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Didier Deschamps et l'identité de jeu des Bleus : la part des mots

Thibaud Leplat

Mis à jour 19/06/2017 à 20:01 GMT+2

Qu’est-ce qu’une identité de jeu ? L’intéressante question posée par Didier Deschamps après les dernières sorties de l'équipe de France méritait qu’on y réfléchisse tranquillement.

Didier Deschamps

Crédit: Getty Images

Un jour qu’il faisait très chaud en France on lut dans un quotidien sportif, et tandis qu’on essayait de mettre une syllabe derrière une autre, une curieuse question posée à la nation bleue. Elle interprétait ironiquement une interrogation légitime pour quiconque s’était assis quelques minutes devant Suède-France et France-Angleterre ces derniers jours. Si le premier match (qualificatif) fut entamé avec Moussa Sissoko et Blaise Matuidi au milieu de terrain c’est qu’il y avait un enjeu à contenir le danger "que pouvait représenter le duo d’attaque suédois" disait-il. Mais au moment de s’expliquer, le responsable de la défaite préférait se disculper d’une inélégante litote au détriment du coupable désigné "ne revenons pas sur le scénario final, on le connaît tous". On avait bien sûr reconnu Hugo Lloris.
En somme l’absence totale d’initiative sur le match, l’indigence de la construction au milieu de terrain et la pauvreté du schéma offensif (décalage sur le côté-centre du latéral-interception adverse-deuxième ballon) étaient successivement la responsabilité dudit "scénario final" (et donc de Lloris), de Griezmann, Payet ("en-dessous de ce qu’ils sont capables de faire sur ce match-là"), des latéraux ("trop timides") et plus largement de "l’expression collective" pour ne pas dire de l’équipe tout entière. Cette accumulation d’excuses exemplaires eût prêté à rire si elle n’était pas inquiétante tant elle contredisait le principe général de responsabilité qui fonde le sport collectif. "C’est quoi une identité de jeu à part des mots ?" nous rétorquait alors un matin de fin de printemps notre multi-titré sélectionneur. Justement, on allait y venir. Tâchons de répondre posément.
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Didier Deschamps en juin 2016

Crédit: Panoramic

Le projet français

France-Angleterre aurait pu donner une idée de ce que serait un projet de jeu tant la tendance offensive semblait évidente et tant le milieu Pogba-Kanté-Lemar promettait de possession de balle et de position haute. Il n’y avait d’ailleurs qu’à voir la qualité des remises de Pogba et l’étourdissant travail de compensations et de remises de Kanté, à côté, pour comprendre de quoi on parle quand on parle de "jouer dans le camp adverse". Pourtant ce France-Angleterre joué sous le signe des vacances et de la fin de saison (place aux jeunes, place au jeu) a sonné comme l’aveu cruel d’une étrange conception du football.
Car ce match fut peut-être plus inquiétant encore que son prédécesseur. Une sélection est à la fois riche des formateurs qui la constitue et des attentes d’un public toujours plus avide qui la contemple. Or, le projet français a semblé encore une fois se résumer à quelques gadgets tactiques (laisser M’Bappé libre de tout mouvement, abandonner Giroud) et à lamenter ensuite l’absence d’à propos de Sidibé, le manque d’imagination de Pogba, la pénurie cruelle de tempo dont souffrent les passes de Dembélé.

