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La jeunesse au pouvoir : Tadej Pogacar, Remco Evenepoel, Egan Bernal… exceptions d’aujourd’hui et norme de demain ?

Mis à jour 03/03/2022 à 16:52 GMT+1

SAISON 2022 - Du haut de ses 27 ans, Wout van Aert ferait presque figure de papy. Sur les neuf courses World Tour disputées en 2022 (étapes comprises), sept ont été enlevées par des coureurs de 23 ans ou moins. Symbole de la révolution menée par Tadej Pogacar, cette entame rappelle la cure de jeunesse opérée par le peloton. Pourtant, le destin du Slovène doit-il faire figure de nouvelle norme ?

Tadej Pogacar, encadré par Remco Evenepoel (à gauche) et Egan Bernal (à droite) : trois jeunes stars du peloton / Montage par Quentin Guichard

Crédit: Eurosport

Qu’est-ce qu’un jeune coureur cycliste ? Vous avez deux heures. Tadej Pogacar, lui, a encore deux ans pour enrichir sa collection de maillots blancs du Tour de France. Une tunique pourtant réservée au "meilleur jeune" de la Grande Boucle, qu’il faut avoir moins de 25 ans pour briguer et qui n’a a priori pas vocation à être portée par le même homme chaque année. Sauf que le prodige slovène, double lauréat de la Grande Boucle à seulement 23 ans, est en train de faire bouger les lignes. Comme Egan Bernal juste avant lui. Comme Remco Evenepoel dans le même temps.
Difficile d’estimer à quel point ces trois coureurs symbolisent une évolution de leur sport, par leur précocité, ou font au contraire figure de trompe-l’œil, par leur talent générationnel. Frédéric Grappe, directeur de la performance au sein de l’équipe Groupama-FDJ, plaide plutôt pour la première option. "Considérez que le cyclisme n'était pas, jusqu'à ces dernières années, un sport ‘normal’. Pendant des années, il n'y avait pas d'entraîneur donc les athlètes s'entraînaient de manière très empirique. On faisait des kilomètres, on courait beaucoup", explique-t-il.
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Train de retard et "phénomène irréversible"

"Vous arriviez chez les pros, vous mettiez la charge d'entraînement, vous appreniez le métier et tout prenait du temps. (…) A 26 ou 27 ans, vous commenciez à être un bon coureur. Le vélo était décalé de quasiment dix ans par rapport aux autres sports", certifie Grappe. Il porte d'ailleurs un regard critique sur la façon dont la "petite reine" a longtemps fonctionné : "On faisait n'importe quoi avec les gamins. On apprenait le métier en étant pro. Ce n'était pas normal !"
"Maintenant en cadets, ils ont tous un entraîneur. En juniors, pareil. Les capacités de juniors ont été rehaussées d'une manière incroyable par rapport à il y a dix ou quinze ans. Tout a été décalé, aujourd'hui les jeunes de 19-20 ans sont déjà très bien préparés et hyper performants", considère celui qui est également chercheur en science du sport et enseignant à l’Université des Sports de Besançon. A ses yeux, "c'est normal qu'à 22 ou 23 ans vous soyez dans les meilleurs du monde si vous avez du talent."
"Je pense que c’est un phénomène irréversible. On tend vers une professionnalisation des coureurs de plus en plus jeunes, estime Hugo Viort, qui a tutoyé les pelotons professionnels, dans l’équipe La Pomme Marseille, avant de se tourner vers le cyclisme esport. Il y a encore dix ans, on n’aurait pas dit : ‘Un coureur de 21 ans va gagner le Tour de France’. Un coureur de 21 ans, surtout un Français, on se disait : ‘Il doit faire ses preuves, ce n’est pas grave, il apprend, c’est le métier'".
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Rebattre les cartes… ou les fausser ?

