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Il y a 30 ans, le naufrage de Nicosie et le "complot" contre Henri Michel

Laurent Vergne

Mis à jour 22/10/2018 à 15:14 GMT+2

Le 22 octobre 1988, l'équipe de France, deux ans après avoir rêvé du titre mondial, revenait de Chypre en ayant concédé un piteux match nul (1-1). Le symbole de la période la plus noire des Bleus au cours des quarante dernières années, et un résultat qui allait coûter sa place au sélectionneur Henri Michel, dans des circonstances peu glorieuses pour ceux qui l'ont mis dehors.

Henri Michel

Crédit: AFP

Nicosie. Sept lettres qui rappellent une des pages les plus sombres de l'équipe de France. Un match moisi. Une période pourrie. Une révolution de palais en mode carabistouille assez pathétique sur la forme comme le fond. Ce Chypre – France du 22 octobre 1988 est clairement un sale souvenir. Dans l'imaginaire tricolore, le 17 novembre 1993 demeure le jour le plus noir de ces quarante dernières années pour l'équipe de France. Ce France-Bulgarie a traumatisé une génération, certains en ont payé fortement le prix et n'ont jamais eu la chance de revenir en Coupe du monde, ou de la découvrir.
Mais ce traumatisme-là était celui d'un immense gâchis car ce groupe avait les moyens de nourrir des ambitions aux Etats-Unis l'été suivant. En témoigne la présence conjuguée dans le dernier carré de la World Cup américaine de la Bulgarie et de la Suède, les deux rivales des Bleus de Gérard Houllier lors des éliminatoires. A Chypre, rien de tout cela. La France du foot traverse un creux générationnel d'une profondeur abyssale. Entre l'ère Platoche, si dorée, et l'émergence de ce qui sera l'ossature de la génération 1998, la fin des années 80 confine à la déprime.

La fête a été belle, le réveil brutal

La tragi-comédie de Nicosie ne sera pas le seul moment douloureux de ces années post-Platini. Mais elle en reste le symbole le plus frappant. En ce début d'automne 1988, les Bleus sont bien rentrés dans le rang, et plutôt vers le fond. 1986 a marqué la fin d'une période glorieuse. Une demi-finale de Coupe du monde en 1982 en Espagne, une autre quatre ans plus tard au Mexique, un Euro gagné à domicile entre les deux et des matches de légende en grappe. La fête a été belle, le réveil brutal. Lors des éliminatoires de l'Euro 1988, l'équipe de France touche le fond à plusieurs reprises, en juin 1987 en Norvège (défaite 2-1) ou lors du tout dernier match de cette campagne en novembre de la même année, pour une défaite face à la RDA (0-1) dans un Parc des Princes aux trois-quarts vides.
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Henri Michel et Luis Fernandez après le France - Brésil de la Coupe du monde 1986 à Guadalajara

Crédit: Getty Images

Henri Michel, l'homme qui avait succédé à Michel Hidalgo en 1984 pour devenir sélectionneur à seulement 37 ans, a été maintenu en fonction. Sa mission : reconstruire pour amener les Bleus au Mondial italien. Mais avec quels joueurs ? Platini, Giresse, Tigana, Bossis et Rocheteau, soit la base de l'équipe des trois dernières grandes compétitions, ont tiré un trait sur leur carrière, internationale ou tout court. La relève peine à assumer. Dur de passer après une telle équipe. Le fardeau est particulièrement lourd pour les milieux offensifs, de Gerald Passi à Jean-Marc Ferreri en passant par Philippe Vercruysse, observés à chaque passe sous le spectre pesant du "ils doivent prendre le relais de Platini."
Pourtant, 1988 marque un léger mieux. Lorsque les Bleus débarquent à Chypre, ils n'ont pas perdu un seul match de l'année. En amical, avant l'Euro, ils ont même battu l'Espagne, leur victoire la plus significative depuis le Mundial mexicain. Reste que cette équipe, en mal de leaders, suinte la fébrilité, à l'image de son premier match de qualification pour la Coupe du monde 1990. En septembre, au Parc, les Bleus d'Henri Michel ont eu besoin d'un penalty de Jean-Pierre Papin à cinq minutes du terme pour battre péniblement la Norvège (1-0).

