Romain Bardet : "Ma conception du métier n'était plus en phase avec celle du milieu"

Il ne reste qu'une préparation et une demi-saison à Romain Bardet avant la fin de sa carrière professionnelle sur route. Tout juste revenu du Japon où il est monté sur le vélo pour la dernière fois en 2024, l'Auvergnat de 34 ans s'est retourné sur un été particulier entre annonce de retraite et maillot jaune sur le Tour de France, sa conception du métier et les dérives du cyclisme.

Un finish en apnée : l'arrivée victorieuse de Bardet

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À partir du Tour de France, ce fut le bal des dernières fois pour vous. Votre carrière s'arrêtera au Critérium du Dauphiné en 2025… 
Romain Bardet : Le bal des dernières fois, c'est vrai. Il me fallait extérioriser une situation et un sentiment qui étaient sous-jacent depuis de longs mois, voire presque quelques années. J'ai voulu relancer ma carrière après avoir quitté AG2R mais j'étais parti sur un cycle de deux ans. Dès que j'ai passé mes 30 ans, j'ai fonctionné plutôt sur le court terme. Extérioriser, ça a été important. J'ai pu me projeter sans avoir besoin de le cacher. J'ai toujours eu cette idée de me dire, "ne fais surtout pas l'année de trop".  On a beau changer pas mal d'ingrédients au quotidien, on se trouve après 13 ans en World Tour dans une certaine routine. J'ai l'impression d'avoir un peu fait le tour et surtout exploré l'ensemble de mes capacités.
L'annonce a été faite avant votre dernier Tour de France. Était-ce volontaire pour dire adieu à cette course de la bonne manière ?
R.B. : Oui. Alors ça a été une heureuse coïncidence et une bonne surprise que ça se finisse comme ça, mais le fait est que les questions étaient devenues assez insistantes. J'avais un discours dans lequel je disais que je ne savais pas si je ferais une autre saison. Quand la décision a été prise, les contrats signés, il n'y avait plus aucune raison de ne pas le partager.
Avec le recul, avez-vous analysé ce qu'il s'est passé à Rimini, votre victoire, le maillot jaune ?
R.B. : C'est un peu le scénario rêvé mais ce n'est pas vraiment une surprise. Le résultat en lui-même est exceptionnel mais dans l'approche, dans le plan que je me faisais de ce premier week-end… Avec les armes qui sont les miennes, j'ai nourri énormément d'ambition sur ce week-end d'ouverture parce que je savais que c'était peut-être pour moi la scène idéale sur ce Tour de France. Après, de pouvoir le mettre en pratique et que les conditions extérieures soient réunies ce jour-là pour que ça se concrétise, ce sont des choses qui n'étaient pas vraiment sous mon contrôle. C'est une heureuse coïncidence.
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Van den Broek - Bardet, le coup parfait : le résumé de la 1re étape

