Les Grands Récits Olympiques : Atlanta 1996 - Kerri Strug, grandeur et douleur du rêve américain

LES GRANDS RÉCITS - Le 23 juillet 1996, Kerri Strug est devenue la fille préférée de l'Amérique. La jeune gymnaste a vaincu la douleur pour offrir aux Etats-Unis et à ses six partenaires un premier sacre historique, au concours général par équipes. Elle n'était pas la plus talentueuse de toutes mais son courage lui a permis d'aller au bout de son rêve et de devenir une icône. Inoubliable.

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Les grands récits olympiques - Kerri Strug

Crédit: Eurosport

Par Maxime DUPUIS
Le rêve américain est vieux comme le Nouveau Monde. Né à l'instant même où ceux que l'on appellerait un jour les Pères pèlerins découvraient les rives du Massachusetts, il a suivi leurs traces et celles de leurs descendants après leur établissement sur ces terres inconnues. Les soubresauts de l'histoire et du quotidien lui ont depuis donné du fil à retordre. Mais il n'a pas pris une ride et reste un phare quand la pénombre tend à recouvrir la jeune Amérique qui, faut-il le rappeler, n'a pas encore soufflé ses 250 bougies.
Des fondations au plafond, l’Amérique s’est bâtie sur un triptyque de prime abord antinomique et pourtant immuable : tout part, toujours, d'un immense espoir, dont les contours flirtent avec le mysticisme. Sa matérialisation requiert une dose plus ou moins importante de violence et de douleur. Son résultat, enfin, puisse-t-il être heureux et spectaculaire, entretient le roman national et l'éternel rêve américain, on y revient.
Comme d'autres, Kerri Strug a fait un rêve, un jour. Enfant, elle voulait devenir une championne, tout simplement. Pour parvenir à ses fins, elle n'a eu d’autre choix que d'y croire dur comme fer et de pousser son goût pour l'effort jusqu'à l'extrême. Repousser la douleur, aussi. Au quotidien. Et le jour d'un accomplissement qu'elle n'avait pas imaginé ainsi. Parce que, si s’accomplir rime avec souffrir, elle ne pouvait deviner que le jour de son couronnement, elle endurerait un tel supplice.

Une pour toutes, toutes pour une

Dans ses songes les plus fous, elle était Mary Lou Retton, quintuple médaillée aux Jeux de Los Angeles et sacrée au concours général. La petite Kerri avait 6 ans, et pas moins de trois années de gymnastique dans les jambes. Déjà, elle présageait assez clairement de ce qu'il adviendrait quand elle se hisserait sur la première marche du podium, bannière étoilée au-dessus de sa tête nouvellement couronnée.
A Atlanta, douze ans après l’avènement californien de Retton, l'or fut aussi au rendez-vous pour Strug. Sa joie, démultipliée parce que collective et à la hauteur de l'exploit, fut couplée à des larmes, dont le goût tirait fort heureusement plus vers le bonheur que la douleur, malgré une cheville meurtrie et deux ligaments rompus. "Je pensais que ça serait comme Mary Lou. A la place, je me suis retrouvée à pleurer, Bela Karolyi me portait et je n'avais même pas mon bas de survêtement", se souvient-elle.
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Kerri Strug, un rêve américain