Voilà de quoi observer avec le sourire le changement que Pogacar ou autre Evenepoel illustrent autant qu’ils impulsent. Mais il y a un mais. "Il va y avoir de la casse, s’inquiète notre consultant Steve Chainel. Des garçons qui rêvent de devenir Tadej Pogacar ou Egan Bernal, qui arrêtent peut-être l’école à 16 ans pour faire 20 000 bornes (en une année) en juniors 1, 25 000 km en juniors 2… On ne parle que des stars. Il y a beaucoup, beaucoup de coureurs qui vont se péter la gueule et qui vont arrêter le vélo, dégoûtés."
"Lors du Tour de Bretagne (qu’il a couru fin 2021, NDLR) notamment, j’ai discuté avec pas mal de coureurs, des gamins qui sont dans des équipes continentales. Il y en a beaucoup qui ne passeront pas les trois ou quatre prochaines années sur un vélo, craint le membre des "Rois de la Pédale". Beaucoup ne sont prêts ni psychologiquement, ni physiquement. Le problème, c’est qu’on veut gagner du temps, on veut qu’un garçon de 21 ans soit prêt comme Evenepoel. Sauf que ce n’est pas Evenepoel qu’il faut regarder. Evenepoel rebat les cartes... voire fausse les cartes."
"On nous demande toujours plus : s’entraîner comme des pros, en temps, en intensité, en tout… mais en fait, on n’est presque pas payé. Il y a un véritable fossé, regrette Viort, 25 ans. Cela creuse les inégalités entre ceux qui sont détectés, suivis, accompagnés très jeunes, qui ont la possibilité d’avoir leurs parents ou des structures qui les aident financièrement, dans les déplacements, l’achat de matériel etc. et ceux qui doivent se débrouiller un peu tout seul et qui n’ont peut-être pas le plus gros moteur quand ils sont jeunes."
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"Connerie(s)" potentielles… dans les deux sens

"Aller chercher des cadets, à 16 ans, en se disant : 'Ce sont eux qui vont gagner le Tour à 21 ou 22 ans', pour moi, c’est une grosse connerie, parce que Evenepoel et Bernal sont des phénomènes, dans leur registre, ajoute Chainel. Attention à ne pas se comparer à ces garçons-là. Pour moi, ce serait une très grosse erreur de vouloir absolument les copier."
Ils cassent les codes. Ils peuvent casser le moral, aussi, comme l’exprime Hugo Viort. "Quand j’ai vu Pogacar en 2020... C’est l’année où il gagne son premier Tour de France et cela correspond à l’année où j’ai arrêté le haut niveau amateur, en fin de saison. Je me suis dit : ‘J’ai 23 ans et lui il gagne son premier Tour à 21 ans (à l’aube de ses 22 ans, NDLR)... OK."
L'inquiétude du prisme mystifiant, Frédéric Grappe la partage en partie : "Attention, avec Pogacar et Evenepoel vous avez affaire à deux super talents. Vous ne pouvez pas faire passer un junior de 18 ans directement en World Tour. C'est une lessiveuse. Eux, ce sont des super talents, il y en a très peu des comme ça. Le danger de demain est de faire croire que parce qu'ils ont réussi, tous les autres doivent passer par ce modèle-là. C'est faux." Mais le risque est réversible, d’après lui.
"Dans le vélo on dit : ‘Attention, vous allez le griller’. C'est une connerie. On grille quand veut stimuler tout le monde de la même manière. On va en griller certains et en freiner d'autres. C'est ça qui est extrêmement compliqué. Il faut connaître le potentiel de stimulation, le détecter, le comprendre", détaille-t-il.

Ne pas passer à côté d’un grand talent

Grappe développe son argumentaire avec un exemple concret : "Prenez un Pogacar et mettez-le dans une équipe continentale. Vous risquez de le freiner." Puis un exemple abstrait : "Pour vous donner une image, si vous avez 100 athlètes, certains ont un potentiel de stimulation à 50 volts et le meilleur monte à 300. Si vous stimulez celui qui est à 50, à 300 vous allez le bousiller. Mais celui de 300, si vous le stimulez à 50, il va s'endormir."
L’enjeu est de ne pas brider un Tadej Pogacar en herbe. Mais aussi de ne pas manquer un Primoz Roglic (lauréat de son premier Grand Tour l’année de ses 30 ans, certes après avoir commencé par le saut à ski). "Je pense qu’on passe à côté de plein de grosses pépites. On a failli passer à côté d’un Julian Alaphilippe par exemple en France", alerte Viort, concernant l’éclosion à un âge plus "classique" du double champion du monde, dans une équipe étrangère.
"Je me considère comme un sportif à maturité tardive, relate celui qui évolue à haut niveau sur la plateforme Zwift. J’en ai fait un peu les frais. A 19 ans, en termes de puissance, certains ont atteint une bonne partie de leur potentiel et d’autres ont encore une grande marge de progression." Il évoque aussi Romain Campistrous, ancien coureur d’AG2R La Mondiale : "C’est une machine de guerre… Il ne passera certainement jamais professionnel. Il l’a été il y a quelque temps, mais il ne le sera plus jamais, parce qu’il a 29 ans. Pourtant, il pourrait faire du bien à plein d’équipes."
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Chaque équipe World Tour devrait-elle avoir une "réserve" ?

