Toujours plus dominateur, Jannik Sinner court-il le risque d'ennuyer ? "On a pu dire ça longtemps de Novak Djokovic"

"Carlos (Alcaraz) contre Novak (Djokovic), c'est la meilleure rivalité qu'on ait dans le tennis en ce moment. C'était un quart et c'est dommage parce que ça devrait être une demie ou une finale." Le 22 janvier dernier, après avoir lui-même obtenu son billet pour le dernier carré de l'Open d'Australie éparpillant au passage Alex de Minaur (6-3, 6-2, 6-1), ainsi s'exprimait Jannik Sinner au micro de Jim Courier sur la Rod Laver Arena. Malgré son niveau exceptionnel, le numéro 1 mondial et futur double vainqueur du tournoi avouait alors, au moins implicitement, ne pas susciter autant d'intérêt auprès du grand public.

Pourtant, depuis plus d'un an maintenant, l'Italien est incontestablement l'homme fort de la planète tennis, raflant trois des cinq derniers titres en Grand Chelem – seul Alcaraz rivalisant sur ce point avec un doublé Roland-Garros/Wimbledon en 2024 – et 93 victoires lors de ses 100 derniers matches. Il est par définition l'acteur numéro 1 du cirque tennistique, mais il ne brille pas par son charisme et ce n'est pas lui faire offense. D'ailleurs, Sinner préfère laisser la raquette parler.

Le problème, c'est que ses démonstrations successives en finale de l'US Open contre Taylor Fritz l'été dernier, puis au cours de celle récente de l'Open d'Australie contre Alexander Zverev n'ont pas non plus déchaîné les passions. Étouffant pour ses adversaires, Sinner distribue les pains mais de manière contrôlée et avec une longueur de balle affolante. C'est précis, méthodique et réalisé à une telle cadence que ses adversaires finissent tous par craquer. D'une efficacité létale, son tennis peut néanmoins en devenir assommant, y compris pour les spectateurs.

"Oui, c'est un danger", commence par acquiescer Arnaud Clément, consultant pour Eurosport. Avant de nuancer : "On a pu dire ça longtemps de Novak Djokovic et certains le disent encore d'ailleurs : c'est peut-être ennuyeux, mais pratiqué à ce niveau-là… J'ai peut-être une manière de regarder différente du grand public, mais je trouve ça fabuleux. Après, si demain, en finale d'un Grand Chelem sur dur, tu as Jannik Sinner contre Jannik Sinner… Mais ce n'est pas le cas, là. Il y a une histoire à raconter. Quand il y a Alcaraz, il y en aura une autre."

La comparaison avec Djokovic s'impose effectivement. Car Sinner a calqué une bonne partie de son jeu sur celui de l'homme aux 24 titres du Grand Chelem : qualité et régularité ahurissante du retour, agressivité maîtrisée, placement de balle millimétré et changement de directions à l'envi… sans oublier des progrès considérables au service qui lui ont permis d'obtenir bien plus de points gratuits. D'ailleurs, le Serbe souffrait de la comparaison dans le style tennistique pur face aux inspirations géniales d'un Roger Federer ou à la grinta et à la spectacularité d'un Rafael Nadal.

Mais Djokovic avait aussi l'avantage de ses inconvénients : son ambition en tant que troisième homme de surpasser le duo hispano-suisse a apporté un contraste supplémentaire, le "Djokodal" et le "Fedovic" venant s'ajouter aux "Fedal" qui avaient d'abord monopolisé l'attention. Et au-delà du tennis, le caractère si particulier du Serbe, son côté clivant et intrépide, sa capacité à prendre des positions fortes ont fait de lui un leader reconnu, bien que diversement apprécié. Sinner apparait, lui, plus dépendant de la qualité de la concurrence. S'il tient seul le devant de la vitrine, l'intérêt du public pourrait effectivement décroître. Mais c'est peut-être encore trop se projeter.

"Il y a toujours une curiosité, insiste Arnaud Clément. Sur cette finale de l'Open d'Australie, la curiosité, c'était plus Zverev, parce que tu savais ce qui allait se passer du côté de Sinner. Je peux comprendre ce jugement, mais on fait une photo maintenant, et elle peut être différente dans six mois. Est-ce que Sinner va être suspendu ? Est-ce qu'Alcaraz va se blesser ? Hier, on avait Medvedev qui est marrant. Mais est-ce que son jeu l'est ? Non. Mais c'est un personnage. Tu me mets des finales Zverev-Medvedev, t'en regardes une ou deux, et puis tu sais ce qui va se passer. Il y a juste le vainqueur qui peut changer."

Reste que pour être tout à fait honnête, si une domination s'inscrit dans le temps, quel que soit son personnage principal, elle court le risque de lasser. Ainsi John McEnroe, une fois retraité, regrettait le manque de personnalité de son compatriote Pete Sampras malgré son jeu offensif et plein de panache. Et s'il a ébloui les courts du monde entier, Roger Federer en a agacé certains quand il imposait sa loi d'une main de fer dans un gant de velours entre 2004 et 2007.

Plus que de changer son jeu, Jannik Sinner a donc besoin d'altérité. Carlos Alcaraz l'a incarnée jusqu'ici et leurs duels ont électrisé les foules, leur quart de finale en "night session" à Flushing Meadows en 2022 restant à ce jour un sommet d'intensité et de plaisir pour les yeux. Il n'y a plus qu'à souhaiter de nombreux duels entre eux, de préférence en finales de Grand Chelem. Jusqu'à ce que d'autres larrons viennent s'y mêler pour épicer encore un peu le tout.