L’accomplissement fut d’autant plus remarquable que Kerri Strug n'avait sans doute pas le talent intrinsèque pour y parvenir seule. Mais sans elle, les autres n’y seraient probablement pas arrivées. Une pour toutes. Toutes pour une. Le 23 juillet 1996, la jeune femme est devenue une héroïne de la gym et un symbole national. Symbole qui perdure puisque, depuis un quart de siècle, la nation reconnaissante aime à se remémorer une soirée de toute manière inoubliable.
Jamais, les Américaines n'avaient remporté le concours général, pas plus aux Mondiaux qu’aux Jeux. La résilience, le don de soi et le dévouement, tels furent les ingrédients de cet exploit. Mais la médaille, d’or, eut son revers. Le rêve américain a aussi ses défauts, même s'il vaut toujours le coup d’être vécu. Kerri Strug n'avancera pas le contraire.
Ma petite sœur participera un jour aux Jeux Olympiques
Chez les Strug, avant Kerri, il y eut Lisa, la grande sœur. Jeune gymnaste de talent, l'aînée vit rapidement que la petite avait un petit truc en plus qui pourrait, un jour, lui permettre de réaliser quelque chose de grand. A qui voulait l'entendre, elle le répétait : "Ma petite sœur participera un jour aux Jeux Olympiques". Kerri est douée.
Quand certains parents comptent sur la réussite de leurs enfants afin de vivre le grand frisson par procuration, papa et maman Strug ont toujours fait preuve de recul et de mesure à propos de leur fille. Un temps, Kerri a voulu marcher dans les pas de son père, chirurgien cardiaque, et devenir pédiatre. Mais cela n'a pas duré bien longtemps. Vite, la gym a pris le dessus et remporté un bras de fer sans suspense.
Kerri Strug en 1992
Pour parvenir à ses fins, elle sait qu'elle devra redoubler d'efforts et s'astreindre à une discipline de fer. Vivre son enfance et son adolescence en pointillés. Elle se jette à corps perdu dans cette quête et passion dévorantes. Elle prend part aux compétitions dès ses 8 ans révolus et, assez rapidement une fois encore, comprend que cela ne suffira pas. Pour espérer devenir la meilleure, il faut être formée par le meilleur. Sa sœur est déjà passée entre ses mains. Cet homme s'appelle Bela Karolyi, celui qui a façonné une certaine Nadia Comaneci.
Nous sommes au mois de janvier 1991, Kerri est âgée de 13 ans et c'est elle qui demande expressément à rejoindre la légende roumaine. Karolyi s'est extirpé du joug des Ceaucescu en 1981. Direction les Etats-Unis. Depuis, il vit dans un ranch au nord de Houston, à Huntsville. Il s'étend sur 2000 hectares et abrite une académie de gymnastique qui vit en vase clos. La séparation est un véritable crève-cœur pour ses parents. Sa mère, surtout. "J’étais effondrée… C'était d'autant plus dur que mon fils partait aussi à l’université."

Un sacerdoce pour les corps et les âmes

Derrière le glamour et la grâce de la gymnastique artistique, il y a le travail et le sacrifice. La gym est un sacerdoce pour les corps et les âmes. Pour y arriver, il faudra bosser, traumatiser un corps au quotidien, jusqu’à le perturber dans son fonctionnement le plus basique (croissance et puberté retardées). Haute comme trois pommes, Strug n'a aucun souci avec ça. Cela tombe bien : avec Bela, on ne rigole pas. L’homme, déjà, s'astreint à une discipline d'une rigueur extrême et n'en attend pas moins de ses élèves. Karolyi, c'est un peu une main de fer dans un gant d'acier. Il dort quatre heures par nuit, de 1 heure à 5 heures de préférence, et passe l'essentiel de la journée au gymnase.
Strug fait alors partie des "happy few", celles qu'il entraîne avec sa femme Martha. Celles en qui il nourrit le plus d'espoirs. Parce qu’elles sont les plus talentueuses, certes. Mais aussi parce qu'elles endurent les charges de travail les plus dures. "La gymnastique, ce n'est pas de l'amusement, expliquait-il au début des années 90. Ce n'est pas du golf. Je crois que tout ce qui en vaut la peine est difficile. La douceur n'est pas la bonne approche. Il faut toujours être exigeant, toujours demander plus. Tant que vous voulez créer quelque chose de mieux, vous devez être dur. Si vous voulez être le meilleur, vous devez tirer le meilleur parti de chaque minute." Voilà pour la philosophie. Elle est très dure à accepter. L’entraînement, d’ailleurs, flirte souvent avec la limite. La dépasse, aussi. Allègrement. Certaines de ses ouailles finiront par s'en plaindre une fois envolées du nid.
Celles-ci ne seront vraiment écoutées qu'après l’explosion de la bombe Nassar, du nom de ce médecin qui a officié de nombreuses années au cœur du ranch et a été condamné à la prison à vie après des centaines d’agressions sexuelles sur les athlètes - en devenir ou accomplies - qu’il avait sous la main. Déliées, les langues ont révélé les abus que le praticien leur faisait endurer et la violence latente de leur quotidien sous la coupe de Bela et sa de femme Martha. En 2018, le ranch a fermé ses portes, emporté par le scandale.
Dominique Moceanu, membre du Team USA sacré champion olympique au concours général en 1996, avait depuis bien longtemps accusé les Karolyi d'abus physique et mental sur les jeunes filles. De brutalité, même. Ce que Kerri Strug n'avait jamais confirmé. A plusieurs reprises, elle s'est rangée du côté de son ancien entraîneur. "Je me sens extrêmement redevable envers Karolyi. J'avais choisi de m'entraîner avec lui. Il n'était pas là pour être mon meilleur ami ou une figure paternelle. Il était là pour que je sois la meilleure gymnaste possible. Pour cela, il vous pousse au-delà de votre zone de confort chaque jour".
Avec Karolyi, on bosse 10 heures par jour, six jours sur sept. Seul le dimanche, le 4 juillet et les fêtes de Noël sont des jours de relâche. Mais des jours de relâche où il faut faire attention à tout, notamment ce qu'on mange. De la pizza ? Oui, mais sans fromage. La tyrannie du poids n'est pas un vain mot.
Affamée de réussite, Strugg s'accroche à son rêve. En 1992, l'année du 500e anniversaire de la découverte de l'Amérique, la voilà qui traverse l'Atlantique dans l'autre sens, en quête d’or olympique. Elle n'a que 14 ans quand elle débarque à Barcelone, ce qui fait d'elle la plus jeune Olympienne de cette édition. Elle a gagné sa place aux Trials de Baltimore. Il n'y aura pas d'épreuve individuelle pour elle. Mais elle repart de Catalogne avec une médaille de bronze glanée avec les Etats-Unis derrière la CEI, équipe unifiée et ersatz de l'URSS, et la Roumanie. Les deux puissances règnent depuis toujours sur le concours général par équipes.

