Christian Prudhomme, directeur du Tour de France : "La triche existe partout"
De passage à Eurosport en fin de semaine dernière, Christian Prudhomme a pris le temps d'évoquer les sujets qui secouent l'actualité du cyclisme. Le monoxyde de carbone, la sécurité des coureurs ou encore la folle saison de Tadej Pogacar en 2024 et et le Tour de France 2025 où le Slovène retrouvera son meilleur rival, Jonas Vingegaard. Entretien.
Prudhomme sur le duel Vingegaard-Pogacar : "J'ai cru à la théorie de la bascule au Lioran"
Video credit: Eurosport
C'est l'actualité, l'Union cycliste internationale (UCI) a annoncé sa volonté d'interdire le monoxyde de carbone. Y avait-il urgence à se positionner sur cette question ?
Christian Prudhomme : Ils ont parfaitement raison. On est dans des zones grises. Ce n'est pas interdit donc, pour certains, ça peut être autorisé. D'ailleurs, certains ne s'en cachent pas et d'une certaine manière, ils ont raison puisque ce n'est pas interdit. Mais on voit mal comment ça peut faire du bien à la santé. Donc bien évidemment que la demande de l'UCI, auprès des patrons d'équipe, qui redouble celle du Mouvement pour un cyclisme crédible (MPCC), à l'agence mondiale antidopage (AMA) est légitime. Mais on sait aussi parfois, et on l'avait vu dans le cas de Nairo Quintana il y a quelques années, qu'il y a un écart parfois de deux ans, voire plus, entre une décision du cyclisme et la décision internationale de l'AMA.
Romain Bardet avait évoqué avec nous ce sujet récemment, dans une interview. Selon lui, il est "illusoire de croire que c'est le bon vouloir et l'éthique irréprochable des coureurs et des équipes, qui vont permettre une régulation saine du milieu". Êtes-vous êtes en phase avec cette vision un peu pessimiste ?
C.P. : Dans la vie, si ce n'est pas interdit, c'est autorisé. Quand c'est autorisé, les gens y vont, même si c'est une zone grise. La régulation des zones grises est toujours compliquée mais ce n'est pas une raison de ne pas lutter. C'est un combat de longue haleine, sans aucun doute. Après, il peut y avoir un décalage avec les gens, les amoureux du sport, qui ne comprennent pas ces différences. Quand on dit : "il a pris ceci ou cela", tout le monde se réfère logiquement, légitimement à l'Agence mondiale antidopage. Donc, parfois, il y a une incompréhension.
Cela veut dire aussi que les questions qui reviennent chaque année autour du maillot jaune du Tour de France sont légitimes.
C.P. : D'une manière générale, elles ne sont en tout cas pas illégitimes. On ne peut pas s'étonner que les questions reviennent. Ce qui peut toujours être agaçant, c'est que ce soit plus dans le vélo qu'ailleurs. En fait, la triche existe partout. Elle existe dans tous les domaines, bien au-delà du sport. Vous allez toujours avoir des gens qui vont essayer de tricher. Et là, en l'occurrence, on ne parle même pas de triche. C'est encore plus compliqué d'une certaine manière. Ce n'est pas formellement interdit.
La Safety car ? ça me paraît un peu folklorique
L'autre sujet du moment, c'est la sécurité. L'Association internationale des organisateurs de courses cyclistes (AIOCC) s'est réunie récemment, vous en avez parlé…
C.P. : On parle tout le temps de sécurité, depuis longtemps. Certains patrons d'équipe n'ont pas forcément bien compris que ce n'est pas une attaque contre eux ou les coureurs. Simplement, ça va trop vite. On ne peut pas prendre un km/h de plus tous les ans. Ce qui est capital, c'est de parler avec l'industrie du cycle. Ce sont eux qui ont des solutions. Bien évidemment qu'un coureur essaye d'aller le plus vite possible, on ne peut pas imaginer ça autrement... Il faut imposer des règles. On a bien vu que les organisateurs ne sont pas les seuls responsables. On avait tendance à dire "c'est la faute du parcours". Oui, mais le problème, c'est que ça se passe quasiment tout le temps dans les 40 derniers kilomètres. Ça veut donc dire que c'est aussi en fonction de l'attitude des coureurs.
