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Jacky Ickx, du départ en marchant au triomphe en 1969 : "Si j'avais eu tort, j'aurais dû être puni"

Gilles Della Posta

Mis à jour 09/06/2023 à 13:59 GMT+2

Jacky Ickx a été surnommé "Monsieur Le Mans" pour ses six victoires dans la Sarthe, avant le recordman Tom Kristensen, lauréat à neuf reprises. Pour Eurosport, il revient sur son premier triomphe, en 1969, où tous les sentiments se sont confondus. De sa marche de protestation jusqu'aux trois dernières heures d'un duel intense. Même si sa préférence va à l'édition 1977.

Ickx : "La mort de John Woolfe a changé le départ des 24h du Mans"

Qu'est-ce a fait que ces 24 Heures du Mans 2023 sont une course si particulière ?
Jacky Ickx : Sans aucun doute cent ans d'histoire, d'aventures, de recherches, de découvertes techniques. Plusieurs générations d'organisateurs, de coureurs, de publics passionnés ont rendu cet événement possible. Oui, cent ans c'est vraiment exceptionnel aujourd'hui.
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La marche triomphale d'Ickx, serial loser, Toyota maudite : Les incroyables des 24 Heures du Mans

Quel rôle avez-vous eu en 1969, lorsque vous avez décidé de rejoindre votre Ford en marchant lors du départ ?
J.I. : La caractéristique du Mans à l'époque, ce n'est pas une grille de départ conventionnelle. C'est vraiment le "départ Le Mans". Il est unique, parce que vous rangez votre voiture en épi d'un côté de la piste, vous faites un cercle au pinceau, vous mettez le numéro de la voiture correspondant en face. Le pilote se met dans son cercle de l'autre côté, le drapeau à damier s'abaisse et il court comme un fou pour partir aussi vite que possible.
En ce qui me concerne, et sans aucun doute pour le public, Le Mans 1969 est particulier parce que la victoire reste indécise jusqu'à la fin. Le public a vécu pendant trois heures une finale très exceptionnelle. Le charme des 24 Heures du Mans, c'est évidemment le fait que je décide de marcher à ma voiture, donc je suis seul en piste à un moment donné. Je dois presser le pas à la fin car les autres sont déjà en train de partir. Mais (le charme) c'est surtout de finir premier.
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Les vainqueurs Jacky Ickx et Jackie Oliver (Ford GT40) à l'arrivée des 24 Heures du Mans 1969

Crédit: Getty Images

On m'attribue volontiers d'avoir changé le "départ Le Mans", ça n'est pas exact. Je n'ai été que l'inspiration sur le fait de partir non attaché dans une voiture de course qui va aller à 300 km/h, et plus dans la ligne droite des Hunaudières. C'est un vrai défi d'essayer de mettre la ceinture pendant ce relais ou dans la ligne droite. Je n'y suis pas arrivé. Celui qui a changé le départ, c'est John Woolfe, qui se tue dans le tour 1, non attaché. Le "mérite" - si j'ose dire - lui revient entièrement. Je n'ai été qu'une petite inspiration là-dedans. Certes dans une belle histoire après, mais la tragédie a changé le type de "départ Le Mans".
Ne vous êtes-vous pas dit "On a sauvé des vies après !"
J.I. : J'ai le sentiment que si j'avais eu tort, j'aurais dû quelque part être puni. Or, il n'y a jamais eu de discussion. J'en déduis que c'était une chose incontournable dans le futur. Si ce n'avait pas été moi, c'est quelqu'un d'autre qui l'aurait fait.
Lors des départs en épi, les pilotes partaient non attachés.
J.I. : Oui. Je ne vais pas dire que c'était les débuts de la ceinture de sécurité, mais on ne porte pas la même attention sur ce détail tellement important. Sur 50 voitures au départ, 49 personnes sont parties sans s'attacher. Un était désobéissant et je tenais à m'attacher.
Comment fait-on pour prendre une telle décision ? A l'époque, vous n'avez gagné qu'un Grand Prix de Formule 1 et vous n'êtes pas le monument que vous êtes devenu. En traversant la piste en marchant, vous vous condamnez à gagner.
J.I. : Il ne faut pas trop en parler avant, il vaut mieux rester discret sinon je pense qu'on se fait taper sur les doigts avant, et après. Oui, si vous terminez deuxième, l'histoire est différente, totalement même.
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Ickx : "La jeunesse ira toujours plus loin que l'homme d'expérience"

