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Blanco, au bout du temps, au bout du monde

Laurent Vergne

Mis à jour 11/03/2023 à 14:00 GMT+1

LES GRANDS RECITS - 1987. Aux Antipodes, la Coupe du monde de rugby vit ses premières heures. Entre aventure humaine et scepticisme, ce nouveau rendez-vous planétaire va définitivement gagner ses galons lors d'une demi-finale légendaire entre l'Australie et la France. Un match sublimé par l'essai victorieux de Serge Blanco à la dernière minute. Un essai au bout du temps, et au bout du monde.

France - Australie 1987 : L'essai de Serge Blanco.

Crédit: Eurosport

C'est un grand terrain de nulle part. Un stade endormi. Pas à l'abandon, mais pas loin. Petit et désuet. Ici, il n'y a ni lumières, ni écran géant, ni parking. Aucune infrastructure moderne. Seulement deux tribunes, bordant latéralement le terrain. Derrière, deux petites buttes en herbe, où l'on s'accroupit autant qu'on s'assoit. Un mot vient à l'esprit et revient encore dans toutes les bouches pour le définir : champêtre. C'est ici, au Concord Oval Stadium de Sydney, que se déroule cette histoire.
Drôle de théâtre pour de si grands artistes. On n'imagine pas une demi-finale de Coupe du monde se tenir là. Mais ce France - Australie du 13 juin 1987 n'était pas une demi-finale de Coupe du monde. C'était une demi-finale de la première Coupe du monde. Ce Mondial 1987, celui des pionniers, relevait de l'aventure, du saut dans l'inconnu. Son esprit, c'était bien plus celui du camping sauvage que du palace quatre étoiles. Alors, le cadre sied à la perfection. Le Concord Oval dit tout de cette Coupe du monde inaugurale.
C'est une Coupe du monde d'un autre temps, celle d'un autre rugby. Encore amateur. Pas encore bodybuildé. Où l'on restait sur la pelouse pendant la mi-temps. Un rugby moins athlétique mais plus libre. Celui des envolées, plus que des percussions. Le rugby du sang, pas encore des commotions. Mieux ou moins bien, à chacun de juger. Mais à coup sûr différent. "C'était un peu la préhistoire", a dit en 2011 Serge Blanco au Telegraph, le quotidien anglais.
De cette Coupe du monde reste surtout un match en forme de chef-d'œuvre. Indémodable, celui-ci. Sommet du jeu et de dramaturgie, le joyau du Concord Oval demeure sublimé par son dénouement. Un essai à la dernière minute avec, à la conclusion, la course folle d'un Blanco incarnation ultime du french flair, lequel n'a peut-être jamais eu le nez aussi creux que ce jour-là.
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Blanco - Sella, deux génies dans les lignes arrières bleues.

Crédit: Getty Images

La lente gestation de la Coupe du monde

La gestation de la Coupe du monde de rugby est une longue histoire. Arrimée à des rivalités de clochers variant selon la taille de la chapelle, l'Ovalie a longtemps été réfractaire à l'idée d'une telle mondialisation. Quand Albert Ferrasse lance l'idée d'une compétition planétaire à la fin des années 70, le président de la FFR reçoit de l'IRB une fin de non-recevoir courtoise mais ferme : "continuez de penser, cher Albert !"
Reste que le rugby ne peut éternellement demeurer en dehors des grands-messes internationales. Après un nouveau rejet en 1983, l'IRB valide finalement en 1985 le principe de la première Coupe du monde, malgré les réticences de principe des Britanniques. Deux ans plus tard, le rugby a rendez-vous en Nouvelle-Zélande et en Australie, co-organisatrices.
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Ron Jacobs et Albert Ferrasse, les patrons des rugby anglais et français, lors du Tournoi 1984.

