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Rumeurs, racisme, sifflets : Il y a 20 ans, le cauchemar des Williams à Indian Wells

Laurent Vergne

Mis à jour 17/03/2021 à 17:41 GMT+1

Il y a 20 ans jour pour jour, le 17 mars 2001, Serena Williams s'imposait en finale à Indian Wells contre Kim Clijsters. Mais ce n'est pas un bon souvenir pour l'Américaine et sa famille. Huées par la foule, prises dans une polémique, convaincues d'être victimes de racisme, Serena et sa sœur Venus tourneront longtemps le dos au tournoi californien, avant de tourner la page.

Indian Wells 2001, Serena Williams avec son père Richard, et sa soeur, Venus, après sa victoire en finale.

Crédit: Getty Images

Indian Wells, 13 mars 2015. Serena Williams, exemptée du 1er tour, affronte Monica Niculescu pour son entrée dans le tournoi californien. A l'échelle de la gigantesque carrière de l'Américaine, un match d'une grande banalité, face à une joueuse modeste, classée au 68e rang à la WTA. Dans le box de la numéro un mondiale, son père Richard, n'est pas là. Sa grande sœur Venus, qui ne dispute pas le tournoi, pas davantage. Sa mère, elle, est bien présente. Elle cache ses yeux derrière des lunettes de soleil. A côté, une autre sœur de Serena est en pleurs.
En quittant le court, Williams, qui s'est imposée 7-5, 7-5, parle d'une "des plus grandes victoires" de sa carrière. Hors contexte, le propos pourrait surprendre de la part d'une telle championne. Pour comprendre comment cette rencontre a priori anodine est devenue un évènement d'une telle importance, il faut se projeter 14 années en arrière, au même endroit.
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Serena Williams, casseuse de stéréotypes

Indian Wells, ce fut d'abord un bon souvenir pour les Williams. Une terre accueillante. En 1997, Venus s'y révèle à 16 ans en atteignant les quarts de finale. Deux ans plus tard, Serena y décroche le premier titre d'envergure de sa toute jeune carrière en battant Steffi Graf en finale. Le seul duel pour un titre entre les deux joueuses les plus titrées de l'ère Open. Puis tout va dérailler en 2001, lors d'une édition paradoxale, que Serena Williams achèvera le trophée sous le bras et des larmes de colère dans les yeux.
Je ne sais pas ce que Richard en pense. Je crois que c'est lui qui va décider qui doit gagner demain
Le mercredi 14 mars 2001, Venus Williams élimine Elena Dementieva en quarts de finale, scellant une demie très attendue contre sa cadette. Lors de sa conférence de presse, la joueuse russe lâche quelques phrases qui, a posteriori, auront valeur de déclenchement des hostilités. Invitée à donner son avis sur le choc 100% Williams à venir, Dementieva glisse un perfide : "Je ne sais pas ce que Richard en pense. Je crois que c'est lui qui va décider qui doit gagner demain."
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Elena Dementieva lors de son match contre Venus Williams à Indian Wells, en 2001.

Crédit: Getty Images

Richard, c'est le père omniprésent, et entraîneur, de Venus et Serena. Une figure qui agace, comme dérange le succès de ses deux progénitures, au moins auprès d'une partie du circuit. Venus, numéro un mondiale à 20 ans, a déjà enlevé sept titres du Grand Chelem. Serena n'en compte qu'un, l'US Open 1999, mais si elle nourrit encore un petit complexe vis-à-vis de son aînée, chacun pressent qu'elle est appelée à dominer à son tour, dans des proportions peut-être plus importantes encore.
Depuis des mois, une rumeur circule : leur demi-finale à Wimbledon, à l'été 2000, aurait été "arrangée". Les deux sœurs, c'est vrai, s'évitent sur le circuit. En dehors des Grands Chelems, elles aménagent leur calendrier afin de minimiser les "risques" de retrouvailles. Et lorsqu'elles doivent en découdre, c'est donc papa Richard qui déciderait du sort de la rencontre.
Alors qu'Indian Wells bat son plein, le National Enquirer, un tabloïd américain, accuse les Williams de s'être mises d'accord à Londres, en citant un témoin anonyme que certains pensent identifier comme un cousin de la famille. Dementieva, elle, se réfère à un autre match, à Key Biscayne, en 1999. "Si vous avez vu ce match, c'était tellement drôle", dit-elle, expliquant que beaucoup de joueuses, sur le circuit, se posent des questions.