On a entendu une proposition de Safety Car comme en Formule 1...
C.P. : Je ne vois pas très bien comment ça serait mis en place. D'autant plus que c'est d'une certaine manière, ne pas savoir comment ça fonctionne. Parce que si vous avez un pépin, vous mettez les deux voitures de direction de course et d'assistance de direction devant et ça correspond à ça. Donc en fait, ça existe déjà depuis longtemps. C'est une interprétation qui me paraît un peu folklorique.
En parlant de sécurité, il y a un phénomène de rajeunissement du public cycliste. Il s'est manifesté avec le virage Pinot, par exemple. Tout s'était bien passé ce jour-là mais l'accident n'est jamais loin…
C.P. : On a travaillé là-dessus. Surtout à Joux Plane, avec l'attaque de Pogacar, stoppée par la moto qui était devant (gêné, le Slovène avait dû couper son effort sur le Tour 2023, ndlr). Ce qui a été décidé à l'issue de ça, c'est qu'il ne resterait pas une moto qui représente l'ensemble des photographes et la moto du direct, mais uniquement cette dernière. Le Tour de mes rêves, c'est le Tour qui passe devant chez moi. On a tous envie de voir ces images formidables de champions qui traversent la foule, à condition que ça se passe bien. On est toujours un peu schizophrène. On a envie de cette foule. Mais un moment, il faut juste pouvoir passer et l'accident n'est jamais loin parce qu'il suffit de quelqu'un qui ne fait pas attention et le drame arrive.
Vous parliez de l'attaque de Pogacar : la même année il y a une voiture qui bloque les coureurs dans le Col de la Loze. On a dit que c'était la vôtre…
C.P. : Ce n'était pas du tout la mienne. Mon chauffeur ne se serait jamais permis de gêner. Le contraste a été spectaculaire puisqu'en 2020, c'était le Covid. Donc, on s'est retrouvé de quasiment rien en termes de public à un monde fou. On cherche énormément de nouveaux lieux mais la Loze, elle est tombée toute crue. Il y a eu le Tour de l'Avenir 2019. Bernard Hinault était sur place. Il m'a dit : "Christian, il faut que tu viennes voir ça !". On y est allé non pas sur le Tour de l'Avenir mais en catimini. On a dit à Thierry Gouvenou qu'il n'avait pas besoin de mettre 12 cols avant, que c'était assez particulier. J'avais dit à l'époque et je ne change rien à ce que j'ai dit : c'est le col du XXIe siècle. C'est vraiment ça. De telles ruptures de pente, en France, on ne les a pas à cette hauteur-là.
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Vingegaard stoppé dans la Loze après la chute d'une moto !
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Il y a une volonté d'installer la Loze, qu'elle puisse à son tour faire marcher la machine à rêves ?
C.P. : Bien sûr. Vous savez, moi je suis devenu journaliste grâce au Tour de France. C'est ça qui m'a fait rêver. Mon rêve, c'est que les gamins d'aujourd'hui et de demain rêvent du Tour comme le Tour m'a fait rêver. Donc, il faut des noms d'autrefois, le Tourmalet, le Galibier, des noms de la légende. Et il faut de nouveaux noms. L'Izoard, c'est extraordinaire. Quand on parle des plus beaux décors du monde avec le Tour de France ou les courses cyclistes, par rapport à tous les autres sports, c'est notamment la montagne. Vous allez au Maracana, au Bernabéu, c'est un stade, il y a une pelouse, ça ne veut rien dire. Même chose pour Wimbledon. Aujourd'hui, vous avez Galibier, Tourmalet, Ventoux, Alpe d'Huez. On ajoute la Loze et la Planche des Belles Filles. Elle n'est pas à 2 000 m d'altitude, ça ne fait pas 20 km de long mais c'est aussi, avec sa version Super Planche, quelque chose de très important dans la construction du Tour.