Crédit: Getty Images

Un Mondial un peu de bric et de broc, à l'image de la couverture médiatique. En France, les droits télés sont signés sur un coin de table quelques semaines seulement avant le début de la compétition. A peine plus de 300 millions de téléspectateurs suivront cette édition 1987. Au Japon, l'estimation dépasse les quatre milliards.
"Personne ne savait vraiment à quoi s'attendre, c'était comme faire l'amour pour la première fois", métaphorise Serge Blanco. Bien que diffus, le sentiment de prendre part à un évènement qui allait faire date est pourtant bien réel. "Nous étions quand même conscients de vivre quelque chose de particulier, nous confie l'ancien ailier bayonnais Patrice Lagisquet. C'était la première Coupe du monde, ce n'était pas rien, même si comparée à une Coupe du monde aujourd'hui c'était un peu le jour et la nuit, il y avait une pression particulière."
Pour preuve, les Bleus effectuent en amont une préparation inédite pour l'époque. Le groupe se retrouve dans les Pyrénées, à Saint-Lary. Lagisquet, encore : "On avait effectué des tests physiques, avec sauts de vitesse, de force, les fameuses tractions à la barre qui étaient compliquées pour certains. Il y aurait quelques anecdotes à raconter là-dessus (il rigole). Des tests de VMA, aussi. Tout ça sortait de l'ordinaire pour nous."
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A Saint-Lary, avant le grand départ pour les Antipodes, le groupe France prend la pose.

Crédit: Getty Images

La plume dans le vitriol

Si le rugby est encore amateur, son élite n'est pas composée de sportifs du dimanche. Encore moins au cœur de ces années 80 où le professionnalisme, gros mot dans toutes les bouches mais déjà dans bien des têtes, apparait de moins en moins comme une perspective honteuse. Comme le disait Jacques Fouroux dans une de ces formules qui n'appartenaient qu'à lui : "en fin de compte,nous sommes de bien petits artisans, nous nous entrainons deux fois par semaine et nous pratiquons un sport de très haut niveau."
Jacques Fouroux. Aboyeur. Meneur d'hommes. Controversé et incompris. Il fut le capitaine le plus contesté et même détesté du XV de France. Sa rivalité avec Richard Astre, l'autre grand demi de mêlée français des années 70, a fait le miel des médias. Fouroux, le Petit Caporal, du haut de ses 163 centimètres. Astre, ou le Petit Mozart du rugby. Leur surnom dit tout du regard jeté sur eux. Le public et la presse réclament Astre, mais Fouroux joue le plus souvent, jusqu'à ce Grand Chelem mythique dans le Tournoi 1977, avec les 15 mêmes joueurs et sans concéder un essai, deux faits uniques.
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Le XV de France du Tournoi 1977.

Crédit: Icon Sport

Quelques mois plus tard, Fouroux prend sa retraite internationale avant qu'on ne le mette dehors. Fier, jusqu'au bout. Il quitte la scène en deux temps et deux tirades. L'une, privée, dans le vestiaire, étouffée par les sanglots. L'autre, publique et revancharde, à destination des médias :
Merci à tous. Quant aux journalistes qui ont si souvent écrit mon nom avec des plumes trempées dans le vitriol, s’il vous en reste encore un peu au fond de vos flacons, buvez un coup à ma santé !

Rugby blanquette et rugby champagne

Il a tout lu, tout entendu et tout subi, le Petit Caporal. Comme cette interview culte et surréaliste avec Pierre Salviac en 1977, au lendemain d'une défaite face aux Blacks. Les questions se veulent agressives, mais les deux hommes sont de mèche, le journaliste souhaitant prendre la foudre sur lui en passant pour le salaud et provoquer l'empathie envers Fouroux. Quand Salviac clame qu'il n'a pas sa place en équipe de France avec sa "passe de maçon", Fouroux réplique de son accent doux mais ferme : "il n'y a pas de sot-métier."
Retraité à 30 ans, il n'en a que 33 quand il revient par la grande porte en tant que sélectionneur du XV de France, en 1981. Une promotion accompagnée de critiques sévères : le fait du Prince, dit-on. Celui d'Albert Ferrasse, dont il est si proche. Les arguments ne manquent pas : trop jeune et surtout totalement inexpérimenté, lui qui n'a jamais entraîné. Le capitaine Fouroux avait dû vivre avec les critiques ? Le sélectionneur ne sera pas moins épargné. Y compris au cours de cette Coupe du monde 1987. Surtout, pendant cette Coupe du monde.
Elle est belle, pourtant, cette équipe. Devant, avec son capitaine Daniel Dubroca, mais aussi Garuet, Ondarts, Rodriguez, Champ, Lorieux, Condom ou Erbani. Et plus encore derrière : Berbizier, Mesnel, Blanco, Sella, Charvet, Bonneval, Lagisquet. Il y a du talent et de la personnalité à tous les étages de la fusée bleue. A l'hiver 1987, elle a conquis le quatrième Grand Chelem de son histoire, quelques mois après avoir sauvagement maté les Blacks à Nantes, dans un match d'une rare violence.
Le XV de France gagne, mais, pour beaucoup, ressemble trop à Fouroux, apôtre d'un rugby pragmatique faisant fi du romantisme. Le "rugby blanquette" plutôt que le "rugby champagne" que tout le monde lui réclame. A bien des égards, dans son approche, il irrigue dans les veines tricolores les prémices du professionnalisme. Mais cela ne plait guère.