Les innocents, ces si mauvais clients

L'affaire aurait pu en rester là. En réalité, elle ne fait que débuter. La mèche est reliée au baril de poudre. Le lendemain, elle va s'allumer. Un quart d'heure avant la demi-finale, les organisateurs annoncent le forfait de Venus Williams en raison d'une tendinite au genou, tout en déplorant de ne pas avoir été alertés plus tôt. "J'aurais aimé qu'elle tente le coup", regrette le patron du tournoi, Charlie Pasarell, ajoutant : "Ce n'est pas bon pour l'image du tennis."
Le public, lui, manifeste son mécontentement. Une file de spectateurs se présente à l'entrée du complexe en réclamant son remboursement. "Je n'ai pas d'argent à leur donner", ironise Venus Williams lors de sa conférence de presse.
Priées de répondre aux commentaires d'Elena Dementieva et aux rumeurs sur les supposés petits arrangements en famille, les deux frangines s'agacent.
Venus : "Chacun dit ce qu'il veut. C'est comme ça que les rumeurs naissent. Je suppose que les rumeurs sont plus intéressantes que la vérité. Je n'ai pas à me justifier. Pour moi, ce n'est pas un sujet."
Serena : "Vous croyez vraiment que si notre père décidait, Venus mènerait 4-1 dans nos confrontations ? Il ferait en sorte que nous gagnions à tour de rôle."
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La jeune Serena Williams, 19 ans, en conférence de presse à Indian Wells le 15 mars 2001.