L'affaire Cantona

Ce n'est donc pas la sérénité absolue à l'heure de décoller pour Nicosie. Chypre, qui n'a gagné que deux de ses soixante derniers matches officiels, n'a pourtant rien d'une terreur. Sur le papier, c’est une des plus faibles équipes du Vieux Continent. "Les Chypriotes forme une sorte de lumpenproletariat du foot comme on n'ose à peine l'imaginer à la fin du XXe siècle. Et c'est avec ça qu'on voudrait nous faire peur ? Non mais, franchement !", tonne le journal L'Equipe avant la rencontre. En réalité, le problème, ce n'est pas tant Chypre que cette équipe de France, qui n'a besoin de personne pour se faire peur.
Facteur aggravant, le climat est pesant. Eric Cantona, une des stars montantes de la nouvelle génération, est en conflit ouvert avec le sélectionneur. C'est le fameux épisode du "sac à merde". Fin août, Canto n'a pas été appelé par Henri Michel pour le match amical de reprise contre la Tchécoslovaquie. L'attaquant marseillais n'apprécie pas, et sort une tirade comme il en sèmera régulièrement dans sa carrière : "je suis en train de lire un truc sur Mickey Rourke, parce que c'est un gars que j'adore. Il disait que le mec qui s'occupe des Oscars est un sac à merde. Je pense qu'Henri Michel n'en est pas loin."
La FFF va faire bloc derrière le patron des Bleus et Cantona prendra un an de suspension. Cet épisode est néanmoins révélateur de la fragilité qui enveloppe Michel, clairement sous pression et attendu au tournant. En haut lieu, on ne lui veut pas que du bien, et il le sait.

Bats, Amoros... et les autres

A Chypre, Henri Michel a reconduit l'intégralité du onze vainqueur de la Norvège. Seuls deux titulaires de la Coupe du monde 1986 subsistent : Joel Bats dans le but et Manuel Amoros en défense. Papin et Xuereb, qui forment le duo d'attaque, étaient également au Mexique, mais avaient peu joué.
Le reste est un mélange de jeunes (Boli, Sauzée, Passi) ou de joueurs plus confirmés mais sans guère plus d'expérience internationale, comme Luc Sonor (26 ans), Marcel Dib (28), Bernard Casoni (27) ou Daniel Bravo (26), qui vient d'être rappelé après quatre années loin des Bleus. En dehors de Bats et Amoros, les neuf autres titulaires affichent en moyenne sept sélections...
La relative embellie de 1988 n'est en réalité qu'un trompe-l'œil. Elle va s'effondrer tel un château de cartes. Ce match de Nicosie est une bouillie de football. L'indigence du jeu tricolore fait mal au cœur après les fastes années de la période 1978-1986. Daniel Xuereb a pourtant ouvert le score juste avant la pause, d'un coup de tête, après une remise de Papin. Mais à dix minutes de la fin, les Chypriotes obtiennent un penalty, transformé par Pittas. Comme redouté, quand le vaisseau a tangué, il a manqué de matelots d'expérience pour éviter l'avarie, puis le naufrage.

