Les plus populaires
Tous les sports
Voir tout
Opinion
Football

La Premier League, perchée sur une autre planète que la Terre

Philippe Auclair

Mis à jour 06/05/2020 à 13:27 GMT+2

PREMIER LEAGUE – Dans un pays frappé dans des proportions extrêmes par la pandémie du coronavirus, des têtes pensantes rivalisent d'idées saugrenues pour faire repartir la Premier League. Et sans se soucier du football des divisions inférieures qui, lui, est véritablement en danger.

La statue de Bill Shankly à l'entrée du stade de Liverpool d'Anfield le 18 avril 2020

Crédit: Getty Images

Ce n'est pas d'hier qu'on dit que le football anglais "vit sur une autre planète". Autrefois, c'était en se référant à sa puissance financière inégalée, à la façon dont il était parvenu à faire de la Premier League le premier championnat global du monde. Il se jouait bien sur le territoire anglais, mais avait acquis une dimension supranationale dont le cosmopolitisme de ses acteurs - joueurs, entraîneurs, mais aussi sponsors - était le symbole le plus parlant.
En 2020, COVID-19 oblige, la formule a pris une toute autre signification. Confronté à la perspective d'un manque à gagner de 1,3 milliard d'euros si sa saison 2019-20 ne se joue pas jusqu'à son terme, ce football anglais est passé de l'autre côté du miroir. Aucune proposition ne parait trop folle pour ceux qui se sont donné pour objectif de sauver ce qui pouvait l'être à leurs yeux, de l'idée d'utiliser des effets spéciaux importés d'Hollywood pour incruster des spectateurs virtuels dans les stades où les matches se dérouleraient à huis clos à la suggestion de Gordon Taylor, le président de la PFA (l'association des joueurs professionnels anglais), de faire fi de la Loi 7 de l'IFAB et de réduire la durée des mi-temps à moins des quarante-cinq minutes de mise depuis... 1866 .
Interrogé sur la question, le président de la Ligue anglaise (qui réunit les championnats de D2, D3 et D4), après avoir indiqué que cette suggestion "n'avait pas fait l'objet de discussions", avait néanmoins ajouté - devant une Commission Parlementaire - : "je ne pense pas qu'on doive écarter quelque idée créative que ce soit". Créative ? D'autres adjectifs viendront aisément à l'esprit.
Images de fans, joueurs et membres du staff du Borussia Moenchengladbach en Bundesliga le 28 avril 2020

La Premier League déconnectée du public

Il est vrai que le football anglais s'est passé lui-même les menottes en se fixant des dates-limite qui paraissent de plus en plus irréalistes, pour ne pas dire surréalistes, au fil des jours. Reprise des compétitions le 8 juin. Conclusion de ces compétitions le 31 juillet au plus tard. Really ?
Nous sommes dans un pays dont la gestion de la pandémie a été si catastrophique qu'il établira sans doute un record mondial du nombre de décès par tête d'habitant, si ce n'est déjà fait. Le bilan officiel actuel était de 29 427 morts au 5 mai, mais est en réalité largement supérieur à ce chiffre terrifiant, comme l'a confirmé Le Bureau National des Statistiques du Royaume-Uni. Irréel, surréel...ou criminel ?
Or, quand bien même le gouvernement britannique et la plupart des grands médias insistent sur les 'progrès' accomplis, qu'ils soient en trompe l'oeil ou pas, l'opinion publique, elle, se fait une idée plus pessimiste, plus réaliste en fait, de la gravité de la situation, que son football et son gouvernement ont choisi d'ignorer.
En écoutant Oliver Dowden, le ministre que Boris Johnson a chargé du portefeuille des Sports, on pourrait croire que les Anglais ne songent qu'à une chose: avoir leur dose de foot le plus vite possible, à huis clos ou autrement, un message que le Sun et quelques autres tabloïds se sont fait une joie de répéter. Mais est-ce le cas ? Non. En fait, la déconnexion entre la Premier League et son public n'a jamais été plus vive.
Un sondage de l'institut Opinium, publié il y a quelques jours par le journal dominical The Observer, montre que 7% seulement de la population est en faveur d'une reprise des événements sportifs, football compris. 84% y est opposée, 9% n'ayant pas d'opinion tranchée sur la question. En fait, de toutes les activités auxquelles le confinement a mis un terme provisoire, le sport-spectacle est celle qui recueille le moins de suffrages auprès des personnes interrogées.
J'ajouterai une touche personnelle, moins scientifique, c'est vrai, m'étant moi-même livré à un sondage auprès des fans de football qui sont abonnés à mon fil twitter. Plus de 7000 personnes y ont répondu. Moins du tiers - et nous parlons ici spécifiquement de passionnés du jeu - souhaitaient qu'on reprenne le PL, même à huis clos.
Le football anglais n'en continue pas moins sa quête de l'impossible. A écouter ses responsables aujourd'hui, rien ne serait plus important, plus pressant que d'exiger de joueurs dont beaucoup se posent des questions qu'ils reprennent le chemin du centre d'entraînement, puis celui de stades désertés, et le plus vite possible. "Le football ne survivrait pas autrement", entend-on un peu partout.