Crédit: Getty Images

Le vendredi 16, un papier du Los Angeles Times en remet une couche. "Elles nient, mais sans conviction, écrit le journaliste Bill Dwyre. Si ces accusations sont fausses, pourquoi ne pas montrer de la colère ? Des larmes ? Pourquoi ne pas donner un grand coup de pied dans la table ? Au lieu de ça, nous avons seulement droit à des réponses évasives et des tentatives d'humour déplacées."
Si le dossier de l'accusation est brinquebalant, la défense du clan Williams, père et filles compris, est maladroite. Peut-être parce qu'ils ne se sentent coupables de rien. Tous les avocats vous le diront, les innocents sont les pires clients. Ils se défendent très mal. Dans son immense majorité, l'opinion est convaincue que la blessure de Venus n'est que diplomatique et qu'elle s'est retirée pour permettre à sa sœur de jouer la finale. Absurde ? Peut-être. Mais beaucoup y croient.
Tu es une championne Serena, tu vas trouver le moyen de te sortir de là
Samedi 17 mars. Finale. Serena affronte Kim Clijsters. Richard Williams et Venus sont là. Lorsqu'ils apparaissent dans les gradins du court central, il leur reste une cinquantaine de marches à descendre pour atteindre leur box. Ils sont copieusement sifflés. Richard se tourne vers la foule et, dans un geste à la Tommie Smith et John Carlos, brandit un poing tendu et rageur. Venus s'assied. Elle ne montre aucune émotion particulière. Mais il faut poster des vigiles autour de leur loge.
Richard Williams brandit le poing pour répondre aux huées du public d'Indian Wells, en 2001.
Plus bas, Serena arrive à son tour. Elle aussi est huée. Pendant un peu plus de deux heures, elle va vivre un cauchemar, qu'elle définira comme "le pire moment" de toute sa carrière. Le public ne la lâche pas. Notamment lors de la première manche, où chacune de ses fautes, y compris une première balle de service manquée, est accueillie par des cris de joie et des applaudissements.
Ce set, elle le perd, mais elle va tenir bon dans ce qu'il faut bien appeler une tempête pour s'imposer en trois sets, 4-6, 6-4, 6-2. A 19 ans, elle vient de faire preuve d'une sacrée force de caractère. "Je me répétais, 'Tu es une championne Serena, tu vas trouver le moyen de te sortir de là'", dira-t-elle. Lorsque, pas rancunière, elle salue le public après sa victoire, des applaudissements résonnent au milieu des sifflets. Elle trouve aussi un peu de réconfort auprès de sa victime du jour. Kim Clijsters, élégante, parle des sœurs Williams comme "de grandes championnes qui font beaucoup pour le tennis féminin". Pour la Belge, "Serena ne méritait pas ça."
La cadette a tenu le choc sur le court, elle va en faire autant devant les médias. Sans surprise, les questions tournent assez peu autour des considérations techniques ou tactiques de cette finale. Mais elle ne se démonte pas, notamment face aux accusations National Enquirer : "C'est tellement scandaleux. Sérieusement, on parle du National Enquirer. Je veux dire, mon dieu (rires). La prochaine fois, je pense qu'ils vont annoncer que je suis enceinte et que le père est un martien. Quelqu'un m'a dit 'Tu es vraiment célèbre quand tu es dans l'Enquirer'. Je suppose que je suis célèbre maintenant."
Puis elle fait part d'une forme d'incompréhension. "Je suis simplement une joueuse, une compétitrice, et je suis une gamine, rappelle-t-elle. A quel moment se dit-on 'Tiens, allons voir ce match pour huer cette fille de 19 ans ?'" Quand on lui demande de résumer d'un mot les quelques jours qu'elle vient de vivre, Serena répond dans un sourire : "Chaotique." Compte tenu du contexte et de sa jeunesse, dans ses actes comme dans ses paroles, ce 16 mars, l'Américaine a impressionné. Mais loin des micros et des caméras, elle avouera être restée prostrée pendant deux heures à pleurer dans le vestiaire.
Oui, je pense qu'il y a encore un petit problème de racisme aux Etats-Unis
Le tournoi terminé, "L'affaire Williams à Indian Wells" n'a pourtant pas encore livré son dernier épisode. Neuf jours plus tard, dans un article de USA Today, Richard Williams assure que des propos racistes ont été tenus envers lui et ses filles. "Quand Venus et moi descendions les marches, plusieurs personnes m'ont appelé 'nègro', explique le paternel. Quelqu'un a dit 'J'aimerais qu'on soit 75 ans en arrière, on pourrait te scalper vivant'. Je pense que ce qu'il s'est passé à Indian Wells est une honte pour l'Amérique."
Richard Williams vient de remettre une pièce dans la machine. Après sa finale victorieuse à Indian Wells, Serena avait évoqué la question du racisme, avec une certaine prudence. "Vous savez, avait-elle déclaré, l'esclavage a été aboli il y a plus de 100 ans mais certaines personnes ont encore du mal à l'accepter. Je ne sais pas si, dans ce cas précis, le racisme a quelque chose à voir, mais, d'une manière générale, oui, je pense qu'il y a encore un petit problème de racisme aux Etats-Unis."
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Venus Williams, Indian Wells 2001.

Crédit: Getty Images

L'intervention de Williams père va ajouter de la polémique à la polémique. Plusieurs journalistes, installés à côté ou derrière le box de Richard et Venus, jurent ne pas avoir entendu la moindre insulte raciste proférée cette après-midi-là. Lorsqu'elles arrivent à Miami, les deux sœurs se retrouvent à nouveau sous le feu des questions. Après "Est-il vrai que votre père décide du résultat de vos matches ?", place à "Votre père est-il un menteur ?".
Face à ce nouveau volet de l'affaire, elles sont mal à l'aise. Venus, surtout, qui était aux côtés de son père en tribunes.
- Avez-vous entendu des commentaires racistes en tribunes ce jour-là ?
- J'ai entendu ce que j'ai entendu.
- C'est-à-dire ?
- Vous le savez.
- Non, je n'étais pas là. Est-ce que les sifflets, eux, étaient motivés par le racisme ?
- Vous le savez très bien.
- C'était du racisme, donc ?
- C'est redondant, vous posez toujours les mêmes questions. C'était déjà il y a 10 jours, il s'est passé ce qu'il s'est passé. Je ne peux pas le changer. Je ne peux rien y faire.