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Votre entreprise ne correspond pas vraiment aux codes habituels. L'échappée n'avait pas une grosse avance, elle était vouée à se faire rattraper…
R.B. : C'est de l'instinct comme avec Mikael Chérel sur le Tour 2016. Ces moments-là, c'est inexplicable. Je sens la course. C'est un flash qui me dit de faire ça, des infos qui coïncident. Il y avait 1'30'' entre le peloton et l'échappée, je me sentais capable de les boucher, je vois tout le monde qui est un peu à la limite, de super jambes pour moi et voilà. C'est aussi cette préparation mentale, je voulais faire un gros coup sur ce premier week-end, c'était sûrement ma meilleure chance. Je demande deux secondes avant à la radio si je peux essayer, ils me donnent le feu vert et c'est parti.
La limite de ce qui était mentalement et physiquement supportable
Ce jour-là, votre destin est assez fou. Vous annoncez votre retraite, c'est votre dernier Tour de France et vous prenez le maillot jaune sur la première étape…
R.B. :  C'est clair, c'est incroyable. Je retombe sur (Frank) van den Broek. Il me dit : "Je suis mort, je te fais le tempo pendant 3 kilomètres, je m'écarte et tu finis tout seul". Je lui réponds : "Non surtout pas !" Je me suis mis devant dans les bosses à une allure qu'il pouvait tenir. Je voulais absolument le garder parce que je n'avais pas énormément de doute sur le peloton. J'adore Valentin (Madouas) qui était avec nous mais je voulais qu'on reste à deux coéquipiers. Ils sont revenus proche mais je pensais vraiment à gagner quand je suis parti. C'est incroyable ce qu'il a fait, c'est un bœuf, il m'a traîné dans le final. Tout ce qui se met bout à bout, c'est un peu ce qu'il reste encore de magique dans l'incertitude du sport.
Vous vous retirerez du peloton professionnel à 34 ans et quelques mois. Les sacrifices devenaient-ils trop importants par rapport à la récompense ?
R.B. : Ce ne sont pas les sacrifices ou alors si, cette vie d'hôtel en hôtel, d'aéroport en aéroport… Ce sont surtout mes limites physiques qui ont été, je pense, atteintes. Je peux toujours faire des résultats mais je ne remporterai plus de nombreuses courses chaque année. Il y avait la volonté d'anticiper un peu un déclin qui est inévitable et aussi d'être en rapport avec mes valeurs, mon éthique, mon hygiène personnelle et ma conception du métier qui n'est plus totalement en phase avec celle de mon milieu. Avant que cette dissonance ne soit trop importante, je crois qu'il faut savoir dire stop.
Auriez-vous pris la même décision si vous vous battiez pour le podium du Tour de France ?
R.B. : C'est une bonne question mais je pense parce que ça me demanderait encore plus maintenant. Un Top 5, c'est énorme à faire mais je suis incapable de vous dire qui a fait 4e et 5e du Tour cette année. Je fais deux fois 6e (en 2014 et 2018) et c'est passé totalement inaperçu. Il y avait peut-être moins de densité qu'actuellement, je le reconnais, mais je finissais les grands tours complètement exténué. J'ai joué les classements généraux pendant une dizaine d'années et c'était sans doute la limite de ce qui était mentalement et physiquement supportable.
Cet été, pendant le Tour de France, vous avez avoué "être enfin vous-même". Pouvez-vous nous expliquer ?
R.B. : Dans ma carrière, je me suis battu pour ce qui était certainement le plus noble, à savoir les classements généraux des plus grandes courses du monde. Mais pour y arriver, j'ai dû mettre en sourdine ce côté un peu plus primaire de courir à l'instinct. J'ai renié ma nature. Je ne le regrette pas, ça m'a permis de faire deux podiums sur le Tour mais j'avais un niveau physique qui m'aurait permis de gagner davantage d'étapes et de belles courses en suivant mes pulsions.
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Bardet : "Treize ans de ma vie... C'est fini, mon histoire s'arrête"