Une médaille, beaucoup d’amertume

La jeune Américaine rentre au pays avec sa breloque et pas mal d’amertume. Ce qu’elle voulait, elle, c’était un podium en individuel. "Ne pas avoir ce que je voulais à Barcelone mais poussé à vouloir travailler encore plus en vue des Jeux de 1996, expliquait-elle de sa voix toujours haut perchée au moment de fêter les vingt ans de son exploit d'Atlanta. Décrocher des médailles en individuel est la raison qui m'a poussé à continuer quatre ans de plus après Barcelone. A ce moment, je n'avais pas accompli tous mes rêves et je n'avais pas gagné suffisamment de médailles”.
A Barcelone, sa jeunesse l'avait même privée de la cérémonie d'ouverture. Elle ne veut pas rester là-dessus et repart pour quatre ans de labeur. Ce qui, à l'échelle d’une adolescence, ressemble à une éternité. Du haut de ses 144 centimètres, elle accepte sans regret de zapper une étape essentielle de sa vie de future adulte.
Souci, de taille : Karolyi a décidé de prendre sa retraite juste après les JO 1992. A 50 ans. Strug se retrouve sans coach. Sans mentor. Commence une longue période de doutes et d'errements. Kerri Strug quitte Houston pour Edmond, dans l'Oklahoma, puis revient à Tucson, chez elle, où elle retrouve Jim Gault, son tout premier entraîneur. Elle tentera également sa chance à Colorado Springs. Mais rien ne va. "Les pires années de ma vie", assure-t-elle.
C’est à Edmond, à la fin de l'hiver 1993, qu'elle connaît une blessure qu'elle ne souhaiterait pas à sa plus grande rivale. Elle est victime d'une déchirure d'un muscle de l'estomac. Ce qui l'éloigne de la gymnastique durant six longs mois. Suivront des soucis de perte de poids, puis une blessure au dos, après une chute aux barres asymétriques et six mois de plus loin des tapis. Il faut un courage et une résilience exceptionnels pour s'accrocher à un but qui semble si loin alors que la ligne d'arrivée s’approche à grands pas.
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Kerri Strug