Quelles qualités faut-il avoir pour gagner Le Mans ?
J.I. : La première condition d'endurance, c'est la machine. A cette époque, il en faut une qui a la capacité de terminer. Ce n'est pas la même voiture que celle d'aujourd'hui, dont on sait qu'elle va faire les 24 Heures sans difficultés. C'était de l'endurance il y a 50 ans, aujourd'hui c'est un Grand Prix de 24 heures. Il faut protéger sa machine. On ignore à l'époque si elle aura la capacité de finir la course. Les performances et les palmarès sont le résultat d'une équipe en amont qui conçoit une machine non seulement performante, qui tient bien la route, mais qui fait vingt-quatre heures. Cette image me plaît : le pilote est le sommet de l'iceberg - deux en l'occurrence en Endurance - mais l'essentiel est fait par des gens que vous ne voyez pas. Aujourd'hui c'est le même principe, mais comme c'est devenu un sprint, il y a trois pilotes.
Ça veut dire qu'il fallait être plus doux à l'époque ?
J.I. : Il fallait indiscutablement être plus doux avec sa machine, la respecter, l'amener à l'arrivée en fonction du déroulement de la course, c'est-à-dire des événements pour les uns et les autres, rouler d'une certaine manière à l'économie de telle sorte d'avoir une voiture performante si besoin à la fin. C'est le cas dans Le Mans 1969.
Qu'est-ce qu'on ressent quand on soulève le trophée des 24 Heures ?
J.I. : Je retiens deux choses de ces premières 24 Heures gagnées. Si on dit à un pilote "Vous n'allez gagner qu'une fois les 24 Heures", il signe tout de suite. Alors six fois, c'est beaucoup. Et neuf fois plus encore. Le détenteur du record de victoires au Mans est Tom Kristensen. A mon sens, c'est un record qui ne sera jamais battu. Il faut une satanée dose de réussite, dans la bonne auto. Dans les écuries, il y a toujours deux ou trois voitures, et une meilleure que les autres, on ne sait pas pourquoi. Elles sont préparées identiques, une collectionne les ennuis , la seconde en a un peu et une passe à travers tout. J'insiste aussi sur le fait qu'il faut un très bon coéquipier.
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Ickx : "Le record de Tom Kristensen ne sera jamais battu"

La victoire est surtout le partage de ce moment avec la foule passée des gradins à la piste. C'est une marée humaine. La voiture est prisonnière. Au mieux, vous êtes sur le toit avec votre équipier. Dans Le Mans 1969, il y a cette pression incroyable de ne pas savoir pendant trois heures qui va gagner. Les voitures ont quasiment les mêmes performances, les ravitaillements se font en même temps, les changements de pneus, de plaquettes aussi. Pendant ces trois heures, les deux voitures n'ont été séparées que par quelques secondes.
Pourtant, vous ne considérez pas 1969 comme votre plus belle victoire.
J.I. : Pour le public, 1969 est la plus fascinante. En termes de stratégie, il faut oser. Porsche a choisi un pilote d'expérience, un très grand pilote : Hans Hermann. Et chez John Wyer, on a choisi Ickx pour la fin. Quelle que soit l'expérience, il faut faire confiance à la jeunesse : elle ira toujours un rien plus loin que l'homme d'expérience. Quand vous êtes en vue de la victoire à 23 ans, vous freinerez toujours cinq mètres plus tard parce que vous avez la niaque et que le sport appartient aux jeunes.
En terme de course, personnellement, c'est 1977. Je suis avec Henri Pescarolo dans une voiture qui tombe en panne. Je suis réserviste dans la seconde, qui est 41e à ce moment-là, après trois heures de course. Avec une armada de quatre Alpine-Renault qui marchent du feu de Dieu. C'est formidable d'être le chasseur plutôt que le chassé. Parce que toutes les heures, on regarde le classement général et qu'on gagne cinq places, six places.
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Ickx : "C'est formidable d'être le chasseur plutôt qu'être le chassé"