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Au tournant des années 2020, vous avez commencé à avoir ce discours de vouloir abandonner le classement général mais vous avez aussi donné l'impression de ne pas être vraiment capable de tout lâcher. Étiez-vous convaincu vous-même ?
R.B. :  Il y a eu des phases assez distinctes. En 2019, quand j'ai changé d'équipe, je crois que j'avais besoin de m'affranchir un peu de ça mais je suis retombé dans une dynamique collective et avec des gens qui croyaient vraiment en moi. En 2022, j'ai retrouvé des choses intéressantes et j'ai senti que, peut-être, je pouvais refaire un podium sur un grand tour. A partir de 2023, les années ont passé, la concurrence sur les grands tours a changé et l'âge faisant, il fallait se recentrer sur des objectifs atteignables.
Lilian Calmejane évoquait récemment se sentir "à l'étroit" dans le cyclisme actuel. Partagez-vous ce sentiment ?
R.B. : Beaucoup se trouvent dans la même situation mais on est tous à des phases de nos vies différentes. Je me reconnais beaucoup dans la jeune garde chez DSM, c'est ce que j'adorais aussi sur les premières années : augmenter la charge petit à petit, inclure de plus en plus de stages et de courses différentes parce qu'on est sur une trajectoire ascendante. Quand on a expérimenté tout ça sur 10 ans, on sait à quoi s'attendre.
Diriez-vous que c'était courageux de viser année après année la victoire finale sur le Tour ?
R.B. : Courageux ? Oui mais à un moment donné, je vais être honnête, c'était aussi la voie "royale". Tu es dans une équipe française et un peu le point névralgique d'un projet quand tu peux apporter ces résultats-là. Ça fait grandir toute une équipe, et c'est la compétition la plus dure et la plus noble qui soit. Finalement, je n'avais pas vraiment d'autres alternatives, ou je n'ai pas su me les créer. Si c'était à refaire, il y a eu des années un petit peu creuses à partir de 2018 où il aurait fallu que je me relance sur d'autres projets de grands tours, pas toujours pour le général mais pour me construire un palmarès un peu ailleurs.
2018, est-ce l'année où le rêve de remporter le Tour est devenu inaccessible ?
R.B. : Oui et non. J'ai un jour sans en 2018 mais je fais un Tour quand même assez solide. Je n'étais pas loin de gagner à l'Alpe d'Huez. On parle d'une pièce qui bascule du bon côté cette année à Rimini, mais personne ne se souvient que j'ai attaqué assez tôt au pied de l'Alpe, chose que je n'avais jamais faite en 2017 quand je finis sur le podium. C'est une des ascensions où je me suis senti le plus fort sur le Tour de France. 2018 a un peu été vécu comme une déception en interne chez AG2R. En 2019, j'ai mis les bouchées doubles sur la préparation et ça n'a pas payé. A partir de là, quand tu passes deux saisons sur le Tour de France à être en dessous, c'est difficile de s'en relever. 2020, ça partait bien mais c'était déjà l'avènement de la nouvelle génération.
Pogacar ? Honnêtement, ce n'est pas la même catégorie de poids
C'est à ce moment-là que les allures sont devenues folles…
R.B. : Bien sûr, c'est bien documenté. C'est difficile de trouver le ton juste pour en parler entre la vieille gloire qui se cherche des excuses pour ne plus occuper le devant de la scène et être conscient d'un phénomène d'accélération globale du cyclisme. En 2020, il y a l'étape qui arrive à Laruns et qui passe par le Col de Marie-Blanque. C'est le premier jour où je me suis senti dépassé en montagne. Je ne dis pas que je n'ai jamais été lâché avant, ça m'est souvent arrivé, mais là j'avais une bonne journée et j'ai vraiment senti qu'il y avait une vraie différence par rapport aux tous meilleurs. J'ai le flash de quand ils ont démarré, ça allait vraiment vite. J'ai connu les accélérations de Froome mais c'était quand même moins impressionnant.
Cette année 2020 marquait l'avènement de Tadej Pogacar. Comment jugez-vous sa saison 2024 ?
R.B. : Je ne sais pas quoi répondre. J'en fais abstraction. Honnêtement, ce n'est pas la même catégorie de poids. Je suis étonné mais, à la fois, il a mis bout à bout l'immense potentiel qu'on voyait en lui. Apparemment, il ne savait pas s'entraîner. Maintenant, il sait. Il met bout à bout un potentiel qu'on a vu ces dernières années sur ses deux premiers Tour de France qu'il gagne sur la classe. Il est tellement supérieur…. C'est difficile à expliquer. Je ne passe pas beaucoup de temps à chercher des explications. Même en étant contemporain et dans le milieu, on a le sentiment de ne pas vraiment être un de ses adversaires.
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Romain Bardet et Tadej Pogacar sur le podium de Liège-Bastogne-Liège 2024

