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2 octobre 1980, le jour où Ali s'est enfoncé dans la nuit

Laurent Vergne

Mis à jour 07/10/2018 à 13:16 GMT+2

C'était il y a 38 ans, jour pour jour. Le 2 octobre 1980, Mohamed Ali, subissant déjà les premiers effets de la maladie de Parkinson qui le rongera jusqu'à la mort, remontait sur le ring pour défier le champion du monde, Larry Holmes. Son ancien sparring-partner. Une folie, une boucherie. Un combat où le pathétique le disputera au dramatique.

Larry Holmes vs Mohamed Ali.

Crédit: Getty Images

C'était il y a 38 ans. Mohamed Ali avait 38 ans. Quand arrive ce 2 octobre 1980, il est peut-être alors le sportif le plus aimé des Etats-Unis. Le temps des polémiques, celui de son refus de partir au Vietnam, de la perte de ses titres par décision de justice, tout ceci est loin. La décennie 70 a réhabilité Ali. Redevenu champion du monde des poids lourds, non pas une, mais deux fois, il a porté à bout de bras et de poings sa gloire plus haut qu'aucun autre boxeur avant lui. Pas même Joe Louis.
Mais Ali est rincé. Ses énormes batailles, contre Joe Frazier, Ken Norton ou George Foreman, ont usé son corps, qui, à certains égards, n'est plus celui d'un trentenaire. Larry Holmes, l'autre protagoniste de cette histoire, dit de lui qu'il avait "vieilli avant l'heure. A l'extérieur, il était encore flamboyant. Mais à l'intérieur, c'était déjà un vieillard." Une Ferrari toujours impeccablement lustrée, mais vidée de son moteur.
16 mois plus tôt, Ali a pris sa retraite. Un départ au sommet. En septembre 1978, il a pris sa revanche sur Leon Spinks pour devenir le premier poids lourd de l'histoire à conquérir trois fois la ceinture mondiale. Il aurait pu s'arrêter là. Il aurait dû. Mais au début de l'année 1980, il annonce son intention de remonter sur le ring pour repartir en quête du titre. Une folie.
Comment dit-on à quelqu'un d'arrêter la seule chose qu'il sait vraiment faire ?
Son idée est d'abord d'affronter John Tate pour le titre WBA, mais la défaite de Tate face à Michael Weaver bouleverse les plans du clan Ali et ceux de son promoteur, Don King. Finalement, c'est contre Larry Holmes, le champion WBC des lourds, que son grand retour est prévu. Après Kinshasa contre Foreman et Frazier à Manille, on parle du Maracana à Rio, devant 150 000 spectateurs. Finalement, c'est au Caesars Palace de Las Vegas que le combat aura lieu.
Personne ne le sait encore, mais Mohamed Ali ressent déjà les premiers effets de sa maladie de Parkinson. Un homme a tenté de mettre fin à cette mécanique infernale. Il s'appelle Ferdie Pacheco, son médecin. En 1977, après des tests médicaux, Pacheco comprend qu'Ali court à la catastrophe s'il prolonge sa carrière. Il écrit une lettre à Angelo Dundee, son entraîneur, à Herbert Muhammad, son manager, à Ali lui-même et à sa femme, Veronica. Il leur demande, à tous, d'arrêter les frais. "J'ai écrit : 'voilà ce qui va se passer. Si Mohamed continue, il n'aura aucune chance de vivre une vie normale après sa carrière, a raconté Pacheco, disparu fin 2017. Je n'ai pas eu de réponse. Pas un mot. Ils savaient tous que j'avais raison." Pacheco décide alors de démissionner et de descendre d'un train dont il redoute la destination finale.
Dans le remarquable documentaire consacré cet été à l'ancien champion dans le cadre des "Grandes Traversées", sur France Culture (à écouter absolument), le journaliste américain Robert Lypsite explique pourquoi Ali n'a pas voulu entendre ce signal d'alarme. "La seule personne qui ait vraiment essayé de le convaincre d'arrêter, c'est Pacheco, dit-il. Mais comment dit-on à quelqu'un d'arrêter la seule chose qu'il sait vraiment faire ? Et de toute manière, il y avait trop de gens qui lui mettaient la pression pour gagner de l'argent, et il avait une responsabilité vis-à-vis de son clan et de sa famille."

