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Face à la peur : comment les skippers se préparent mentalement à affronter le danger

Rémi Bourrières

Mis à jour 10/12/2020 à 15:16 GMT+1

VENDEE GLOBE - Au moment où la flotte aborde les mers du grand Sud, théâtre mystique et grandiose qui fut fatal à bien des marins, la gestion de la peur et des émotions est plus que jamais primordiale dans cette course hors norme qu'est le Vendée Globe. Les skippers s'y sont préparés, à l'image d'Armel Tripon qui s'est attaché les services d'un spécialiste reconnu dans le milieu du tennis.

Armel Tripon, sur son Imoca L'Occitane en Provence.

Crédit: Getty Images

Les Quarantièmes Rugissants ont happé les bateaux les uns après les autres, au large du Cap des Aiguilles, porte d'entrée officielle de l'Océan Indien, à la pointe de l'Afrique du Sud. Au-delà de cette latitude, la mer ne répond plus de rien et se confond avec le ciel, dans une persistante traînée grisâtre qui vaut à cet endroit du globe le surnom peu hospitalier de Royaume des Ombres.
Quant au Vendée Globe, cette course autour du monde, sans escale et sans assistance, il a lui aussi passé un cap, si l'on peut dire. Tout au long de la descente de l'Atlantique, la course a été hautement stratégique. Dans l'Océan Indien jusqu'au Cap Leeuwin, au large de l'Australie, puis dans l'Océan Pacifique jusqu'au Cap Horn, à l'extrémité du Chili, elle sera éminemment psychologique. Peut-être même héroïque.
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Le mythique Cap Horn, où se rejoignent les deux plus grands océans de la planète.

Crédit: From Official Website

Bienvenue dans le grand Sud, ce théâtre des rêves et des fantasmes les plus fous, où la petite trentaine de skippers encore en course va prendre ses quartiers pendant quasiment trois semaines, pour les meilleurs.
Si ce n'est pas toujours ici que la course s'est gagnée, c'est presque toujours là, en revanche, qu'elle s'est perdue. Et malheureusement, parfois, dans des conditions tragiques, à l'image du Canadien Gerry Roufs, qui lui y avait perdu la vie après avoir chaviré le 7 janvier 1997, au beau milieu du Pacifique Sud, emporté par la houle qui avait broyé son monocoque dont les restes avait été retrouvés des mois plus tard sur les côtes chiliennes.
Il naviguait à des latitudes extrêmes désormais interdites, la direction de course ayant pris ensuite la décision d'instaurer une Zone d'Exclusion des Glaces, c'est-à-dire une latitude maximale au-delà de laquelle il est interdit de s'aventurer pour ne pas se retrouver au milieu des icebergs, de plus en plus mobiles et de moins en moins traçables aujourd'hui avec la fonte des glaces.
Si le malheureux Roufs reste le dernier marin mort sur le Vendée, il n'a pas été la dernière victime du grand Sud. On l'a vu encore cette année avec le naufrage de Kevin Lescoffier, repêché in extremis par Jean Le Cam au large du bien nommé Cap de la Bonne-Espérance. Il y en a qui l'occultent, certains qui le taisent, d'autres qui l'écrivent à l'image du navigateur-journaliste au Figaro, Fabrice Amedeo (actuellement 21e de la course), mais une chose est sûre : tous les marins ont, au fond d'eux, une certaine appréhension, pour ne pas dire une véritable angoisse au moment d'arriver dans cette espèce de no man's land où, comme dirait l'autre, la main de l'homme n'a jamais mis les pieds.
L'appréhension du grand Sud, c'est aussi lié à la part d'imaginaire que l'on s'en fait
Serait-ce l'insouciance de l'inconnu ? Armel Tripon, lui, a abordé avec enthousiasme son entrée dans ces mers sur lesquelles il n'avait, jusqu'alors, jamais navigué. Sur son site internet, il a écrit la joie quasiment enfantine qui l'a envahi après avoir vu le premier albatros de sa vie, à 45 ans, un événement forcément fondateur dans la vie d'un marin. Le Nantais a de quoi avoir le sourire, il est vrai. Après avoir enduré en tout début d'épreuve la casse d'un hook qui lui a valu de s'arrêter pour réparer en pleine mer, puis de se retrouver englué en pleine pétole là où les leaders filaient grand vent, le Nantais, reparti dans les derniers, ne cesse depuis de grignoter son retard, pour s'établir désormais dans le top 15.
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Armel Tripon