La leçon fidjienne

Forte de ses résultats des douze derniers mois, la France a une bonne tête d'outsider quand elle débarque aux Antipodes, face aux ogres néo-zélandais et australiens. Mais les Bleus pataugent. A Christchurch, ils manquent de se prendre les pieds dans le tapis d'entrée contre l'Ecosse. Une défaite les aurait expédiés en quarts contre les Blacks. Ils s'en tirent avec un nul synonyme de victoire, à la faveur du plus grand nombre d'essais inscrits (20-20). Le pire a été évité.
Puis vient le quart de finale contre les Fidji, grande découverte de cette première édition. Bousculés, les hommes de Fouroux s'en sortent grâce à la supériorité de leur pack (31-16). Mais dans le jeu ouvert, quelle souffrance. Patrice Lagisquet se souvient : "On ne savait pas que les Fidjiens pouvaient nous poser autant de problèmes derrière. Nous étions plutôt habitués à aller plus vite que nos adversaires en général, mais là, ce n'était pas la même musique." Comble de l'ovalie, à Auckland, les Bleus ont pris une leçon de french flair.
En atteignant le dernier carré, la France a tenu son rang. Au bout du monde ou depuis la France, le flot de critiques n'a pourtant jamais été aussi puissant. On reproche à Fouroux ses tâtonnements et ses choix. Comme le positionnement de Denis Charvet à l'aile, où le Toulousain est apparu perdu contre les Fidji. Idem pour Franck Mesnel au centre. Le champion d'Europe se cherche un ouvreur, un ailier, un buteur et, plus grave, une identité.

L'Australie, reine du monde

Les ambitions françaises font ricaner. Surtout avant de retrouver l'Australie. Les Wallabies sont alors les incontestables ténors du rugby mondial. Alan Jones, son sélectionneur, ancien professeur de français un brin hautain, a annoncé la couleur avant le début du tournoi : son équipe sera la première championne du monde de l'histoire. Cette demie n'est là que pour préparer la grande finale face aux Blacks.
Le rugby australien revient pourtant de loin. La décennie 70 n'a engendré que cauchemars, avec en point d'orgue l'humiliante défaite à Brisbane face au Tonga, en 1973. Du néant va surgir une des plus belles générations de l'histoire. Au début des années 80, Bob Dwyer, incomparable dénicheur de talents, lance une cargaison de jeunes pousses et monte un véritable projet de jeu. Alan Jones, son successeur au poste de sélectionneur, en récolte les fruits en 1984. Les Wallabies signent alors un mémorable Grand Chelem dans les Iles britanniques, inscrivant plus de 100 points en quatre matches.
Le monde découvre David Campese, Michael Lynagh, Nick Farr-Jones, Andrew Slack, Simon Poidevin, Tom Lawton et surtout un merveilleux ouvreur nommé Mark Ella. Véritable génie du jeu, rapide, capable de buter et extraordinaire manieur de ballon, le numéro 10 jaune s'offre un Grand Chelem personnel avec un essai dans chacune des quatre rencontres. Mais à l'issue de cette tournée, Ella décide à 25 ans de tourner le dos au rugby pour se consacrer à ses études. Il aurait pu être l'immense star de la première Coupe du monde.
Même sans lui, l'Australie a toujours fière allure. En 1986, elle remporte la Bledisloe Cup en dominant la série de trois tests face aux All Blacks. Ces Wallabies ont donc tout des terreurs annoncées et, dans le microcosme du rugby, pas une âme sérieuse n'envisage qu'ils puissent chuter chez eux, devant cette équipe de France si erratique. D'autant que la France, dans toute son histoire, ne s'est jamais imposée en Australie.