Comme dans le football, chaque équipe veut son diamant. Pour ne pas rater le champion de demain, celui qu'il sera impossible de voler au rival, il faut aller le chercher tôt, très tôt même. "En juniors, les managers viennent choper les gamins", assure Grappe qui poursuit avec ce qui représente selon lui le principal danger de ce changement de paradigme.
"Ils veulent les mettre en World Tour s'ils n'ont pas d'équipe continentale. Parce qu'ils veulent les avoir sous la main. Je vais être honnête, je ferais peut-être pareil, concède-t-il. Un super gamin, il vaut mieux le mettre dans la World Tour plutôt qu'il parte ailleurs. C'est possible mais il faut lui faire un programme adapté." A la Groupama-FDJ, ce problème ne se pose pas puisque l'équipe dispose d'une "réserve" qui évolue dans les échelons inférieurs. Réserve que les coureurs peuvent quitter pour "monter" en World Tour le temps d'une course avant de la retrouver.
Je suis persuadé qu’on va aller sur des carrières ultra-courtes
Sans programme adapté, sans plan de carrière précis, et patience pour certains, le risque est grand. Steve Chainel, qui pense le cyclisme en pleine mutation, prophétise même un raccourcissement des carrières : "J’espère qu’on ressortira cet article dans vingt ans, nous dit-il. Je suis persuadé qu’on va aller sur des carrières ultra-courtes".
Mis plus tôt face à des charges de travail dignes de professionnels aguerris, les jeunes subissent aussi de plein fouet une autre évolution selon lui. "Il y a quinze ou vingt ans, Paris-Nice c’était le premier objectif. Maintenant, cela commence beaucoup plus tôt en Australie ou en Argentine. Puis ils finissent la saison fin octobre, début novembre… et certains veulent faire du cyclo-cross. Quand on voit le nombre de stages, le nombre de jours de stage, le nombre de jours en altitude, le nombre de jours de course..., énumère Chainel. Ce n’est pas possible d’avoir une constance comme ça pendant quinze ans. A un moment donné, il faut que le corps se régénère, qu’il y ait une période de récupération."
Une chose est sûre, la révolution est en marche. Si l'on a bien compris qu'il ne faudra pas faire des Pogacar, Evenepoel ou Bernal des modèles pour tout le monde, d'autres talents supérieurs viendront les imiter dans les prochaines années. Illustration avec cette entame de saison : Mark Cavendish (36 ans) et Wout van Aert (27 ans) ont levé les bras une fois chacun en World Tour, en 2022. Les sept autres succès comptabilisés dans l’élite l’ont été par des coureurs de 23 ans ou moins, "Pogi" en tête.
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Maillot blanc jusqu’à 23 ans ?

Aussi, la question d'un abaissement de l'âge pour être candidat au maillot de meilleur jeune sur le Tour ou ailleurs se pose. Notre consultant Nicolas Fritsch rejette l'idée d'une limite fixée à 21 ans mais penche pour un seuil de 23 ans, qui correspondrait à la catégorie espoirs : "Il suffit de prendre l’exemple de Pogacar. Il pourrait en gagner combien des maillots blancs du Tour de France ? Quatre, cinq, peut-être (quatre, NDLR). Ce serait un petit peu ridicule."
"Est-ce que cela sert à quelque chose d’avoir un Pogacar en jaune et en blanc, plusieurs années de suite ?, se demande Hugo Viort. Il a déjà le maillot de la montagne. Il ne lui manque plus que le maillot vert…". Tadej Pogacar n'en a sans doute pas fini de faire tomber des barrières. Derrière lui, une nouvelle génération débarque mais pour un Pogacar ou un Evenepoel, combien de destins brisés sur l'autel de la nouvelle norme ?
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Tadej Pogacar, en jaune, et Sam Bennett, en vert, sur le podium des Champs-Elysées - Tour de France 2020

Crédit: Getty Images

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