Ce qui est fascinant aussi, c'est qu'on pense cette course perdue et qu'elle peut néanmoins se gagner. C'est fantastique : on n'a plus rien à perdre, on est dans une voiture qui n'a plus de contours donc tout se fait à l'oreille, et surtout on n'a plus de restrictions. C'est à fond !
En course, on peut être au top mais aussi se sublimer. On en a quelques-unes dans sa vie. Tout vous réussit, on peut aller plus loin qu'aucun autre. La sublimation peut se transmettre aux autres pilotes, aux mécanos qui font des interventions incroyables ; aux ingénieurs, à votre entourage. Une course perdue est devenue une course gagnante. La dernière Renault a abandonné au petit matin. Et après avoir tiré tout ce qu'on pouvait de la machine, la dernière heure a été un chemin de croix. Elle marchait sur cinq cylindres au lieu de six. La question était de savoir quand elle allait décider de s'arrêter. Heureusement, Jürgen Barth a eu à le faire (le dernier relais).
Est-ce que Toyota reste pour vous le favori de ce centenaire ? On a l'habitude de dire que Le Mans choisit son vainqueur.
J.I. : Toyota part probablement favori. Ils ont une histoire au Mans, c'est le moins que l'on puisse dire, avec des extrêmes. Personne n'oublie la voiture qui s'arrête dans le dernier tour devant le box, en panne (en 2016) ; on passe des sourires aux pleurs. Mais derrière, il y a beaucoup de concurrence : Ferrari, Porsche, Peugeot sont de retour, Glickenhaus est là, Acura, Cadillac… D'habitude, le combat était réduit à deux constructeurs. Ici, nous en aurons au bas mot six. Ça va être en principe une course fabuleuse. On ne vit qu'un centenaire.
La présence de Ferrari et Porsche ramènent à votre époque.
J.I. : J'appartiens à une époque où les pilotes étaient avant tout des mercenaires, raison pour laquelle j'ai roulé pour Ferrari en Formule 1 et Ford en Endurance. L'essentiel était d'être libre le week-end et de pouvoir tout faire. Tout le monde faisait de la Formule 2, du Tourisme, de la Formule 1 et de L'Endurance quand on arrivait au sommet. Aujourd'hui, vous ne pouvez plus vivre ça. Vous ne pouvez faire qu'une chose à fois car il y a l'exclusivité constructeur, et aussi l'exclusivité du sponsor de la machine.
Cette liberté m'a donné la possibilité de faire beaucoup de choses de façon différente, étape par étape. De la Canam, de la Formule 2, du Tourisme, du Proto, du Dakar… Le Tout-terrain est une discipline particulière, dont l'aspect sportif est fascinant avec une course de 12-14.000 km en trois semaines, qui donne un regard sur un autre continent, des gens qui vivent de manières différentes. Au lieu d'être captivé uniquement par la victoire, on peut avoir un angle de vue sur l'existence, l'existence des autres totalement différente. C'est-à-dire passer d'une vue à 15° sur l'automobile à 180°. Le résultat le plus extraordinaire c'est d'être sorti de tout ça, d'être vivant aujourd'hui et d'avoir eu cette bénédiction d'avoir traversé une époque compliquée, dans laquelle le talent n'intervenait pas mais surtout la chance.
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