L'esprit de Nantes et de Dublin

Les six jours qui séparent la bouillie de l'Eden Park de la demi-finale du Concord Oval vont s'avérer aussi tendus que fondateurs. Face aux critiques, notamment une chronique acerbe de Pierre Villepreux dans Libération, Fouroux décrète le huis-clos et le boycott des médias. Les Bleus se referment sur eux-mêmes.
Toux ceux qui ont vécu de l'intérieur la préparation à cette demi-finale l'évoquent aujourd'hui encore avec des frissons. Fouroux met ses joueurs face à leurs responsabilités : tout le monde doit gagner sa place. "Le mardi, à l'entraînement, il a pété les plombs, explique Didier Cambérabéro. Il n'y avait plus de titulaires, plus de remplaçants. Il a dit 'je fais deux équipes, et je prends les quinze meilleurs'. On a effectué un entraînement en opposition sur demi-terrain. C'était un truc de dingues'." Patrice Lagisquet confirme : "On s'était rentrés dedans, quelque chose de bien. Il fallait gagner sa place et ne pas se rater, sinon, c'était rédhibitoire."
La veille du match, le sélectionneur revient enfin devant caméras et micros. Le coucou auscitain est remonté à bloc : "De toute la tournée, on n'a jamais fait d'entrainement de ce niveau, avec ce niveau de sérieux et d'enthousiasme. Ce match contre l'Australie, on va le jouer avec une énorme envie de gagner."
Jacques Fouroux a gagné son premier pari, en convoquant l'esprit de Nantes, ou celui de Dublin, avant le match décisif du Tournoi 77. Celui du Grand Chelem. Avant le coup d'envoi, dans le vestiaire de Lansdowne Road, le Caporal et son armée bleue s'étaient placés en cercle. Au milieu, un magnétophone crachait le chœur du "Chant des esclaves" du Nabucco de Verdi. "Il y avait là quinze mecs qui étaient prêts à, j'allais dire prêts à mourir, n'exagérons pas, mais c'était chaud quand même", racontera le capitaine dans le documentaire que lui a consacré Maxime Boilon.
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Jacques Fouroux : meneur d'hommes, leader charismatique, homme de passions et de conflits.

Crédit: Getty Images

Le tournant oublié et celui dont tout le monde se souvient

Ce 13 juin 1987, personne n'a envie de mourir mais, en dehors de cette extrémité, les petits Bleus sont prêts à tout pour ne pas se laisser marcher dessus. Au bout de cette semaine si riche, Pierre Berbizier plante la dernière banderille fédératrice dans le vestiaire du Concord Oval. Dans les pas de son sélectionneur, il joue à son tour sur la corde du "seuls contre tous" : "Ils ont tué l'évènement, nous allons le recréer !"
Pourtant, à la demi-heure de jeu, le XV de France a la tête sous l'eau. Un drop et deux pénalités de Michael Lynagh ont placé les Wallabies à la tête d'un matelas déjà confortable (9-0). Frustrés, les Bleus rivalisent sans conclure, se voient refuser un essai sans trop savoir pourquoi et concèdent trop de pénalités.
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Michael Lynagh, la précision australienne.