Dementieva avait... fait une blague

Cette question précise ne sera jamais vraiment tranchée. Une chose est sûre, les sœurs Williams ont la désagréable impression d'être constamment mises sur le gril, et en position d'accusées. Elles garderont de ce sombre épisode une blessure. "Les accusations de ceux qui disaient que le forfait de Venus avait été arrangé entre nous nous a fait mal pendant longtemps, expliquera Serena en 2015. Le racisme était sous-jacent, douloureux à vivre et difficile à comprendre. J'ai eu peur, je ne me suis plus sentie à ma place dans un tournoi que j'aimais tant."
Dans leur esprit va alors mûrir l'idée d'un boycott du tournoi californien. Au soir de sa victoire, Serena ne l'envisageait pas encore : "J'ai un titre à défendre, donc oui, vous me verrez probablement l'an prochain." Mais elle ne sera pas là en 2002. Venus non plus. Et pas davantage les années suivantes. La famille Williams boudera Indian Wells lors des 13 éditions postérieures au psychodrame de 2001.
Le pire dans tout ça ? Cette sinistre affaire est partie d'une boutade. A Miami, Elena Dementieva n'échappe pas aux questions, puisque c'est après sa petite phrase que le processus inflammatoire s'était enclenché à Indian Wells. "Je plaisantais, c'est tout, avoue la Russe. Je ne pensais pas que ça deviendrait aussi important."
Elle avait donc juste voulu faire une blague. Pour un peu, on se croirait dans Le Prénom, quand Patrick Bruel, laissant croire qu'il envisage d'appeler son futur fils Adolf, enclenche malgré lui le scénario implacable d'une soirée-catastrophe. Soyons justes avec Dementieva. Si ça n'avait pas été ici, cela aurait fini par se produire ailleurs. Le poids de la rumeur et les commentaires acides sous le manteau envers les Williams avaient inoculé à petites doses un venin qui devait finir par produire ses effets.
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Serena et Venus Williams en grande discussion à Indian Wells.

Crédit: Getty Images

Quoi qu'il arrive, je survivrai à tout
Longtemps, les Williams refuseront donc de tourner la page, faute d'obtenir des excuses claires de la direction du tournoi. Serena avouera avoir espéré que Charlie Pasarell, qui fut un ami très proche d'Arthur Ashe, fasse ce geste. Lorsque le milliardaire Larry Ellisson a racheté le tournoi en 2009, certains ont cru que le boycott prendrait fin. A tort. Puis, début 2015, après la quête de son 19e titre du Grand Chelem, en Australie, Serena prend tout le monde de court en suggérant qu'elle envisage de revenir à Indian Wells.
Lors d'une tribune publiée dans Time Magazine, elle explique les raisons de ce revirement :
"Je vais retourner avec fierté à Indian Wells en 2015. Treize ans après, une éternité en tennis, les choses sont différentes. Quand un responsable de la Fédération russe, Shamil Tarpischev, a fait des remarques racistes et sexistes sur Venus et moi, la WTA et la Fédération américaine ont aussitôt réagi en le condamnant avec virulence. Cela m'a montré que le tennis avait beaucoup avancé et moi aussi. J'ai dit par le passé que je ne rejouerais jamais à Indian Wells, c'est quelque chose que je pensais vraiment, j'avais peur, que se passerait-il si je revenais et les gens me conspuaient à nouveau ? Le cauchemar recommencerait. Indian Wells a été un tournoi important dans ma carrière et je fais partie de l'histoire de ce tournoi. Ensemble, nous pouvons écrire une fin différente."
Quelques semaines plus tard, tremblante comme une débutante, Serena Williams bat Monica Niculescu, 7-5, 7-5. A son arrivée sur le court, cette fois, une interminable standing ovation pour la recevoir. Elle pleure. "J'étais complètement submergée par l'émotion, je n'ai pas réussi le meilleur début de match, mais en même temps, j'appréciais vraiment ce moment, c'était très fort", confiera-t-elle. Venus Williams reviendra, elle aussi, en 2016. Elles n'ont jamais regagné à Indian Wells. Mais l'essentiel est ailleurs. Elles n'ont pas oublié. Mais elles ont pardonné.
Cet épisode a aussi permis de mieux déceler qui était vraiment Serena Williams, du haut de ses 19 ans. Une femme et une joueuse de convictions, qui n'est pas sans défauts, se trompe parfois dans son attitude, comme lors de la finale de l'US Open 2018 mais qui, quoi qu'il arrive, fait face et se relève. Avant son grand retour à Indian Wells en 2015, lorsqu'on lui demanda si elle redoutait l'accueil qui lui serait réservé, elle avait eu cette réponse en forme d'autoportrait : "Quoi qu'il arrive, je survivrai à tout."
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