Ce jour-là, on a vu chez Vingegaard la peur rétrospective quand il gagne
Cette année, Romain Bardet a vécu un moment assez extraordinaire. Comment avez-vous vécu les 50 derniers kilomètres de cette première étape ?
C.P. : Magnifique. C'est une joie formidable. J'ai lu après, je ne le savais pas à ce moment-là, que Romain avait ciblé le premier week-end. Ça a été magnifique et puis c'est une telle récompense. Romain Bardet, simplement, l'énoncé de son palmarès… Deuxième et troisième du Tour, vice-champion du monde... Ce qui lui a manqué, un peu comme Raymond Poulidor autrefois, c'est plus une pointe de vitesse dans un petit groupe qu'autre chose. Je me souviens de sa première victoire d'étape sur le Tour par-delà les lacets de Montvernier (en 2015, ndlr). Il se trouve que Nicolas Sarkozy était dans la voiture. Il me disait : "il va gagner, il va gagner !". Et il avait gagné avec ses parents qui étaient à l'arrivée. C'est un champion d'exception. C'est quelqu'un qui est allé sans doute au maximum de ses capacités physiques et qui a une capacité à souffrir, à endurer la douleur incroyable. Quelqu'un de bien dont je me dis qu'un jour on oubliera peut-être qu'il a été coureur professionnel parce qu'à l'évidence il va réussir dans ce qu'il entreprendra demain.
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Un finish en apnée : l'arrivée victorieuse de Bardet
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Il a récemment évoqué Tadej Pogacar avec nous, assurant qu'il a parfois eu cette saison la certitude qu'il allait gagner telle ou telle course sans événement extérieur. Avez-vous partagé ce sentiment sur le Tour 2024 ?
C.P. : Dans la dernière semaine, oui. Moi j'ai cru à la théorie de la bascule au Lioran (Pogacar avait attaqué loin de l'arrivée avant de se faire reprendre par Vingegaard, finalement vainqueur de la 11e étape, ndlr). Vraiment. Non pas simplement sur l'arrivée mais sur l'attaque de Pogacar dans le Puy Mary et sur le fait que dans le Col de Perthus, Vingegaard a eu la capacité de revenir. Et puis, ensuite, au sprint alors que Pogacar était imprenable a priori dans ce genre d'arrivée. Ce jour-là, on a vu chez Vingegaard la peur rétrospective quand il gagne. Ça m'a vraiment frappé, il s'est dit : "j'ai gagné l'étape mais comment est-ce possible ?" Se disant : "j'ai failli être encore plus sérieusement blessé, je suis revenu et je gagne." Je me demande, alors que je l'analysais comme une bascule, si au contraire il n’avait pas déjà d'une certaine manière fini son Tour de France.
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Vingegaard : "Il y a trois mois, je ne m'en pensais pas capable"
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On a dit ici et là, d'autres pensent le contraire que le parcours du Tour 2025 convient plutôt à Jonas Vingegaard.
C.P. : C'est ce qu'on avait dit l'année dernière aussi. Je le comprenais parfaitement avec La Bonnette à 48 heures de l'arrivée finale. On avait pu constater jusqu'à l'été dernier qu'au-delà de 2 000 mètres, Vingegaard était supérieur. Cette fois-ci, on a un Tour en deux parties. Une première dans la plaine, si j'ose dire, en faux semblant parce que c'est vraiment une semaine pour les puncheurs. On espère avoir les favoris du classement général et les coureurs de classiques. Sur le grand départ du Nord, on a très vite pris le parti de ne pas aller vers les pavés. Thierry Gouvenou est allé chercher toutes les collines de l'Artois et des Flandres puis il y aura l'étape de Rouen, celle de la Suisse normande avec 3 500 m de dénivelé positif. Et enfin ce qui est devenu un classique : Mûr de Bretagne. La dernière fois, c'était ce moment incroyable d'émotion de Mathieu Van der Poel, pointant le ciel en pensant à son grand-père, Raymond Poulidor. Il y a une première semaine qui est faite pour des coureurs de son style, sans aucun doute.