Crédit: Icon Sport

A cinq minutes de la pause, Lynagh bénéficie même d'une nouvelle occasion d'ajouter trois points mais rate une pénalité largement à sa portée. Lorsqu'on lui demande, trente-deux ans après, quelle image de cette demi-finale jaillit spontanément à sa mémoire, c'est ce moment-là que Patrice Lagisquet met en lumière :
Avant le match, on s'était dit 'jusqu'à 12-0, on s'en fout'. Il fallait qu'on sorte de là en ayant l'impression d'avoir tout donné et joué notre rugby. Quand Lynagh manque la pénalité pour le 12-0, je me souviens avoir pensé 'tiens, ça, c'est un signe'. On sentait qu'on créait du jeu, on leur posait des problèmes. Nous n'étions pas du tout inhibés.
Ce tournant oublié se double une poignée de minutes plus tard du tournant dont tout le monde se souvient. Sur une touche australienne devant l'en-but des Wallabies, le pompier Alain Lorieux arrache le ballon avant d'aplatir en coin. Au lieu de virer à 0-12, les Français tournent à 6-9 (à l'époque, l'essai vaut seulement quatre points). Et ce n'est plus du tout la même histoire.

Récital à l'arrière

Le second acte est un des plus extraordinaires de l'histoire du rugby. Cinq essais, un chassé-croisé incessant au tableau d'affichage, des actions de classe toutes les trois minutes, un suspense étouffant et un dénouement à la fois magnifique et dramatique, selon le point de vue. Il ne manquera rien, même si le (re)voir d'aujourd'hui donne parfois un sentiment anachronique. C'est un autre rugby, à l'intensité physique incomparable. A l'époque, la règle au sol n'est pas la même. Il est interdit de conserver le ballon. Les longs enchainements tels que nous les connaissons de nos jours n'existent pas.
Ce France - Australie est tout sauf une affaire de chiffres, mais une statistique témoigne du rythme délirant de la rencontre : 67. Soit le nombre de ballons perdus, comme autant de munitions offertes à ces deux équipes joueuses. Ce que le jeu perd en structure, il le gagne en dynamisme.
Surtout quand les lignes arrières françaises donnent leur pleine mesure. L'ego fouetté par l'affront fidjien, elles livrent un récital au Concord Oval. Philippe Sella, d'abord, d'un crochet intérieur magique. Puis Patrice Lagisquet, propulsé vers la terre promise par la grâce d'une offrande de Serge Blanco. Deux essais magistraux. Le premier a permis aux Bleus de mener 12-9, le deuxième 18-15.
A défaut d'agir, le favori australien réagit. Campese a répondu à Sella, puis Codey à Lagisquet. A cinq minutes de la fin du temps réglementaire, la prolongation se profile : 21-21. C'est le moment choisi par les Bleus pour relancer de leurs 22. Mauvaise pioche. Chassés, pris dans l'étau australien, ils concèdent une pénalité au pied de leurs poteaux. Lynagh s'en délecte. 24-21. Tel serait donc le destin de ce XV de France : joueur, charmeur, magnifique mais condamné à une glorieuse et épique défaite.
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L'essai de Sella en seconde période contre l'Australie.

Crédit: Getty Images

Cambé, le facteur X

Avant Blanco le héros, entre alors en scène le sauveur Cambérabéro. Le Biterrois provoque lui-même une faute australienne avant de réussir "sa" pénalité sur la droite des perches. A l'entrée du temps additionnel, revoilà les Bleus à hauteur.
Cambé, c'est la grande histoire de cette Coupe du monde. Jamais il n'aurait dû en être. Heureusement, il s'est maintenu physiquement en forme car il voulait jouer une compétition avec la… sélection du Languedoc. Les blessures de Jean-Baptiste Lafond et Philippe Bérot vont lui ouvrir la porte du groupe, puis celle d'Eric Bonneval, le malheureux funambule toulousain, celle de l'équipe-type. Appelé en catastrophe, il finit par mettre la main sur son passeport et parvient à rejoindre Paris depuis Béziers malgré les grèves. Son Mondial à lui a été épique avant même d'avoir commencé.
Lors de la phase de poule, Cambé trouve le moyen d'entrer dans l'histoire du rugby : il claque 30 points contre le Zimbabwe, record mondial à l'époque. Mais c'est bien la demi-finale qui va l'installer dans le gotha. Fouroux a une idée cocasse, qui s'avèrera géniale : le placer à l'aile. "Je n'avais jamais occupé ce poste", sourit Cambérabéro. Mais le sélectionneur a trop besoin d'un buteur. Dans ce rôle, Cambé est parfait. Face à l'Australie, il inscrira 14 points au pied. Sans lui, jamais il n'y aurait eu de finale de Coupe du monde. Il fut, comme on ne le disait pas alors, le facteur X de cette équipe de France.
Reste que l'hommage rendu aujourd'hui par Patrice Lagisquet va bien au-delà de la précision, fut-elle diabolique, du buteur : "Il est certain qu'il a apporté un énorme plus avec sa botte, qui nous a permis de rivaliser. Mais on oublie souvent que Didier, c'était d'abord un très bon joueur de rugby, qui pigeait le jeu. Un vrai surdoué. Puis il allait vite. Il ne dépareillait pas dans cette ligne de trois quarts."
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Didier Cambérabéro lors de la demi-finale contre l'Australie.

