devant lui. Il ne les oubliera pas.
Pendant qu'il roule, des journalistes l'appellent. Puis sa mère, qu'il tente de rassurer. Enfin, à mi-chemin, le propriétaire de la compagnie ayant affrété l'avion parvient à le joindre : "Malheureusement, nous avons la confirmation qu'il n'y a pas de survivants. Il n'y avait que Hansie et les deux pilotes dans l'avion. Tout le monde est mort." La suite, l'horreur, prévenir ses parents, sa sœur, Frans Cronje ne parvient pas à la raconter.
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L'avion de Hansie Cronje s'est brisé en deux.

Crédit: Getty Images

Il était 6h45 matin lorsque le petit appareil, pris dans le gros temps, s'est abimé sur les cimes des belles montagnes de l'Outeniqua. Le pilote aurait tenté de se poser quelques minutes plus tôt mais, devant les conditions trop précaires, aurait décidé de remonter en attendant que le temps se calme.
L'Afrique du Sud et le monde du cricket encaissent ce nouveau choc. "Nous ne sommes personne pour juger, et nous avons tous des cadavres dans le placard, souffle Mike Atherton, l'ancien capitaine de l'équipe d'Angleterre. La tragédie de sa mort si précoce, c'est qu'il se voit dénier toute possibilité de rédemption." Nelson Mandela, dont l'expertise en termes de pardon n'était plus à démontrer, livre quant à lui un bienveillant hommage :
Voilà un bien jeune homme qui, avec courage et dignité, reconstruisait peu à peu sa vie. La façon dont il accomplissait cela promettait de faire de lui à nouveau un modèle, nous montrant comment nous pouvons surmonter l'adversité.
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Hansie Cronje et Nelson Mandela

Crédit: Getty Images

Hansie Cronje a-t-il été assassiné ?

Il avait 32 ans. De la success story quasi hollywoodienne à une déchéance à mi-chemin entre drame et polar, le souffle romanesque de sa vie s'est même prolongé après celle-ci. Quelques mois après sa mort, une rumeur enfle : a-t-il été assassiné ? Dès la Commission King, il avait évoqué des "menaces de mort". Il se murmure qu'une partie de la vérité restait enfouie. D'autres personnalités étaient-elles impliquées ? Cronje n'aurait-il pas tout révéler pour se protéger ? Voulait-on le supprimer pour le faire taire à jamais ?
"Beaucoup de gens avaient davantage intérêt à voir Hansie Cronje mort que vivant. Sa disparition arrange beaucoup de monde", confie anonymement un enquêteur au Guardian en 2003. Il faudra quatre années pour que la justice sud-africaine, en 2006, ne mette un terme à ces supputations : la mort de l'ex-idole était bien due à une dramatique mais banale négligence du pilote et du co-pilote.
Héros, tricard puis martyre, Hansie Cronje laisse derrière lui une foule de questions et de mystères. Si son aura a pali, il demeure en Afrique du Sud une personnalité source de fascination. La biographie que lui a consacré Garth King en 2005 est devenue un best-seller en moins de quarante-huit heures. Un film, Hansie, retraçant sa vie, est sorti en 2008.
Deux ans après sa mort, il apparaissait à la 11e place d'un classement des 100 plus grandes personnalités d'Afrique du Sud, devant Steve Biko, des anciens présidents ou encore François Pienaar. L'autre grand capitaine du sport sud-africain, qui avait mené les Springboks au titre mondial en rugby en 1995, ne figurait qu'en 50e position.
Je voudrais juste une nouvelle photo d'Hansie
Les Sud-Africains entretiennent toujours un rapport ambivalent avec celui qu'ils ont tant admiré et qu'ils ne parviennent pas à détester. Certains se montrent pourtant impitoyables, comme Tim Noakes. Scientifique très respecté en Afrique du Sud, spécialiste de la médecine du sport et psychologue, Noakes a démoli le mythe en 2008, dans le documentaire de la BBC baptisé Le Capitaine et le Bookmaker.
A ses yeux, Cronje était un "manipulateur cynique. Il était doué d'une grande capacité d'analyse de l'âme humaine, ce qui a fait de lui un bon capitaine et un très bon motivateur. Mais aussi un grand manipulateur, parce qu'il était apte à déceler la moindre faiblesse chez les autres et, à partir de là, à manipuler."
Des "conneries" pour la famille. Pour eux, il était un fils, un frère. Frans se dit persuadé de retrouver un jour son frère "au paradis. Il n'est pas besoin d'être parfait pour y aller. Sinon, il serait vide." Hester, elle, regarde ses vieilles photos, encore et encore. "Je voudrais juste pouvoir en prendre des nouvelles. Au moins une. Je voudrais juste une nouvelle photo d'Hansie."
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Hansie Cronje, fier capitaine, ici en 1997.

Crédit: Getty Images

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