Crédit: Getty Images

Et puis, Bela Karolyi décide de sortir de sa retraite à la fin de l'année 1994. Un tournant dans sa quête olympique. Fin 1995, Kerri retrouve Bela. En 1996, Kerri verra Atlanta.
Les Jeux d'Atlanta sont ceux du centenaire. En 1990, Atlanta a battu Athènes pour l'organisation du grand raout. L'Olympisme est entré dans l’ère du réalisme. Du gigantisme. De Barcelone à Atlanta, il y a un monde. Mais cela n'interdit pas le rêve. Celui de Kerri Strug est éveillé.
A l'ambiance, feutrée, du Palau Sant Jordi de la colline de Montjuïc succède le feu du Georgia Dome qui, rempli ras la gueule en configuration gymnastique, n'attend qu'une chose : des médailles d'or US. Et rien d'autre. Cela aura des conséquences sur une ambiance teintée d'un chauvinisme assumé et peu en phase avec ce qu'il est coutume d’observer habituellement. Les gymnastes de l'Est, entre autres, y trouveront à redire.
Depuis 1948, chez les femmes, jamais la médaille d'or du concours complet par équipes n'a échappé à la Russie, sous toutes ses formes successives. Seule parenthèse : 1984, avec la victoire de la Roumanie... parce que l'Union Soviétique avait boycotté les Jeux de LA. Bref, les USA - qui n'ont pas plus brillé aux Mondiaux - arrivent à Atlanta portés par un immense espoir. Personne ne peut avancer qu'elles vont gagner. Mais elles le peuvent, et c'est déjà beaucoup.
Dans cette équipe, surnommée "Mag 7" for "Magnificent Seven", Kerri Strug n'est pas la tête qui dépasse. Vraiment pas. Elle n'est pas la meilleure mais sa polyvalence, sa solidité, ainsi que son esprit d'équipe, en font une partenaire idéale. Strug est une fille sensible, plus effacée et qui joue pour le collectif.
Les stars s’appellent Shannon Miller, déjà quintuple médaillée olympique et quintuple championne du monde, mais aussi Dominic Monceanu. A 14 ans, elle ressemble comme deux gouttes d’eau au présent et à l’avenir de la gymnastique étatsunienne. Les filles du Team USA ne vivent pas au village olympique et se préparent à distance, dans le calme, à l'université Emory.