Crédit: Getty Images

37 secondes d'un paradis perdu

En l'état, ce match a déjà tout du premier grand monument de ce naissant rendez-vous planétaire. Il reste à parachever le chef d'œuvre avec ce qui reste aujourd'hui encore un des essais les plus célèbres de l'histoire du rugby. Entre le moment où le pack bleu gratte un ballon devant ses 22 mètres et celui où Serge Blanco va aplatir en coin, vont s'écouler 37 secondes d'un paradis qui apparait perdu tant ce rugby-là semble ne plus exister.
Dix des quinze Tricolores vont se trouver directement impliqués sur cette séquence culte. Le coup de pied de recentrage de Lagisquet. L'hésitation coupable de Campese au point de chute, où se trouve aussi un certain Lorieux. Le deuxième ligne se sacrifie. K.-O., il s'écroule au sol, bras en croix. C'est dans cette horizontale position christique que "Pin-pon" achèvera cette action sans rien en voir.
Au relais viennent ensuite Erbani et Champ. Puis Ondarts et Garuet, pilards déchainés. Lolo Rodriguez sert alors Charvet. Cadrage-débordement pour percer jusque dans les 22 australiens, avant d'être repris par Campese. La défense des Wallabies peine à colmater les brèches. Renversement de Berbizier sur une longue sautée à destination de Lagisquet. Stoppé net, "TGV Atlantique" balance le ballon derrière lui. Lynagh, gêné par Champ, ne peut s'en saisir. Lolo Rodriguez ramasse la mise et place la fusée Blanco sur orbite.

Lawton : "Dans ma vie, il me manquera toujours 50 centimètres"

Qui d'autre que lui pouvait conclure ce mouvement comme seul le rugby français peut alors en générer ? Blanco, alias le Pelé du rugby. L'incarnation ultime du jeu des années 80. Le génial arrière du Biarritz Olympique va devoir se le peler, quand même, cet essai. Lorsque Rodriguez le sert, il lui reste près de vingt mètres à couvrir. Avec quatre Australiens aux trousses, il n'a d'autre choix que de tout miser sur un essai en coin.
A deux mètres de l'en-but, Serge Blanco plonge pour aplatir. Un homme, invité bien improbable, l'a repris : Tom Lawton. Le talonneur des Wallabies face à la gazelle bleue. Il faut voir et revoir cette course folle de Lawton s'arrachant pour empêcher la catastrophe nationale de se produire. Il y est presque. Lorsque Blanco s'étend de tout son long, le numéro 2 australien l'a repris. Mais trop tard pour le propulser en touche.
Le presque sauveur demeure philosophe : "J'ai pensé une seconde que j'allais pouvoir reprendre Serge. Mais je n'ai pas été assez rapide... C'est la vie. Vous essayez, vous donnez tout mais ça ne suffit pas toujours. Dans ma vie, il me manquera toujours 50 centimètres."
Serge Blanco contre l'Australie en 1987

