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Armand Duplantis et les limites de la perche : course au centimètre, conséquences et… révolution ?

Simon Farvacque

Mis à jour 12/04/2020 à 11:18 GMT+2

Armand Duplantis, 20 ans, est la nouvelle star de la perche, dont il détient le record du monde (6,18m). Record qu’il paraît en mesure d’améliorer dans un futur proche, mais qui pourrait dépendre de facteurs extrinsèques. La deuxième partie de notre dossier traite d’un aspect susceptible d’influer sur la progression de "Mondo" : la stratégie du centimètre, que Sergueï Bubka a personnifié.

Bubka - Duplantis - Lavillenie

Crédit: Eurosport

Armand Duplantis a battu le record du monde du saut à la perche d’un centimètre. Habituez-vous à lire cette phrase. Il est probable que vous le fassiez régulièrement durant les années à venir. Voire les mois, si la crise sanitaire qui bouscule notre quotidien relâche son étreinte, et si le jeune Suédois parvient à s’envoler aussi efficacement en plein air qu’en indoor. "Mondo" a 20 ans, l’avenir devant lui et déjà le luxe de regarder tous les ténors de l’histoire de sa discipline de haut. Perché à 6,18 mètres.
6,18 mètres ? Et encore… "Sur ce saut-là (le 15 février à Glasgow, ndlr), on aurait mis 6,30m, je pense qu’il effaçait la barre", estime Stéphane Caristan, ancien recordman d’Europe du 110 mètres haies qui était également perchiste dans sa jeunesse. Gérald Baudouin, entraîneur national de la spécialité à l’INSEP, n’est pas aussi catégorique : "Le premier effet visuel peut être trompeur. On se dit : ‘Il y a de la place !’ Mais pour qu’il y ait de la place sur un saut à la perche, il faut qu’il y en ait devant la barre, au-dessus de la barre et derrière la barre." Mais il ajoute, admiratif devant le bond de Duplantis : " Ceci-dit, je pense qu’il y a au moins 6,22m ou 6,23m".
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Armand Duplantis franchissant 6,18m

Crédit: Getty Images

Ce n’est pas qu’une question d’argent

Mais pourquoi, dans ces conditions, n’améliorer sa marque qu’à coup de centimètre, au singulier ? La question peut sembler candide, tant la réponse la plus évidente est pécuniaire. En Ecosse, il y a deux mois, Duplantis a empoché un chèque de 30 000 dollars (soit 27 765 euros). Et comme le souligne Caristan : "Qu’il en fasse un ou dix (des records du monde, ndlr) dans la même journée…il ne sera pas payé dix fois." Cependant, d’après Baudouin, l’enjeu financier n’est pas le plus prégnant dans ce choix de progresser lentement.
"Pour moi, c’est un faux procès, déclare l’ancien perchiste devenu coach dans la discipline. Un procès qu’on ne ferait pas à un athlète de niveau moyen qui bat son record d’un centimètre." Mais pour l’athlète "moyen", les enjeux sont moindres. "Forcément, il y a un aspect lucratif, parce qu’à chaque fois, il y a des primes", admet-il d’abord, avant de prendre l’exemple de Sergueï Bubka, perchiste dont il était contemporain et symbole même de cette stratégie du centimètre, avec ses 35 records du monde (en plein air et en indoor confondus). "On en avait déjà parlé, il (Bubka) me disait que lorsqu’il battait le record du monde, il battait son record, que ce soit d’un centimètre ou plus, raconte Baudouin. S’il avait tout de suite fait 6,15m au lieu de faire 6 mètres… combien d’années aurait-il mis pour pouvoir rebattre son record ?"
Renaud Lavillenie a failli se tuer
Conserver un dessein raisonnable à court terme est un levier primordial pour le coach des perchistes de l’INSEP : "Quand on connait la difficulté d’avoir cette motivation, tout le temps, chaque jour à l’entraînement…" Mais cette réflexion n’intervient que dans un second temps selon lui. Une autre donnée psychologique influe sur cette façon répandue de gravir, à petits pas, les échelons du panthéon. "On a vu Renaud Lavillenie, quand il a battu le record du monde (6,16m à l’époque, le 15 février 2014 en salle à Donetsk, ndlr), il a voulu tenter une barre supérieure (6,21m). Il est retombé en dehors du tapis. Il a failli se tuer. Il avait eu un tel moment d’adrénaline, explique Baudouin, pour qui une phase de décompression est inhérente à une telle performance. Cela lui a juste coûté sa saison hivernale (en raison d’une blessure au pied gauche, ndlr) mais cela aurait pu être beaucoup plus grave."
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Lavillenie : "S’il y en a un qui peut avoir les boules, c’est bien Duplantis"