Objectif 9.493

Le 23 juillet 1996, jour du grand dénouement, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes américains. Les filles du Team USA font la course en tête et, arrivées au pied du dernier obstacle - le saut de cheval - possèdent une marge sinon confortable au moins substantielle. Elle est de 0,897 point. L'or leur tend les bras, comme jamais. La Russie est dans le rétroviseur. Reste à conclure. Quatre filles sont déjà passées au saut de cheval (Jaycie Phelps, Amy Chow, Shannon Miller et Dominique Dawes). Au tour de Dominique Moceanu. Une note de 9.493 et ce sera gagné.
Arrivée diminuée aux Jeux à la suite d'une fracture de fatigue au tibia, la petite merveille de la gym US fonce vers la gloire avec une insouciance qui se réduit à chacune de ses foulées.
Premier saut. Réception ratée. Sur les fesses. 9.137.
Deuxième saut. Réception ratée. Sur les fesses. 9.200.
Inimaginable.
Deux fois, le sol s'est dérobé sous ses pieds. Le Georgia Dome ne retient plus son souffle. Il est sous assistance respiratoire lorsque s'avance Kerri Strug. Elle aussi commence à se poser des questions. “Quand Dom’ est tombée la première fois, j’ai pensé : 'C’est pas possible, elle ne tombe jamais'", expliquera Strug à l'issue de la compétition. Le saut, répété des milliers de fois, passe toujours. Sauf ce soir, le poids de la pression a eu raison des lois de la gravité. “Quand elle est tombée une deuxième fois, je me suis dit : 'oublie ça, c’est un cauchemar'. Mon cœur battait la chamade, parce que je savais que c’était à moi de jouer. J’ai alors pensé : c’est là, maintenant, Kerri. Tu as répété ce saut un millier de fois. Tu y vas et tu le fais."
La pression ne peut être plus grande sur les épaules de celle qui, pour une fois, se retrouve en pleine lumière. D'une certaine manière, elle a attendu ce moment toute sa vie. Elle s'en souviendra toujours.
Strug s'élance. S'envole. Le temps s'arrête. Strug retrouve le plancher des vaches. Elle aussi manque sa réception. Petit détail, grande conséquence : Moceanu avait glissé, Strug s'est plantée dans le sol et sa cheville gauche a subi un traumatisme important, qu'elle a parfaitement ressenti. Très vite, elle se redresse. Très vite, elle sent qu'elle ne peut s'appuyer sur son pied gauche. Ses boitillements et sa moue trahissent le drame qui est en train de se nouer. Strug tente de faire bonne figure, teste son articulation. Mais, comme le résume prosaïquement le commentateur de la TV US : "Kerri Strug is in trouble". Sa note ? 9.162. Le public a changé de disque. La trouille s'est installée au premier rang du Georgia Dome.
A l'atmosphère de corrida a succédé une ambiance de séance de tirs au but. Cinquième et dernier tireur. Finale de Coupe du monde. La salle est un murmure. Certaines Russes, déjà, sont en larmes.
Dois-je y retourner ?
Strug souffre le martyr mais elle est un soldat. Passée à chaque agrès et synonyme de fiabilité, elle ne peut laisser tomber ses six partenaires et le pays. Douleur ou pas, elle ira. Bela Karolyi n'en doute pas. Entre les deux sauts, le temps file à la vitesse de l'éclair. "Tu peux le faire ! Tu peux le faire", hurle-t-il à sa protégée. Alors qu’elle tente de soulager sa cheville avec de la glace, elle demande, tout de même : "Dois-je y retourner ?" La réponse est dans la question mais le Roumain se veut plus magnanime : "Il faut y aller une fois de plus. Pour l'or."
Strug se relève et retourne au charbon. Plus tard, elle jurera ses grands dieux que Karolyi n'a rien changé à l'affaire ni à son destin doré. Elle avait décidé de sauter une dernière fois. Quoi qu'il en coûte. "J’ai 18 ans maintenant. Je peux prendre mes décisions toute seule. Je savais qu’avec les deux chutes de Dominique l’or pouvait nous échapper. J’ai laissé l’adrénaline me porter." Un mal (au sens propre) pour un bien.
Sa course d'élan est déterminée. Son saut, un Yurchenko vrille et demie, proche de la perfection. Sa réception, d'un courage exceptionnel. "C’est comme si une bombe avait explosé", se souvient-elle. Elle ne tient que sur une jambe. Preuve en est, elle relève son pied gauche dès sa stabilisation acquise. Strug souffre. Salue la foule. Les juges. Mais finit par se laisser tomber. A quatre pattes, elle endure le pire et laisse échapper ses premières larmes. Dans la bataille, deux ligaments de sa cheville ont cédé. Plus tard, les docteurs diagnostiqueront que l'essentiel de la blessure a été contractée sur le premier saut. Le second n’a fait qu'aggraver la lésion.
Bela Karolyi autour de Kerri Strug
Sa note s'affiche : 9.712. Les Etats-Unis sont champions olympiques pour la première fois. L'exploit est immense et salué par un Georgia Dome qui explose de bonheur. Les partenaires de Kerri, elles, font preuve d'une joie contenue, compte tenu de l'état de leur partenaire, soutenue par le staff US parce qu'elle ne peut marcher seule. Elle rêvait de médaille individuelle, elle qui était qualifiée pour les épreuves de sol et de saut de cheval. Ses JO sont terminés. Elle a porté un pays sur ses épaules. Ou, pour être tout à fait précis, sur ses chevilles. L’une d’elles a fini par céder.
L'Amérique a pour habitude de préférer la légende lorsque celle-ci est plus belle que la réalité. Ce 23 juillet 1996 en sera une illustration. Parce qu'elle ne le sait pas encore. Mais, si Kerri Strug n'avait pas sauté, le Team USA l'aurait tout de même emporté. Parce que Dina Kochetkova et Rozalia Galiyeva, deux valeurs plus que sûres de la gym russe, étaient en train de s'écrouler au sol. C'était imprévisible. Comme toute cette soirée.