L'essai de Blanco n'aurait pas dû être validé

Cet essai est de ceux dont la vision ne se démode pas. C'est un grand n'importe quoi, un joyeux bordel, du foutraque tout sauf construit. Il n'y a plus de schéma, à l'image du duel final Blanco-Lawton. Mais c'est ce qui le rend unique.
Il n'aurait pourtant pas dû être accepté. Aujourd'hui, cet essai ne franchirait pas le seuil de l'arbitrage vidéo. Au moment de ramasser le ballon, Laurent Rodriguez a commis un petit en-avant. Brian Anderson, l'arbitre écossais, ne l'a pas vu. "C'était un en-avant dans les mains, comme dit Lolo, alors ça ne compte pas", se marre Lagisquet.
Quatre ans plus tard, après un quart de finale crève-cœur perdu 19-10 au Parc des Princes contre l'Angleterre, les Français pesteront (pour rester poli) après l'arbitrage de David Bishop. Michael Lynagh se chargera de rappeler aux Bleus l'étroitesse de leur mémoire : "Je comprends les Français, mais il y a quatre ans, nous avons perdu sur un essai qui n'aurait pas dû être accepté. Cette fois, c'était en faveur des Français." Et le blond ouvreur de conclure de cette phrase magnifique : "tant mieux, d'ailleurs, car c'était un essai extraordinaire, un grand moment de sport, et je suis heureux qu'il n'ait pas été refusé."
"Comme joueur et plus encore après comme entraîneur, confesse Patrice Lagisquet, je ne supportais pas ce genre d'erreur. Si j'avais été en face, je crois que je n'aurais pas aimé. Je ne suis pas sûr d'avoir le caractère aussi fair-play que Lynagh..."
Quand les Français étaient déterminés comme ça, ils étaient presque imbattables
Dans leur ensemble, les Australiens ont d'ailleurs été aussi formidables après le match qu'ils avaient pu être arrogants avant. "Personne n'a le droit d'être triste aujourd'hui", souffle Jones, beau joueur. David Campese, lui, parlera du "plus grand match" dans lequel il ait été impliqué." "Je n'ai jamais fini aussi épuisé, avoue de son côté Tom Lawton. J'ai couru, couru... Le jeu était tellement ouvert, le score a changé de main au moins 100 fois. Les Français étaient forts, à la hauteur de l'évènement. Quand ils étaient déterminés comme ça, ils étaient presque imbattables."
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Le saut de l'ange de Champ, la joie sur le visage de Charvet : Les Bleus sont en finale

Crédit: Getty Images

Instantanément, ce France - Australie gagne ses galons de match légendaire. Y compris dans la presse britannique, pourtant peu encline à s'enflammer pour le XV de France. Mais elle ne put que s'incliner, à l'image de John Reason dans le Sunday Telegraph : "Je ne pensais pas vivre assez longtemps pour voir un match qui atteindrait le niveau de celui joué par les Barbarians et les All Blacks en 1973 à Cardiff, mais celui-ci y est parvenu. Il s'est passé tant de choses en tous points du terrain que cette rencontre sera en mémoire aussi longtemps que la Coupe du monde existera."
Patrice Lagisquet, lui, avoue n'avoir retrouvé qu'une seule fois les sensations vécues ce jour-là. Ce ne fut pas comme joueur, ni même en tant qu'entraîneur, mais en simple spectateur. "C'était lors de la demi-finale France - Nouvelle-Zélande de 1999, nous dit-il. J'étais à Twickenham. En regardant le match, j'étais transporté douze ans en arrière. A nouveau, le sentiment que rien ne pouvait arriver à cette équipe. Une quête d'absolue. Ça m'avait fait tout drôle de ressentir ça comme témoin en tribune, c'était un grand moment."