L'ultra-domination de certaines équipes, certains coureurs, vous oblige-t-elle revoir votre parcours ?
C.P. : C'est très différent de ce qu'il se passait avant puisqu'avec la Sky, il n'y avait quasiment plus d'attaques. Maintenant, on est en train de se demander si ça n'attaque pas trop tôt. Je préfère nettement ce qui se passe aujourd'hui. Paradoxalement, la première semaine du Tour 2025 m'emballe. Ce n'est pas le cas de tout le monde, mais elle m'emballe parce que je me dis que cette semaine-là avec un tas de raidards et les coureurs d'aujourd'hui, elle va être plus intense qu'elle ne l'aurait été 10 ans avant, et qu'elle sera même peut-être plus intense que certaines étapes de montagne.
S'il y a des pancartes "allez Julian" et qu'il est là sur le Tour 2025 c'est encore mieux
Ces équipes qui dominent, faut-il les contraindre avec un budget limité ou une masse salariale limitée ?
C.P. : Bien sûr qu'on est pour une réflexion comme la plupart des patrons d'équipe. Pas les patrons des équipes les plus fortes, naturellement. Aujourd'hui, il y a une distorsion entre de l'argent qui vient d'une entreprise privée et des fonds qui viennent d'un pays. A un moment, si vous récupérez tous les meilleurs coureurs, tous les meilleurs juniors, tous ceux qui, à un moment, à 18, 19, 20, 21 ans, montrent des qualités, ça veut dire que les autres ne pourront pas lutter. Donc, bien évidemment qu'on voudrait une régulation.
Verra-t-on une nouvelle équipe sur le Tour de France 2025 ? Celle d'un coureur français maillot jaune, cinquième du classement général, vainqueur de six étapes et du maillot à pois par exemple…
C.P. : Je ne vais naturellement pas vous répondre. En revanche, on ne peut pas rester insensible à la présence ou pas de Julian Alaphilippe. Pour ce qu'il est, son palmarès, sa qualité de champion, le coureur qu'il est, un peu moins fort aujourd'hui, mais capable d'emballer le public en allant gagner une étape magnifique sur le Tour d'Italie. Et pour ce qu'il représente, d'enthousiasme, de sympathie, d'amour des gens. Au bord de la route, c'est "Julian, Julian, Julian" même quand il n'est pas là. Donc, s'il y a des pancartes "allez Julian" et qu'il est là, c'est encore mieux.
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Prudhomme : "On ne peut pas rester insensible à la présence, ou non, d'Alaphilippe"
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Vous parliez des pavés un peu plus tôt. Tadej Pogacar ne participera pas à Paris-Roubaix en 2025. Est-ce une déception pour l'organisateur ?
C.P. : Non, mais on a envie de l'avoir, c'est une évidence. Voir un champion qui gagne à la manière d'Eddy Merckx et qui est là de mars à octobre, de Paris-Nice au Tour de Lombardie, c'est formidable. Donc, qu'il tente un jour, parce qu'il n'a certainement pas dit non, d'être au départ de Paris-Roubaix, après avoir peut-être gagné Milan-San Remo, parce qu'il faudrait aussi qu'il le fasse, qu'il gagne les cinq Monuments, les trois grands tours, ce serait évidemment formidable. Ce qui est très impressionnant chez Pogacar aussi, c'est qu'il virevolte de manière hallucinante. Le sens de la trajectoire, c'est quelque chose de très impressionnant. Sur les deux premiers kilomètres du chrono du dernier Tour de France, en Côte d'Or, Thierry Gouvenou, qui était derrière lui, m'a dit que c'était étourdissant jusqu'à faire peur.
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