Football de bouseux et football d’experts

Une identité ne se résume bien sûr pas à une "tactique", ni à un "schéma", ni encore à une "animation" mais plutôt à une certaine manière de se prendre au jeu, à un projet collectif, bref, à une éthique commune. Sur cette idée, racontait José Arribas dans les années 1960, repose notamment toute l’histoire de l’école nantaise "bien plus que d’un système ou d’une organisation de jeu, c’est d’une conception de jeu qu’il faut parler en ce qui concerne Nantes. Ou si vous préférez d’un état d’esprit que je peux traduire de la manière suivante : chacun essaie de se fondre dans l’ensemble et fait confiance au partenaire".
Ce qui inquiète dans l’ironie de Deschamps, ce n’est pas vraiment sa défiance à l’égard des "philosophes" - c’est une tradition fédérale bien ancrée depuis le sinistre Georges Boulogne moquant Albert Batteux et le "petit jeu" du "grand Reims" - mais plutôt l’absence complète de lucidité sur sa propre idéologie. Un jour il faudra en effet parler de cette obsession pour le "haut niveau" et la différence de nature supposée entre football de bouseux (le nôtre) et football d’experts (le sien) sur laquelle cette sommaire distinction repose (les règles y sont-elles différentes ? Qui joue au football pour perdre ?). On peut discuter des choix de Pep Guardiola, d'Albert Batteux, de Marcelo Bielsa, de José Arribas, de Lucien Favre, d’Arigo Sacchi ou même de Christian Gourcuff et de Jean-Marc Furlan mais se moquer de ceux qui placent l'éthique au même niveau que la performance n'est pas digne d'un sélectionneur français. Il est temps de mettre en cohérence le slogan que la FFF a emprunté à l’école lorientaise et placardé sur tous ses murs avec sa direction technique et son sélectionneur : "pour la joie de jouer".
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Didier Deschamps et l'équipe de France face à l'Angleterre

Crédit: Getty Images

Le style Deschamps existe

En somme, pour comprendre ce que serait une identité de jeu - et à ce titre Deschamps fait lui aussi du style (vieux comme le monde, celui du béton) sans même s'en rendre compte - il faudrait commencer par rendre au langage sa noblesse et à la beauté du geste son audace, seules valeurs cardinales à la hauteur de l’idée que la France se fait d’elle-même. Le jour où Didier Deschamps demandera à nouveau en ricanant ce que peut bien être une identité de jeu "à part des mots", restons calmes et, dans l’immensité de la littérature en langue française, choisissons ce texte de Deleuze, grand amateur de sport avant d’être un immense théoricien du style"je voudrais dire ce que c’est qu’un style. C’est la propriété de ceux dont on dit d’habitude ‘ils n’ont pas de style…’ Ce n’est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spontanée, ni une orchestration, ni une petite musique. C’est un agencement, un agencement d’énonciation".
Ensuite, quand DD nous demandera de lui expliquer ce qu’on veut dire, on précisera que quiconque se laisse gouverner par ses idées, ses convictions intimes, quiconque n’a jamais pensé défendre un style (McEnroe, Federer, Nadal, Cruyff, Nadia Comaneci, l’Ajax) est précisément celui qui en est le détenteur. Le problème du football de Deschamps en réalité ce n’est pas son style de jeu - ce "pragmatisme" auto-proclamé ne lui décollera jamais des pieds - mais plutôt l’inavouable idéologie sur laquelle ce projet repose : le culte effréné de la performance, le mépris non voilé à l'égard de toute ambition esthétique et, conséquence inévitable, l’éthique réduite à un slogan publicitaire susceptible de voler en éclat à la moindre contre-performance.
Car il n’y a pas de différence entre jouer et parler : "un état de jeu correspond bien à un état de la langue" écrit Saussure, inventeur francophone de la linguistique. L’un et l’autre ne sont rien d’autre qu'un "système de valeurs", des manières de croire en des choses, de partager des idées. Celui qui se moque de la langue est le même qui se moque du jeu. Si décréter une identité de jeu n’a pas de sens, là-dessus Deschamps a raison, bien choisir l'homme qui est censé l’incarner, en revanche, en a un. Défendre une éthique, une vision, un devenir, une poussée qui ressemblerait à la culture esthétique du pays qui le rémunère en passion et en laiton, c’est la vocation de ceux qui prétendent diriger les hommes. Le reste ne sont que des mots et quelques slogans pour publicitaires.
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