L'illusion du miroir

Ils sont nombreux à se nourrir sur la bête, à commencer par King. L'argent coule. Pour affronter Holmes, Ali se voit offrir huit millions de dollars. Holmes en touchera six. Le combat est baptisé "The Last Hurrah". Plus rien n'arrêtera la machine, branlante mais irrémédiablement lancée vers le précipice. Pour préparer le combat, Ali s'est adjoint les services de Marty Monroe, un bon boxeur. Ce dernier martyrise l'ancien champion du monde à chaque entraînement. Certains proches d'Ali s'inquiètent franchement.
C'est le cas de Gene Dibble. Depuis quelques années, il conseille "The Greatest" en matière d'investissements financiers. Affolé par ce qu'il a vu à la salle, il s'en ouvre auprès d'Angelo Dundee. La réponse de l'entraîneur lui fait froid dans le dos : "Oui, Mohamed n'est pas bien pour l'instant, mais la partie la plus importante de sa préparation, c'est son miroir. Chaque matin, il se regarde dedans, et ça lui donne confiance. La confiance, c'est tout ce dont il a besoin." "Mais Angelo, il lui faudra beaucoup plus qu'un miroir, pour battre Holmes", répond Dibble, sidéré.
En réalité, si la raison impose à chacun des craintes légitimes, la foi en Ali et la foi d'Ali en lui-même étaient telles que l'impossible paraissait possible. Souvenez-vous de Foreman. Il devait détruire Ali, le massacrer. Mais c'est lui, à Kinshasa, qui avait mordu la poussière. Alors, pourquoi pas Holmes ? Parce que six années avaient passé.
La perspective du combat inquiète jusque... dans le camp adverse. Larry Holmes n'est pas un rival comme les autres. S'il est aujourd'hui champion du monde, il doit beaucoup à Ali, dont il a été le sparring pendant quatre ans. "Pour moi, c'était dur de l'affronter, parce qu'il était mon ami, a avoué Holmes dans un entretien au magazine Ring dans les années 90. J'avais 21 ans quand je suis devenu son sparring. Vous imaginez, pour un gamin, ce que ça représentait de travailler avec 'The Greatest' ? Il est l'homme qui m'a donné un boulot, qui m'a tout appris de la boxe. Il m'a fait grandir de 20 centimètres."
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Lazrry Holmes et Mohamed Ali prenant la pose, avant leur combat du 2 octobre 1980.

Crédit: Getty Images

Deux milliards devant leur télé, 24000 au Caesars Palace

C'est peu dire que Larry Holmes n'est pas emballé à l'idée de défendre son titre contre son ancien mentor. Non parce qu'il redoute de perdre sa ceinture, mais parce qu'il craint de lui faire mal. "L'esprit de Mohamed avait fixé un rendez-vous que son corps n'était plus capable d'honorer", glisse-t-il dans une formule aussi juste que cruelle.
Deux jours avant le combat, Holmes est paniqué. Il va voir Jerry Izenberg, célèbre journaliste new-yorkais qui a suivi toute la carrière d'Ali. "Jerry, lui dit-il, ça va être horrible. Ali n'a plus rien, c'est de la folie ce combat." Il lui pose ensuite cette question surréaliste : "Est-ce que ce serait mal si je donnais tout dans le premier round, pour bien marquer les esprits, avant de lever le pied et juste contrôler ?" "Il avait peur de faire mal à Ali, tout simplement", explique Izenberg.
Pour les médias, le public, chacun donne le change. Ali, fidèle à lui-même, a la gueule grande ouverte. "Je suis comme un dingue, clame-t-il. Je suis arrivé au point où c'est la vie ou la mort. Je suis comme un kamikaze, plus rien ne pourra m'arrêter. Holmes ne pense qu'à sa maison, sa femme, ses gosses, sa belle maison et sa piscine. Moi, je ne pense qu'à la victoire." La métaphore du kamikaze n'est qu'à moitié juste. Le kamikaze accepte de mourir, mais il détruit aussi l'ennemi. La mission suicide d'Ali ne fera qu'une victime, lui-même. Holmes réplique sur le même mode : "J'en ai marre d'être comparé à Ali. Il n'y a plus à nous comparer. Je suis le champion, je suis le plus jeune et je suis le plus fort. J'ai hâte d'être au combat pour le détruire."
Le 2 octobre 1980, l'événement de Las Vegas est aussi monumental que le combat sera dérisoire en termes d'intérêt. C'est le 60e de la carrière de Mohamed Ali. Le 36e de Larry Holmes, toujours invaincu. Deux milliards de téléspectateurs sont annoncés. Un stade à ciel ouvert a été monté en moins de quatre semaines sur le gigantesque parking du Caesars Palace. Ils seront plus de 24000 à assister au combat, pour une recette supérieure à six millions de dollars, un record à l'époque.
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Le combat Holmes - Ali du 2 octobre 1980.