Les deux grands souvenirs de Blanco

Un grand moment, les Bleus en avaient connu un autre à Sydney. Et pas que pendant 80 minutes. "Pour moi, ce France-Australie a été parfait avant, pendant et après", synthétise Philippe Sella. Deux heures après leur exploit, les Français s'offrent un moment privilégié en revenant à la nuit tombée sur la pelouse du Concord Oval. Alors qu'ils se tiennent par les épaules, unis comme jamais, Pascal Ondarts entonne des chants basques, repris en chœur. Frissons et larmes. "Un moment de communion, raconte Lagisquet. On avait vécu un truc génial sur ce terrain et on avait envie que ça se prolonge, on ne voulait pas partir. C'était spontané, et beau."
Cet instant-là n'appartient qu'à eux. Il marque le sommet émotionnel d'une grande aventure humaine. "On passait cinq semaines ensemble, loin de tout, ça forgeait les liens, relance Lagisquet. Il y avait une grande complicité. Aujourd'hui, 'le groupe vit bien' fait partie de ces phrases tant répétées qu'elles ne paraissent même plus avoir de sens. Mais nous, vraiment, on vivait bien. On n'avait pas les mêmes contraintes qu'aujourd'hui, on faisait de belles troisièmes mi-temps. D'ailleurs, pour la plupart, on se retrouve toujours avec un très grand plaisir."
Au fond, voilà ce qu'il reste de cette Coupe du monde 1987. L'essai de Blanco, le France-Australie, le sacre des Blacks, tout ceci a crédibilisé sportivement cet évènement naissant. Mais l'essentiel était peut-être ailleurs. Personne ne l'a mieux résumé que Serge Blanco en 2011 : "J'ai deux immenses souvenirs de 1987, et mon essai n'y figure pas. Le premier, c'est dans les vestiaires de l'Eden Park, après le quart de finale. Les Fidjiens avaient sorti leurs guitares, ils chantaient, buvaient et voulaient partager ça avec nous. C'était un moment exceptionnel de fraternité. Le second, c'est au lendemain de la finale. Les Blacks, qui auraient pu avoir autre chose à faire, sont venus avec leurs femmes et leurs enfants pour manger et faire la fête avec nous. C'était ça, pour moi, la Coupe du monde 1987."

Guy Moquet avant l'heure

Pour les Bleus, cette finale aura été aussi terne que la demie s'était avérée exceptionnelle. Ils l'avaient perdue avant même de la jouer. Autant Jacques Fouroux avait su trouver les bons ressorts en amont du défi australien, autant il se trompera sur toute la ligne cette fois. D'abord en imposant une préparation aussi musclée que pour l'Australie alors que ses joueurs avaient d'abord besoin de récupération. Puis, avant la finale, sur la pelouse de l'Eden Park, il surcharge le côté affectif en demandant aux joueurs de se livrer intimement. Patrice Lagisquet se souvient :
Nous étions dans l'en-but, avant de retourner aux vestiaires. Chacun a parlé de choses très personnelles. Moi, j'ai évoqué ma femme. Elle était enceinte et notre première fille était trisomique. Je culpabilisais beaucoup de l'avoir laissée seule en France. Même si nous vivions quelque chose d'extraordinaire, je n'étais pas bien psychologiquement. J'ai pleuré, beaucoup ont pleuré. C'était trop. Il n'y a que les Argentins qui sont capables de pleurer comme ça et de se transcender après. Nous, on y laisse des plumes...
Ce sera leur lettre de Guy Môquet avant l'heure. Déjà rincés physiquement, les Français le sont maintenant émotionnellement et ne s'en relèveront pas. Face à des All Blacks doublement désireux de triompher chez eux et de laver l'affront de la défaite à Nantes sept mois plus tôt, la bande à Dubroca s'incline 29 à 9. Un rêve est passé.
Pour le XV de France, cette première édition aura donné le ton de ce que sera durablement son rapport à la Coupe du monde. Des matches de légende, des exploits colossaux, souvent sortis de nulle part, des soufflés qui retombent, des désillusions. Des regrets aussi immenses que les espoirs générés. Seules cinq nations ont goûté à une finale de Coupe du monde. La France en fait partie, plutôt trois fois qu'une. Mais contrairement aux quatre autres, elle n'a jamais été sacrée. C'est le charme et la limite du rugby français. A défaut de titre, restent les souvenirs. Eux aussi ont quelque chose d'indélébile. A l'image de cet essai au bout du temps et du monde, sommet d'une génération bleue si douée et acte fondateur d'une épreuve dont il ne viendrait plus à l'idée de personne de contester la légitimité.
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La finale (à sens unique) entre les Blacks et la France en 1987.

Crédit: Getty Images

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