Crédit: Getty Images

Après avoir officiellement franchi lundi le Cap des Aiguilles, il a profité d'une météo et d'une mer clémentes – le fameux calme avant la tempête ? - pour nous confier ses impressions au moment d'aborder son grand rendez-vous en mer inconnue : "Il y a effectivement de l'appréhension, des peurs, reconnaît celui qui a opté pour une trajectoire flirtant avec la Porte des Glaces. Le grand Sud a ce côté mystique, parce qu'on est loin de tout, parce qu'il y a l'Antarctique et les glaces pas loin... Aussi parce qu'il y a tous ces écrits qui en ont été faits, à une époque où l'on n'avait aucune donnée et où c'était une véritable aventure d'aller là-bas. L'appréhension est également lié à la part d'imaginaire que l'on s'en fait. Mais il y a aussi beaucoup d'excitation. Le grand Sud, c'est d'une beauté incroyable. Etre là, c'est être aux prises avec une nature sauvage, indomptée et c'est ça que je venais chercher. Quand on voit un splendide albatros, on réalise qu'on est sur leur territoire.Je trouve que c'est une belle image de se dire qu'on n'est qu'un point de passage, sur notre bateau, à l'instant T, dans cette immensité, ce coin de planète extrêmement sauvage, brut, encore préservé de la main de l'homme."
Il a incontestablement l'esprit poétique, Armel, qui semble d'une décontraction absolue à chacune de ses interventions. Presque déroutant, d'ailleurs, pour ceux qui se souviennent de ses débuts en compétition compliqués, lorsqu'il s'énervait seul sur son bateau et "ramassait les bouées", comme on dit dans le jargon, c'est-à-dire se faisait battre très largement par manque de confiance, d'expérience et, justement, de calme. C'est tout l'inverse aujourd'hui, malgré les enjeux énormes d'avoir à gérer un Imoca flambant neuf, sponsorisé par l'Occitane en Provence, et une première circumnavigation solitaire.
Mais ce n'est pas un hasard non plus. Le skipper, dont le port d'attache est basé à la Trinité-sur-Mer (Morbihan), a pris les choses en main pour que son émotivité naturelle ne vienne pas parasiter son esprit pendant ce Vendée Globe, où la moindre perte de lucidité peut déboucher sur une erreur stratégique qui elle-même peut s'avérer fatale. Après sa victoire sur la Route du Rhum 2018 (en multicoques), il a fait appel à une vieille connaissance, le préparateur mental Ronan Lafaix, pour l'aider à préparer son projet faramineux de Vendée.

"Je suis comme un animal : je vis le moment présent"

Entraîneur reconnu dans le monde du tennis, Ronan, dont la méthodologie consiste à induire des techniques de sophrologie et d'hypnose ericksonienne directement sur le terrain (ou, en l'occurrence, sur le bateau), a donc fait équipage avec le skipper nantais pendant près de deux ans. "La principale problématique d'Armel, c'est qu'à la base, ce n'est pas un compétiteur, il n'appréciait pas l'adversité, explique celui qui a notamment bâti sa réputation en emmenant le tennisman Stéphane Robert au plus haut niveau, mais aussi en collaborant avec des joueurs comme Gilles Simon ou Corentin Moutet. En fait, quand il a intégré la Classe Figaro, il faisait un peu un complexe par rapport à tous ces marins dont il estimait qu'ils avaient un cursus bien plus étoffé que le sien. En plus de la peur de la casse, qui est la principale peur du marin, il a beaucoup fallu travailler là-dessus."
Chose faite au cours de longues séances de méditation, de visualisation (du grand Sud justement) ou simplement de discussions autour de la connaissance de soi et de la nécessité de lâcher prise. Discussion qui ont manifestement fait leur effet quand on voit la zénitude avec laquelle Armel semble aborder les éléments parfois déchainés.
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Selfie pris par Armel Tripon pendant le Vendée Globe.

Crédit: From Official Website

"Avec toutes les galères que j'ai eues en début de course, j'aurais pu me laisser abattre. Mais je suis resté solide. Je ne veux plus me laisser apitoyer par une météo compliquée, un classement foireux ou une vitesse insuffisante parce que là-dessus, je n'ai pas de prises, nous enseigne le coursier du grand large, dont la voix est bercée par le doux bruit des vagues en fond sonore. Je m'occupe de ce que je peux faire, je règle mon bateau, je répare les casses s'il y en a, je cherche la meilleure option météo... Qu'est-ce que je peux faire de plus ? Au fond, c'est une vision assez pragmatique des choses. Je suis comme un animal : je vis le moment présent. Et ça me plaît beaucoup."
Finalement, c'est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases, comme dirait Maître Folace dans les Tontons Flingueurs. On les dit taiseux, rétifs à exposer leurs sentiments et ce ne sont certainement pas eux que l'on imaginerait les plus adeptes de la confession psychologique. Mais le cas d'Armel Tripon n'est pas, ou plus, isolé. De plus en plus de skippers ont recours à la préparation mentale pour exercer leur sport qui demeure, ne l'oublions pas, l'un des plus dangereux qui soit. Un sport où la peur est omniprésente, même s'il s'agit d'une peur très différente de la plupart des autres sports. Une peur plus instinctive, plus animale, mais qui n'évite toujours pas le danger.
Mieux vaut donc savoir la dompter, peut-être même en faire une alliée, quand on sait que c'est dans sa gestion que se fait généralement la différence. Surtout dans une course aussi exigeante et concurrentielle que le Vendée Globe. Et surtout dans le grand Sud, cette planète vierge et sauvage où le danger rôde à chaque coin de vague. Là où les marins, plus que jamais, se retrouvent seuls face à eux-mêmes.
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Ronan Lafaix et Armel Tripon lors de la préparation pour le Vendée Globe.

Crédit: From Official Website

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