Crédit: Getty Images

L'autopsie d'un homme encore en vie

La soirée est un peu fraiche, mais agréable, dénuée de vent. A 20h07, Ali monte le premier sur le ring suivi, sept minutes plus tard, par son ancien sparring-partner. "Ali ! Ali ! Ali !" hurle le public, tout acquis à la cause de la légende. "Je te veux, je te veux maintenant", beugle le challenger de 38 ans, regard noir vers Holmes, qui l'ignore sagement. Il faut retenir Ali, prêt à se jeter sur son adversaire avant même le début du combat. Le cirque dure plus de cinq minutes. Il est encore temps pour lui de faire le show, de voler la vedette. Quand le gong aura retenti, Ali deviendra spectateur de sa propre déchéance.
Le premier round donne le ton. Ali, amaigri (il invoquera un traitement à la thyroïde pour expliquer sa perte de poids) n'y donne quasiment pas le moindre coup. Transformé en punching-ball, il encaisse. Provoque, aussi, à l'occasion. Mais il n'a plus les jambes ni la verve de Kinshasa ou de Manille. Treize jours plus tard, dans Sports Illustrated, il dévoilera l'état d'esprit qui était le sien après ces trois premières minutes : "Tout ce que je me disais après le 1er round, c'était 'mon dieu, il en reste 14.' Je n'avais rien, plus rien. Je savais que c'était sans espoir. Je savais que je ne pouvais pas gagner et je savais que j'abandonnerais pas. J'ai regardé Holmes de l'autre côté du ring, il allait gagner ce combat mais il allait falloir qu'il me tue pour me sortir du ring."
Après quatre rounds, Mohamed Ali, œil fermé, a l'air d'un vieillard. Angelo Dundee tente de le motiver à chaque round mais, comme il le dira, "on ne peut pas faire jaillir de l'eau d'une bouteille vide". A la 9e reprise, Holmes enchaine un direct du droit ultra-rapide avec un uppercut (à 12 minutes et 5 secondes sur la vidéo ci-dessous). "The Greatest" repose alors sur les cordes. L'image est pathétique. Malgré tout, il ira au bout du round. En pleine promotion pour son film, Rocky II, Sylvester Stallone résumera le sentiment de beaucoup : "C'était comme assister à l'autopsie d'un homme encore en vie."
Au bord du ring, Jerry Izenberg est terrifié par ce qu'il vient de voir. "J'essayais de faire mon boulot, d'être professionnel, mais j'étais pétrifié. Quand je l'ai vu reposer sur les cordes, je me suis dit 'ne le laissez pas se faire du mal comme ça', je voulais que quelqu'un arrête le combat. Puis, machinalement, je me suis levé et j'ai hurlé 'arrêtez le combat !'"
Izenberg sera exaucé trois minutes plus tard. Au terme d'une 10e reprise où Holmes se contente de gérer, Angelo Dundee arrête enfin les frais. Drew Bundini, homme de coin et assistant d'Ali, a les joues couvertes de larmes. "Non, encore un round, laisse-le encore un round, il peut le faire", lance-t-il à Dundee. "Dégage de là, c'est moi qui décide, il ne peut plus", réplique Angelo. Cette fois, c'est terminé. Enfin. "Ceux qui se sont massés au Caesars Palace ne sont pas des amoureux de boxe mais des voyeurs", pestera le Washington Post.
Champion, tu dois me promettre une chose, maintenant : ne remonte plus jamais sur un ring
Mohammed Ali subit la quatrième défaite de sa carrière. Pour la première fois, il est battu autrement que sur une décision des juges. Si Ali aura été admirable ce soir-là, c'est dans sa détermination à ne pas tomber. Il a refusé cette chute, au sens propre et figuré. "Je n'avais jamais vu Mohamed avoir peur, dira plus tard Larry Holmes. Et pendant ce combat non plus. Même dominé, même à 38 ans, il n'avait pas peur. Pendant tout le combat, il continuait de me parler, essayait de me rendre fou." Si Ali n'est pas tombé, c'est aussi parce que Holmes, fidèle à ce qu'il s'était promis, l'a épargné autant qu'il le pouvait. "Je l'ai vu dans le vestiaire après le combat, révèlera Robert Lypsite. Il pleurait. Et ce n'était pas de joie."
L'air hagard de Mohamed Ali : la cruelle couverture de Sports Illustrated.
Plus tard, dans la nuit, Larry Holmes rend visite à Mohamed Ali dans sa chambre d'hôtel. "Je lui ai dit qu'il était toujours le plus grand et que je l'aimais, et dans les deux cas, j'étais sincère", confie-t-il dans la biographie de Thomas Hauser, "Mohamed Ali, sa vie et son temps", parue en 2008. "Je me sentais mal, vraiment mal, même si j'avais gagné", poursuit Holmes.
"Est-ce que ça va, champion ? Je ne voulais pas te faire de mal", dit Holmes. "Alors, pourquoi tu l'as fait?", répond Ali en souriant péniblement. Voyant l'homme qui venait de le tabasser sincèrement affecté, il enfonce le clou. Sa (seule) façon à lui de faire mal : "Mec, je t'ai tout donné, j'ai fait de toi mon sparring-partner, je t'ai appris comment combattre, et regarde ce que tu m'as fait !" Devant la tête de Holmes, il ajoute : "Maintenant, je vais être obligé de revenir pour te botter le cul." Et il se met à chuchoter, de plus en plus fort : "Je veux Holmes, je veux Holmes, je veux Holmes !" Alors, Larry a souri. Puis, redevenant sérieux, il a dit à Ali : "Champion, tu dois me promettre une chose, maintenant : ne remonte plus jamais sur un ring."
Mais Ali n'écoutera pas. 14 mois plus tard, à Nassau, lors du trop bien nommé "Drama in Bahamas", le champion déjà déchu et l'homme déjà malade repartiront une dernière fois au combat, pour une dernière défaite, face à Trevor Berbick. Ajoutant de la souffrance à la souffrance, du drame au drame, et de la tristesse à la tristesse.
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A la reprise du combat au 11e round, Mohamed Ali ne quitte pas sa chaise. Larry Holmes lève les bras.

Crédit: Getty Images

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