Bubka et l’éternelle interrogation

Reste donc la frustration concernant Sergueï Bubka. On ne saura jamais ce que "le tsar" aurait été capable de faire, sans ce parti pris. Pour Caristan, c’est limpide : "Il (Bubka) avait les 6,20m dans les jambes (…) j’en ai la certitude." Un son de cloche largement partagé. "Maurice Houvion (notamment entraîneur de Jean Galfione, champion olympique 1996, ndlr) disait toujours qu’il y a des sauts où Sergueï Bubka aurait pu franchir 6,20m, abonde Baudouin. C’est peut-être vrai…Mais en attendant, il ne l’a pas fait." Le champion d’Europe 1986 du 110 mètres haies s’aventure à imaginer la façon dont ce doute aurait pu être levé : "Ce qu’il aurait fallu faire, c’est peut-être remettre le record du monde à zéro pour qu’il fasse 6,25m un jour, 6,30m le lendemain, 6,18m le surlendemain, et que l’on voie son réel niveau au jour J."
D’autant plus que la grâce peut ne toucher qu’une fois. Caristan développe la dimension "one shot" du saut à la perche : "J’ai vu cet hiver un athlète – un Allemand je crois – battre son record de 15 ou 20 centimètres, parce qu’il était dans un bon jour, où il maîtrisait tout son sujet. Et ce n’est pas dit que cet été il fasse mieux, parce que c’est une donnée technique très particulière de maîtriser un engin." Pour un perchiste qui a un record à 5,50m, s’élever par tranches de 10 centimètres répond à la logique du concours. Pour quelqu’un qui tutoie les étoiles comme Armand Duplantis, c’est différent. Comme évoqué par Gérald Baudouin, l’optique d’une progression maîtrisée peut contribuer à maintenir la flamme. Mais le risque de le voir susciter le même goût d’inachevé que Bubka à l’issue de sa carrière existe.
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Sergueï Bubka, à Zurich en 1990

Crédit: Getty Images

"Imaginons qu’au lieu de mettre une barre…"

Pour remédier à la non-optimisation des sauts, Stéphane Caristan pense que la technologie entrera peut-être un jour en jeu : "Imaginons qu’au lieu de mettre une barre, vous mettiez un rayon qui balaie les poteaux de 5 mètres à 6,50m et que lorsque vous faites un saut, en fonction du rayon que vous avez effacé, vous avez la mesure de la hauteur." Et d’enchérir : "Il (Duplantis) a fait 6,18m, parce qu’il y avait une barre. Si on avait eu ces poteaux-là, on aurait su s’il avait fait 6,25m, 6,27m, 6,31m ou 6,33m."
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Et pourtant, il n'a pas manqué grand-chose à Duplantis pour passer 6,19m

L’ancien hurdler y voit une potentielle "solution". D’où lui est venue cette idée ? "Il y a deux hivers, ils ont fait une tentative lors d’une compétition de saut en longueur féminin, expose-t-il. Ils ont mis un espace d’un mètre de long pour avoir la place de déclencher une impulsion et ont mesuré le saut au pied." Mais Caristan explore un potentiel futur. Il n’en plaide pas la cause. "Le saut en longueur, c’est s’organiser pour prendre une impulsion à un endroit précis (…) comme il faut qu’il y ait une barre pour l’effacer. (Avec des réformes de cet ordre) on dénaturerait l’esprit des disciplines." Renaud Lavillenie ne l'envisage pas. Au-delà de la détérioration de l'ADN de sa pratique – "on a besoin d'une barre, c'est ce qui fait la beauté du geste" –, il note que "cela paraît complètement utopique, parce que ça ne pourrait être pratiqué que par des organisations qui sont riches."
Pour moi, ce ne serait plus réellement du saut à la perche
Une telle refonte serait-elle ainsi déplorable ? "Pour moi, ce ne serait plus réellement du saut à la perche, estime Baudouin. Parce que, le saut à la perche, cela reste de franchir la plus haute barre possible. S’il n’y a plus de barre, si on cherche à mettre le bassin le plus haut possible, il n’y a plus cette phase de franchissement." Le coach spécialiste de la discipline y voit, au passage, un problème sécuritaire. Même si la nécessité de franchir le plan vertical pourrait être imposée par les rayons en question, rien ne remplace le repère matériel : "Les athlètes chercheraient à avoir beaucoup de vitesse verticale et plus forcément de vitesse horizontale, sachant que pour moi ce serait un sport très dangereux parce qu’il faudrait toujours avoir le butoir… on pourrait avoir des difficultés sur la chute."
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Renaud Lavillenie, à l'œuvre, a du mal à imaginer la perche sans barre

Crédit: AFP

C’est donc une révolution compliquée à envisager. Mais que nos intervenants ne balaient pas totalement d’un revers de la main. "Il faudrait se dire : ‘On fait un record du monde de la hauteur absolue’, avance Baudouin, confirmant qu’il est réfractaire à la généralisation d’une telle mesure. Pour moi, c’est une autre épreuve." Aux yeux de Lavillenie, "ce ne serait pas le même sport" mais ce pourrait être une "exhibition 'marrante'." Caristan se projette quant à lui sur une potentielle conciliation : "A un moment donné, on s’habituera à ce qu’il y ait un faisceau qui va d’un poteau à l’autre et donc à sauter sans réel repère. Ou alors, avec la technologie, on peut envisager de visualiser tous les 5 centimètres un faisceau plus important qui laisserait imaginer une barre."
Stéphane Caristan se dit ainsi "plutôt traditionaliste et donc pour effacer une barre. Quitte à être frustré… comme cela a été le cas il n’y a pas longtemps." Et de conclure, tiraillé : "S’il n’y avait pas de barre, ce serait différent, ce serait autre chose. Mais on aurait la réponse. Ça c’est sûr." La réponse, Armand Duplantis ne l’apportera peut-être jamais. Mais c’est aussi le lot de sa discipline.
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Armand Duplantis, crédité de deux records du monde cet hiver

Crédit: Getty Images

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