Le cas de Michel était déjà réglé

Mathématiquement, il n'y a pourtant encore rien de dramatique. Avec une victoire et un nul, les Bleus n'ont pas compromis leurs chances. Tout au long des presque trente années qui sépareront cette morne soirée de sa disparition au printemps 2018, c'est ce qu'Henri Michel s'échinera à rappeler. "Après ce nul, l'équipe de France n'était pas éliminée, et entre nous, au sein du staff, ou avec les joueurs, il n'y avait aucun problème, assurait-il en 2004 au Parisien. Le problème, c'est que tout le monde en a fait un drame. Tout le monde a commencé à dire ou à écrire que c'était fini pour la qualification alors que nous étions en tête du groupe".
Sur ce dernier point, même si Henri Michel a factuellement raison, il omet de dire que la Yougoslavie et l'Ecosse (les deux équipes qui se qualifieront) venaient de s'affronter à Glasgow et avaient partagé les points. Mais ce nul à Chypre, avant deux déplacements, justement, en Yougoslavie et en Ecosse, fragilisaient considérablement la position des Bleus.
Mais au fond, peu importe. La vérité, c'est qu'en coulisses, on s'active depuis un moment pour couper la tête du sélectionneur. Après le match, Jean Fournet-Fayard, le président de la 3F, assure pourtant à Henri Michel qu'il ne sera pas limogé. Ce dernier a la naïveté de le croire. Son cas est déjà réglé. Le nul de Nicosie servira de prétexte idéal. Dans son dos, Fournet-Fayard, sous l'influence de Claude Bez, le tout puissant président des Girondins de Bordeaux, prépare la succession. Bez souhaite devenir "superintendant" de l'équipe de France. Dans ce drôle de "complot", on retrouve également le Variétés Club de France, qui pousse pour placer Michel Platini sur le banc tricolore. La république bananière footballistique est en marche.

Il n'en a pas voulu à Platini mais…

Deux jours plus tard, Michel est viré. Plus encore que son licenciement, c'est la manière qu'il ne digèrera jamais. "Tout a été fait dans mon dos. Aujourd'hui encore, je l'ai en travers de la gorge, c'était un complot", disait-il en 2004. Dix ans plus tôt, dans un entretien à France Football, il avait dévoilé les coulisses de cette mise en scène : "Une anecdote révélatrice. Ils ont poussé la délicatesse jusqu'à convoquer Platini, Bez et les autres à deux cents mètres de ma chambre d'hôtel, à Paris. Des journalistes d'Europe 1 me pourchassaient en voiture. Bref, tout le monde était au courant avant moi. Chypre n'était qu'un prétexte à des choses qui se tramaient depuis des semaines en coulisses, en particulier par M. Bez et le Variétés..."
Le seul auprès de qui Henri Michel a passé l'éponge, c'est Michel Platini, même s'il a toujours regretté que celui dont il fut le coéquipier en Bleu avant d'en être le sélectionneur ne prenne pas la peine de lui passer un coup de fil. Pour le reste, il comprenait que Platoche ne refuse pas le poste de sélectionneur. "Nous avons gardé de bons rapports, expliquait-il. Il a accepté une proposition qu'on lui a faite, voilà tout. Fournet-Fayard m'avait déjà suggéré de m'adjoindre Michel deux ou trois mois auparavant. J'avais refusé en lui disant que c'était lui ou moi. A deux, ça ne pouvait pas marcher. Michel a toujours été très attaché à l'équipe de France, je comprends très bien qu'il ait accepté."
Henri Michel gardera cette blessure avec lui. Il n'avait que 41 ans et encore sa carrière devant lui, mais après un échec au PSG au tout début des années 90, juste avant le rachat du club par Canal Plus qui allait le faire changer de dimension (ce maudit timing, encore), il a toujours eu le sentiment d'être tricard en France. Il ne méritait sans doute pas ça. Les Bleus, eux, allaient trainer leur misère dans cette campagne qualificative, et rater la phase finale en Italie. La seule fois au cours des quarante dernières années où ils ont manqué deux grands rendez-vous consécutifs. Quant aux Chypriotes, ce nul face aux Bleus fut leur unique point pris au cours de ces éliminatoires...
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Henri Michel et Michel Platini lors du Mondial 1986 au Mexique.

Crédit: Imago

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