Le podium, dans les bras de Bela

Pas question de partir à l'hôpital. Pas question de découper ses chaussures de saut, elles doivent encore servir pour la suite des Jeux, pense-t-elle dans un excès d'optimisme démesuré. Elle veut sa médaille. Son podium. Ce pourquoi elle a concédé tous ces sacrifices, jusqu'à cette soirée où la douleur joue des coudes avec la joie. Kerri Strug compte bien monter sur le podium seule, pas question d'y aller en fauteuil roulant alors que sa cheville et son mollet sont déjà recouverts d'une impressionnante attelle.
Finalement, elle ne marchera pas. Et, pour une fois, trouvera une forme de réconfort dans les bras d’un homme qui est rarement enclin à en offrir. Cet homme, c'est Bela Karolyi. "Ne t'inquiète pas, tu vas aller sur le podium, je peux te le garantir", lui promet-il. Derrière la moustache, un sourire. Il saisit l’athlète et la porte vers le podium dans un Georgia Dome en fusion. Elle est là, reconnaissable à son attelle et à sa tenue. Elle sourit. Grimace. Tourbillon des sentiments.
"A la base, c'est une personne timide. Elle a complètement agi à contre-nature. On pense tout le temps des gymnastes qu'elles sont gentilles, souriantes et qu'elles défilent pour pleurer quand les choses deviennent difficiles. Ça m'ennuie... Kerri était la dernière chance de montrer son cœur de tigre. Elle l'a fait", jubile Karolyi.
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Kerri Strug dans les bras de Bela Karolyi

Crédit: Imago

Quatre ans après "The Shrug" de MJ, le saut de Strug devient instantanément un monument du sport américain et une icône de l’olympisme. La principale intéressée, pourtant, refuse de revoir la scène durant quelques mois. Parce qu'une douleur reste une douleur. Et parce qu'elle n'a pas le temps, soit dit en passant.
Sa carrière est terminée. Mais avec les "Magnificent Seven", elle devient une star. Elle un peu plus que les autres, d’ailleurs. Ce qui ne tarde pas à créer quelques dissensions. Parce qu'elle n’était pas la plus brillante. Parce qu’elle n'était pas prédestinée à prendre toute la lumière. Mais elle reçoit l'essentiel de l’attention et récolte la majeure partie des lauriers, et des dollars. Plus d'un million dans l'année qui suivra les Jeux.

Bill Clinton, Jay Leno et David Silver

Strug tente cependant de reprendre une vie normale, poussée par ses parents qui souhaitent qu'il en soit ainsi. Elle intègre UCLA pour suivre des études supérieures. Difficile de rester anonyme au cœur d'un campus universitaire quand on voit votre frimousse sur les paquets de céréales Wheaties, honneur réservé aux plus grand(e)s.
Elle est également invitée au 50e anniversaire du président Clinton, elle taille le bout de gras avec Jay Leno, se moque d'elle-même et de sa voix de crécelle dans le Saturday Night Live, passe une tête à Wall Street ou, encore, apparaît dans un épisode d'une des séries mythiques des années 90, Beverly Hills 90210. Elle y donne la réplique dans une scène oubliée (et oubliable) à David Silver qui, devinez quoi, lui demande si elle porte sa médaille sur elle. Ce à quoi elle répond : "J'aimerais bien la porter partout mais j'aurais l'air stupide."
Quid des six autres ? Elles tournent et se produisent aux quatre coins des Etats-Unis. Sans Kerri. Pourquoi donc ? Parce que la nouvelle fille préférée de l'Amérique ne peut mener toutes ses carrières de front. Et la fac l'occupe en semaine. Alors, elle demande à rejoindre la troupe le week-end. Refus des promoteurs. Elle prend alors ses distances et se produit avec Nadia Comaneci, entre autres. A 24000 dollars la prestation. Contre 6000 pour ses anciennes partenaires.
"Elle a eu d'autres opportunités, et c'est bien, mais cela nous a séparées, explique Moceanu, amère. On était une équipe, c’est ainsi qu’on aurait dû rester." Shannon Miller embraye : "La seule chose qui nous ennuie, c'est que l'équipe est négligée. Tout le monde était essentiel." Ce à quoi Leigh Steinberg, agent de Strug, répondra sans détour : "Les autres filles sont jalouses."
Un an après le sacre d'Atlanta, Kerri Strug confiera avoir écrit à chacune de ses championnes olympiques de partenaires. Six lettres. Zéro réponse. A cause d'un saut. Le revers de la médaille. Le revers du rêve américain. Mais, comme les autres, il méritait d’être vécu.
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