Et les divisions inférieures dans tout ça ?

Mais quel football ? Nulle part n'est-il fait mention du football comme sport de participation, ou du fait que la fameuse reprise ne concernerait que 92 clubs sur les 5300 qui sont officiellement homologués par la FA, dont 5208 ne pourront de toute façon pas reprendre la compétition, vu qu'un terme a déjà été mis à la saison de tous ceux qui évoluent en dessous de la League One.
Le seul argument des partisans de la reprise est donc financier. Il en irait de la survie d'un pan tout entier de l'économie britannique, dont la ruine aurait un impact incalculable sur le reste de la pyramide du football.
C'est faux. Les clubs de PL ont les reins suffisamment solides pour survivre à une saison tronquée, à la différence de presque tous les autres secteurs d'activité que la pandémie a frappé de plein fouet. Tous ou presque appartiennent à des milliardaires ou des entités dont la surface financière permettrait aisément de combler le déficit envisagé. Les paiements de solidarité de la PL aux divisions inférieures ont pour premiers bénéficiaires ces clubs qui l'ont quittée et espèrent y revenir le plus vite possible.
On estime en fait que, des milliards qui sont brassés par la PL chaque saison, moins de 100m€ sont affectés au football communautaire, amateur et semi-professionnel. Et lorsqu'on parle à des acteurs de cet autre football, celui qui n'est pas sur Sky or BT Sport, on se rend vite compte que l'un des sentiments qui prédominent est la colère. On peut aimer passionnément le football et être écœuré par le nombrilisme du championnat le plus riche du monde.
picture

Dominic Calvert-Lewin et Richarlison lors de Everton - Manchester United en Premier League le 1er mars 2020

Crédit: Getty Images

Soyons cependant justes avec celui-ci. L'obsession de continuer coûte que coûte ne fait pas l'unanimité en son sein. En privé, certains clubs ne manquent pas de faire part de leurs réserves, voire de leur opposition aux idées plus ou moins scabreuses qui se sont fait jour depuis deux mois que la PL a suspendu son activité. Ils sont pris en otage - pris entre le marteau du désir d'un gouvernement qui désespère d'annoncer une 'bonne nouvelle' (pour qui?) et l'enclume de leurs intérêts propres. En fait, ils ne souhaiteraient rien de mieux que l'on retire la décision de reprendre de leurs mains.

Quid des joueurs ?

Ce sera peut-être le cas. Car il est une catégorie - hormis celle des fans, auxquels on ne demande jamais rien de toute façon - dont on n'a jusque-là pas requis l'avis: celle des joueurs et de leur encadrement. Quelques-uns, comme Sergio Agüero, n'ont pas caché leurs craintes. Hugo Lloris - comme Pep Guardiola avant lui - a confié combien la perspective de 'jouer' à huis clos dans des stades neutres lui déplaisait.
L'ancien attaquant de Watford Marvin Sordell a dit que les joueurs devaient avoir le droit de refuser de jouer le jeu de leurs employeurs, disant tout haut ce que beaucoup d'autres pensent tout bas.
Et plus cela continue et continuera, plus ces autres sont et seront nombreux. Si la Premier League a vraiment pour objectif de préserver son avenir et, au-delà, celui du football comme sport de compétition au Royaume-Uni, mieux vaudrait qu'elle les écoute, et vite. Ce qui est en jeu ici, et ce dont la PL ne semble pas encore se rendre compte, c'est le lien qui l'unit aux communautés dont elle est issue, sans lesquelles elle n'est rien. Ce lien est plus fragile que jamais, et en persévérant sur le chemin qu'elle s'est tracée, elle le fragilisera encore davantage.
Rejoignez Plus de 3M d'utilisateurs sur l'app
Restez connecté aux dernières infos, résultats et suivez le sport en direct
Télécharger
Sur le même sujet
Partager cet article
Publicité
Publicité