Crédit: Getty Images

Avez-vous pris le départ de certaines courses sûr et certain qu'il allait gagner ?
R.B. : Oui, oui. Il y en a plusieurs, rien que de tête : les Strade Bianche, le Grand Prix de Montréal et les championnats du monde. J'étais intimement convaincu que sans incident mécanique ou quoi que ce soit pour lui, c'était réglé. 
Ce doit être un sentiment particulier, l'avez-vous déjà ressenti durant votre carrière ?
R.B. : Jamais, non. Il y avait quand même une certaine vulnérabilité qu'on trouvait un peu ailleurs, dans l'équipe par exemple. Là, on savait, même sur le Tour de France, que si on voyait les UAE s'agiter en tête de peloton dès les premiers kilomètres pour contrôler la formation de l'échappée, qu'il allait gagner l'étape derrière. Sur le Giro, pareil. C'est arrivé au bas mot une dizaine de fois cette saison.
Au-delà d'UAE, il y a aussi eu Visma l'an dernier. Certains coureurs sont-ils lassés de cette situation ?
R.B. : Oui et je le comprends complètement. A fortiori, quand tu es le leader d'une équipe, que tu as six mecs qui travaillent pour toi et que tu les payes à la fin avec une 6e ou 7e place, tu te poses des questions. Est-ce que tu es au niveau ? C'est le chemin dans lequel le cyclisme se dirige aussi à agréger les talents et les plus grosses masses salariales au sein d'une poignée d'entités. On se dirige vers un cyclisme où l'intérêt concurrentiel est fortement réduit.
Récemment, on parle de l'utilisation du monoxyde de carbone dans le peloton. Comment avez-vous réagi ?
R.B. : Honnêtement, je l'ai appris par la presse. On voit les études. Tout est possible. Je n'ai jamais eu écho de quoi que ce soit mais à la fois, je ne serais pas surpris. Il y a tellement de recherches qui sont faites avec l'idée d'optimisation de la performance… Il y a dix ans, on fondait plein de promesses autour de l'attitude. Tout le monde se mettait dedans, c'était un petit peu la panacée. On sait exactement où ça peut nous amener. Ce n'est pas étonnant qu'il y ait certains chercheurs, certaines équipes, acteurs du vélo qui recherchent ailleurs. Il y aura toujours la volonté de rechercher des avantages concurrentiels.
Comment vous positionnez-vous ?
R.B. : C'est l'intime conviction de chacun de placer le seuil de ce qui semble éthique, équitable dans la recherche absolue et désespérée du résultat final par rapport à ses valeurs. C'est comme les cétones, comme plein de choses, c'est sujet à l'interprétation. Et malheureusement, comme les règles ne sont pas clairement édictées, que cette interprétation est laissée à la discrétion de chacun et qu'on fait un sport ultra-concurrentiel où seule la victoire compte, il ne faut pas s'étonner des possibles déviances. 
Le monoxyde de carbone peut expliquer la trajectoire de certains qu'on ne connaissait pas il y a un an, un an et demi, mais c'est aussi un procès un peu facile à leur faire sans s'intéresser à leur trajectoire. Ces procédés sont documentés et c'est maintenant aux instances de décider si on les interdit ou pas, de faire des contrôles. C'est totalement vain dans un monde aussi concurrentiel avec autant d'enjeux économiques de croire que c'est le bon vouloir et l'éthique irréprochable des coureurs et des équipes qui vont permettre une régulation saine du milieu. C'est totalement illusoire.
Il y aussi un phénomène plus large de surmédicalisation du peloton…
R.B. : C'est pareil, c'est au niveau des cadres légaux d'avoir des chartes de déontologie strictes. Je n'ai jamais, par rapport aux personnes du milieu médical que j'ai pu côtoyer dans ma carrière et dans le sport, senti cette déviance. Culturellement, je trouve même que le cyclisme était dans une bien moins bonne situation au niveau de l'utilisation des médicaments quand je suis arrivé chez les professionnels que maintenant. Je crois qu'il faut intensifier encore la lutte et avoir des structures légales fortes que ce soit l'UCI, l'AMA qui prennent des positions et qui surtout soumettent les personnes qui encadrent et les coureurs à ce que finalement on veut faire du sport.
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